Paul Ricoeur


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Paul RicCBur

Ce Cahier a été dirigé par Myriam Revault d'Allonnes et François Azouvi

Ouvrage publié avec le soutien du Centre National du Livre

L'iconographie de ce Cahier est partJculièrement redevable qui a contribué à la sélectJon et

à Catherine Goldenstein

à la datatJon des photos, ainsi qu 'à j'identifïcatJon

des diverses personnalités et des circonstances de leur rencontre avec Paul Ricœur.

© Couverture, UlfAndersen/Gamma; 4" de couverture, © Lionel Charrier. Tous droits de traductJon, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays. © Éditions de l'Herne, 2004

22, rue Mazarine 75006 Paris W ISBN: 2-851-97-097-6

Sommaire

Avant-propos 9

Myriam Revault d'Allonnes et François Azouyi

Avant-propos

l

Témoigner

15

Paul Ricœur

Entretien recueilli à l'occasion de ses 90 ans par Nathalie Crom, Bruno Frappat, Robert Migliorini

La conviction et la critique

19

Jacques Derrida

26

Jean Starobinski

28

René Rémond

34

Rose Goetz

46

François Azouvi La Revue de métaphysique et de morale

II

Dire

51

Paul Ricœur

68

Jean Ladrière

Laparole. Donner, nommer, appeler

L amitié qui rassemble

Paul Ricœur à Nanterre «

Strasbourg »

Discours et communication

Expliquer et comprendre 5

78

Stanislas Breton

85

Marc de Launay

96

Jacques Dewitte

La philosophieface aux sciences cognitives Réflexions sur la traduction .

Clôture des signes et véhémence du dire. À propos de la critique du structuralisme de Paul Ricœur

III Lire/Interpréter 111

Jaakko Hintikka

1 20

André LaCocque

1 25

Jean-Claude Eslin

1 36

André Green·

1 40

Julia Kristeva

1 56

Pierre Bouretz

1 68

Michaël Fœssel

1 79

Françoise Dastur

N

Être soi

191

Lesphénoménologues ou les aventuriers de laformeperdue

À propos de l'herméneutique de Paul Ricœur Paul Ricœur lecteur de la Bible Paul Ricœur à Bonneval La narration en psychanalyse: des symboles à la chair

L 'Écriture entre la lettre et l'Être La lisibilité du monde. La véhémencephénoménologique de Paul Ricœur Volonté et liberté selon Paul Ricœur

Paul Ricœur et Bruno Clément

Faire intrigue, faire question : sur la littérature et la philosophie

205

Richard Kearney

219

Vincent Descombes

229

Olivier Abel

237

Andris Breitling

6

Entre soi-même et un autre : l'herméneutique diacritique de Ricœur Une philosophie de la premièrepersonne

Le discord originaire. Épopée, tragédie, et comédie L ëcriture de l'histoire : un acte de sépulture ?

246

Peter Kemp

Mémoire et oubli: de Bergson à Ricœur

256

François Dosse

27 1

Olivier Mongin

v

Juger/Agir

287

Paul Ricœur

307

Marc Crépon

315

Lieux, travail, devoir de mémoire chez Paul Ricœur

L 'excès et la dette. Gilles Deleuze et Paul Ricœur ou l'impossible conversation

LeJuste, lajustice et son échec Du « paradoxepolitique » à la question des appartenances

Frédéric Worms

Paul Ricœur entre la vie et le mal, ou les coordonfJées philosophiques du siècle

326

Marcel Hénaff

338

Antoine Garapon

351

Catherine Goldenstein

355

Bibliographie

3 57

Collaborateurs de ce Cahier

Remarques sur la Règle d'Or. Ricœur et la question de la réciprocité Comment lutter démocratiquement contre le terrorisme ?

Chronologie

Avant-propos Myriam Revault d'Allonnes et François Azouvi

S'expliquant sur la publication de Soi-même comme un autre ( 1 990), Paul Ricœur disait ceci : « C'est une réflexion qui vient très tard, à la fin sans doute de mon parcours philosophique. Parce que j'ai voulu régler mes comptes non pas avec les autres mais avec moi-même, c'est-à-dire avec tous ceux que j'ai croisés pendant trente ou quarante années de travailI. )} Dans ce propos, on reconnaîtra sans peine la façon de faire de l'homme et du philosophe. Régler ses comptes avec les aurres, voilà bien quelque chose de parfaitement étranger aux habitudes de Paul Ricœur ; mais régler ses comptes avec les autres dans son esprit, c'est-à-dire négocier avec leur œuvre là où celle-ci présente le maximum de résistance à sa propre pensée, voilà qui qualifie une manière philosophique suf­ fisamment originale pour qu'il vaille la peine d'y insister. Tous ses lecteurs le savent, et certains le lui ont reproché : il ri' est pas un livre dans son abondante production qui, à sa façon, n'entame un dialogue avec un ou plusieurs parte­ naires, comme si le philosophe avait une dette à l'égard de tous ceux qu'il a croisés dans ses lectures et qui l'ont incité à penser. La liste serait trop longue et fastidieuse de ceux, morts ou vivants, qui ont ainsi été conviés dans ses livres à débattre avec lui ; certains, du reste, sont sortis grandis de ce débat où le phi­ losophe a prêté plus qu'il n'y avait, donné plus qu'il n'avait reçu. Paul Ricœur est un lecteur si assidu qu'il n'a pas. fallu moins de trois volumes pour rassembler ce qu'il a appelé ses Lectures. Mais en un sens, ce pourrait être aussi le titre générique de toute son œuvre, des premiers ouvrages qui dialoguent avec Karl Jaspers et Gabriel Marcel, jusqu'aux tout derniers, Soi-même comme un autre, Parcours de la reconnaissance où ne se dément pas une exceptionnelle vigilance aux débats en cours. Aussi, lorsqu'il nous a fallu concevoir ce Cahier qui lui est consacr:é, avons-nous choisi de privilégier, plutôt que la chronologie ou la seule théma­ tique, une organisation qui fasse droit à la multiplicité de ces dialogues. Par le choix des auteurs pressentis et par le choix des sujets, nous avons souhaité donner 9

la mesure de cette immense polyphonie philosophique qu'est l'œuvre de Paul Ricœur. Polyphonie, non seulement au sens où cette œuvre travaille tous les grands philosophes de la tradition occidentale mais aussi au sens où elle entretient un dialogue soutenu avec les principaux théoriciens des sciences humaines du xx' siècle. Ce n'est pas la moindre de ses originalités, et c'est sans doute l'une des raisons de son extraordinaire audience, que d'avoir traversé les plus hauts massifs des sciences humaines contemporaines et d'en avoir tiré l'aliment phi­ losophique qui, parfaitement assimilé ensuite, a contribué à donner ces livres admirables que sont, par exemple, De l'interprétation. Essai sur Freud (1 965), La Métaphore vive (1 975), ou encore, pour sa réflexion sur la pratique historique, Temps et récit (1983-1985). On ne dira jamais assez ce que la philosophie a gagné, avec Paul Ricœur, d'avoir cessé de pratiquer l'endogamie stricte pour s'ouvrir au métissage raisonné. En tout cas de mordre sur les questions impro­ prement dites « de société » et de rencontrer ainsi les problématiques du monde intellectuel au sens le plus vaste. Mais là où d'autres se seraient contentés d'appli­ quer un zeste de philosophie à ces débats vivants, Paul Ricœur s'est donné la difficulté de faire entrer ceux-ci de plain-pied dans le grand dialogue philoso­ phique qui fait dialoguer intemporellement Aristote avec Kant, Bergson avec Descartes, Heidegger avec Platon. Les cinq parties dans lesquelles nous avqns regroupé les diverses contri­ butions de ce volume visent seulement à désigner les modes principaux de cette polyphonie : après une partie consacrée à quelques témoignages sur ce qu'ont été ses rencontres à la fois privilégiées et singulières et son rôle institutionnel l'ami, le professeur, le doyen d'université, le directeur de revue -, ce sont quatre rubriques où nous ont semblé pouvoir être rangés les grands types d'interlo­ cuteurs qu'a eus Paul Ricœur : les spécialistes du langage (Dire), les théoriciens de l'interprétation (Lire/Interpréter), ceux qui ont travaillé sur les questions de l'identité et de la personne - comment les nommera-t-on ? - (Être soi), les théo­ riciens et les praticiens de l'action juste (Juger/Agir). Et les philosophes, deman­ dera-t-on ? Ils sont évidemment présents dans toutes ces rubriques. Mais nous n'avons pas cru devoir, ici, revenir longuement et pour eux-mêmes sur tous les dialogues philosophiques noués par Ricœur depuis un demi-siècle. Il nous a semblé que ce serait là aiguiller le lecteur dans une fausse direction et revenir à l'idée d'une philosophie pour les seuls philosophes. Au contraire, nous avons voulu donner une indication de la richesse des débats dans lesquels Ricœur est entré et où il est, aujourd'hui encore, présent ; une indication aussi de la diversité des directions dans lesquelles cette œuvre invite ses lecteurs à regarder. Une telle diversité fait qu'il paraît difficile, à première vue, de dégager le fil conducteur autour duquel s'organise et se tisse l' œuvre de Paul Ricœur. Au reste, le terme de « polyphonie » indique que cette composition à plusieurs voix pourrait bien être une unité faite de dissonances. Ricœur sans doute ne le récu­ serait pas s'il est vrai que la continuité de son œuvre tient - paradoxalement à la discontinuité des problèmes qu'il a abordés et dont les « restes » ou les « résidus » ont fait rebondir la réflexion à venir2• C'est précisément parce qu'il est difficile - voire impossible - d'y tracer une « ligne » qu'on se risquera à qualifier cette œuvre immense et diversifiée d'« anthropologie philosophique ». On voudrait par là signifier par là plusieurs choses : d'abord que l'interlocution qui habite son œuvre ne fait pas seulement de Ricœur - comme on l'a parfois soutenu - un passeur. Certes sa pensée se nourrit de l'entretien indéfiniment mené avec les autres, morts et vivants, phi­ losophes et non-philosophes : signe à la fois d'une discipline intellectuelle et d'une méthode qui cherche constamment à réactualiser, à revivifier le passé pour en faire un passé ouvert, inachevable, inépuisable. Signe aussi, on n'y insistera

10

jamais assez, d'une attention à l'autre qui n'est pas seulement de l'ordre de l'écoute ou de la générosité mais philosophiquement constitutive de sa démarche. L'anthropologie philosophique déployée par Ricœur est une philosophie sans absolu qui - soigneusement distinguée de la foi et de l'interprétation bibliques - prend ses distances à l'égard de toute spéculation onto-théologique. Elle s'inscrit sur le trajet qui va, sans jamais les désunir, de l'homme faillible à l'homme capable. Dès les premiers ouvrages, évoqués ici par certains textes, la fragilité humaine - sa « vulnérabilité au mal moral » 3 - marque la disproportion constitutive de l'homme : entre finitude et infinitude. En un sens, tous les dia­ logues menés avec les autres sciences humaines (psychanalyse, linguistique, apthropologie, histoire), toutes les analyses conduites sous le signe du conflit des interprétations mais aussi de la discussion dans l'espace public peuvent être tenus comme une sorte d'arborescence de ce projet initial. Sans doute le dernier mot - s'il en est un - de cette anthropologie philo­ sophique du désir d'être doit-il être laissé aux multiples commencements et recommencements de la vie, à la finitude pensée sous le signe du miracle de la natalité plutôt que de l'être-pour-la mort. Car la méditation de Ricœur, comme celle de Spinoza - présente dans toute son œuvre en un insistant filigrane - n'a jamais cessé de privilégier l'acte de vie. Plus fort que la « tristesse du fini » est le consentement à l'espérance ou, pour le dire en termes spinozistes, la persévérance dans l'être. Puissent les textes ici réunis être l'attestation de notre gratitude, de l'amitié et de l'affection que nous lui vouons, chacun à notre manière singulière, pour nous avoir enseignés, écoutés, accompagnés, soutenus sans que jamais nulle obli­ gation d'allégeance n'ait été de nous requise. Nous nous sommes, au travers de notre immense admiration à son égard, « approuvés d'exister » dans ce qu'il a bien voulu nommer « la réciprocité et l'égalité de l'estime ». Ainsi, reprenant les paroks de saint Augustin au livre X des Confessions, Ricœur écrivait : telle est la conduite de « l'âme fraternelle », « celle qui en m'approuvant se réjouit sur moi et en me désapprouvant s'attriste sur moi ; aussi bien, qu'elle m'approuve ou qu'elle me désapprouve, elle m'aime. Je me révélerai à des gens comme ceux-là » 4. •

NOTES 1. 2. 3. 4.

Gwendolyne ]arczyck, « Un entretien avec Paul Ricœur, Soi-même comme un autre", Rue Des­ cartes, n° 1 , 1 99 1 . Voir l'entretien avec François Ewald « Paul Ricœur : un parcours philosophique " dans le n° 390 du Magazine littéraire, sept. 2000, consacré à Paul Ricœur. Réflexion faite, éd. Esprit, 1 995, p. 28. La Mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Le Seuil, 2000, pp. 1 62-1 63.

Il

l

Témoigner .

La conviction et la critique Paul Ricœur Entretien recueilli à l'occasion de ses 90 ans

par Nathalie Crom Bruno Frappat Robert Migliorini

- Qu'auriez-vous envie de transmettre, prioritairement, aux enfants de vos élèves ? Paul Ricœur : Je reprendrais ce qui était le titre d'un de mes livres : La Critique et la conviction. J'entends, par conviction, à la fois une argumenta­ tion, mais aussi une motivation dont on ne peut pas rendre compte. Il y a certainement, dans mes convictions, un élément non seulement intime et secret, mais inaccessible à moi-même. Quand on me dit : « Mais si vous étiez né en Chine, vous n'auriez pas cette philosophie, et vous ne seriez pas chré­ tien », j � n'ai qu'une chose à répondre : « Vous parlez de quelqu'un d'autre que mOl. » Pour ce qui est de l'importance de l'esprit critique, je résumerais cela en une formule, qui voudrait bien ne pas être un slogan : un hasard transformé en destin par un choix continu. Le destin d'être né dans cette famille qui fut la mienne, dans ce pays, dans cette forme de tradition du christianisme à laquelle j 'appartiens, d'avoir été tout de suite, aussi jeune que je m'en sou­ vienne, un spéculatif ; mais aussi l'appartenance à une culture occidentale qui est la seule à être dotée de ce pouvoir d'exercer non seulement une critique permanente à l'égard des choix que l'on n'a pas faits, mais aussi une auto­ critique. La forme particulière que prend, pour moi, cette confrontation de la convic­ tion et dela critique, c'est donc évidemment mon appartenance au christianisme de tradition réformée, mais dont fait aussi partie l'appartenance à la grande tradition grecque. Donc, la source grecque et la source hébraïque. En prenant de l'âge, je suis beaucoup plus sensible aux intersections et aux interférences qu'aux oppositions et aux ruptures. Par exemple, entre les prophètes d'Israël et les tragiques grecs, je vois une sorte d'assonance, de résonance profonde. - Y a-t-il, selon vous, aujourd'hui, un affaiblissement et de l'esprit critique et des convictions ? Cela vous inquiète-t-il ? 15

- D'une part, je ne vis pas sous le régime de la peur. D'autre part, je ne suis pas sûr qu'il en soit réellement ainsi. Car nous sommes aussi, sur le plan social, politique, idéologique, dans une ère de la contestation. Les ressources critiques, je ne les vois pas fondamentalement menacées. Il suffit d'être allé en Extrême-Orient, au Japon, en Chine, pour voir que le profil de l'homme occi­ dental n'a pas son double ailleurs, et que nous représentons vraiment une force critique. De plus, je ne suis pas sûr que nous jugions bien le temps dans lequel nous sommes. On le voit à ceci : depuis les quelque cinquante ans qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous nous apercevons que nous avons eu des appréciations de nous-mêmes successives et que, finalement, nous ne savons pas quel jugement sera porté sur nous dans trente ans. Une société tellement com­ plexe, et contradictoire, ne peut pas faire le bilan d'elle-même. Il faut laisser peut-être en suspens ce jugement de déploration, dont les gens âgés doivent se méfier plus encore que d'autres. - Cette difficulté de jugement, même un philosophe la ressent ? - Surtout lui. Depuis que je suis entré dans cet espace qui est pour moi celui de la maturité - disons depuis le milieu des années 1 930, quand j'ai passé l'agrégation -, j'ai traversé tellement de paysages philosophiques que je suis inca­ pable de dire quel sera le suivant, ni même quel est aujourd'hui le dominant. Actuellement, je ne sais pas s'il y a une philosophie dominante dont on peut dire qu'elle est la nôtre, comme on a pu le dire à un moment donné de l'exis­ tentialisme, par exemple, et de tous les « ismes » que j'ai vu défiler, auxquels j'ai appartenu quelquefois centralement, le plus souvent marginalement : existentia­ lisme, sttucturalisme, marxisme... - Vous connaissez bien les États-Unis où vous avez enseigné régulièrement pendant plus de quarante ans. À votre avis, pourquoi ne s'aime-t-on pas, entre Américains et Français ? - J'y vois certainement d'abord la compétition de deux révolutions, et peut-être de deux vocations à l'universalité. Mais je n'aime pas tellement entrer dans ce jugement global. Disons que j'ai beaucoup apprécié l'université améri­ caine, son fonctionnement, la qualité de la recherche qui y était menée. Et aujourd'hui, dans toutes les critiques que j'entends de l'état d'hystérie patriotique a!ll�ricain, je n'arrive pas à intégrer mon admiration pour cette université amé­ ncame. Mais il existe aussi tout un aspect de l'Amérique qui m'est non seulement étranger, mais insupportable : le fondamentalisme protestant, qui consiste à donner une sorte de symbolique biblique aux événements politiques. Il faut libérer le politique des critères qui ne sont pas de son ordre. C'est là que je retrouve l'acquis de l'Occident : avoir bien dissocié la sphère politique de la sphère religieuse, non pas pour refouler cette dernière dans le privé mais dans un public non doté de puissance, de position institutionnelle. - Comment les philosophes peuvent-ils peser sur l'actualité ? - Je pense qu'il y a un travail à faire, qui est plus que sémantique, pour un emploi correct des concepts. Un nettoyage du vocabulaire. Et pour se contraindre mutuellement à produire le meilleur argument. Par exemple, j'ai entendu ce matin à la radio une discussion autour de la question de l'antiamé­ ricanisme et des manifestations pacifistes, où se côtoyaient les tenants d'un paci­ fisme quasi munichois : « Quelque guerre que ce soit, je ne la ferai pas » - et, à l'autre extrémité du spectre, les tenants d'une position qui est plutôt : « Nous ne ferons de guerre que celle qui aura l'aval des Nations unies. » Et ce n'est pas la même chose. Alors, déjà, il faudrait faire cette analyse sur les non-dits, les 16

'�� F . �.

empiétements de conceptualité. Ne pas sacrifier à l'antiaméricanisme primaire qui consiste à dire : puisque c'est américain, ce ne peut être que mauvais. . . Le rôle d u philosophe est évidemment aussi d'essayer de comprendre les enjeux. C'est là, selon moi, ce qu'il y a de particulièrement pénible à supporter dans la situation actuelle : cette méconnaissance des enjeux. Nous ne savons pas qui veut quoi. Pourquoi l'Irak et pas la Corée du Nord ? Quel est le rôle de l'enjeu pétrolier ? Est-ce que la décision de faire la guerre est déjà prise par les États-Unis ? Je me sens dans une situation de cécité intellectuelle, d'opacité totale sans précédent pour moi, et qui me paraît intolérable. - Revenons à vous. Comment vivez-vous la notoriété qui est aujourd'hui la vôtre ? - On a dit souvent que j 'avais été tardivement reconnu et qu'aujourd'hui je le suis davantage, et cela m'étonne toujours. Personnellement, je n'ai j amais ressenti un manque de reconnaissance, pour deux raisons je crois : d'abord, parce que même si je n'étais pas considéré comme un philosophe important, j'ai été très estimé de mes étudiants, j 'ai été un enseignant heureux. Je ne ressentais donc pas de ne pas être jugé l'égal de Deleuze, de Foucault, pour nommer les deux penseurs que, par ailleurs, j'ai le plus admirés. La deuxième raison est que, quand j'ai écrit mes livres, j 'ai pris peu de cas de mes lecteurs. Ce qui a des inconvénients sûrement - le fait de ne pas répondre à un mom.ent donné à une attente de lecture -, mais qui s'est avéré finalement un facteur de durée. Mon problème était de savoir : est-ce que j'ai répondu à mes propres questions ? Cela me laissait non seulement peu soucieux de savoir comment je serais reçu, mais peu inquiet de la façon dont effectivement j'étais reçu. - Quelles ont été les plus belles lectures de votre vie ? - Le bloc grec demeure pour moi intact. Et je résiste résolument à l'idée de ceux qui, dans les programmes de réforme universitaire, voudraient marquer une coupure entre les modernes et les anciens. Je suis beaucoup plus sensible à la très grande continuité culturelle. Nous nous y retrouvons parfaitement, quand nous lisons les tragiques ou les hisroriens grecs. Certainement parce que, au fil du temps, peu de chose ont bougé aussi peu que les passions politiques, le rapport au pouvoir. Ceux qui sont habitués à me lire ont pu remarquer qu'il est très rare que j'emploie le mot « moderne » . Je parle de « contemporain », mais je ne fais pas du moderne une catégorie avec un « M » majuscule face aux anciens. Je ne sais pas ce qu'est le moderne. Fixer le moderne sur les Lumières, ce n'était pas ce que voulait Baudelaire, qui disait que le moderne était le temps de l'éphé­ mère et non pas de l'universel. - Et des lectures littéraires ? - Comme j'étais un enfant solitaire, j 'étais un lecteur. Je continue à lire des romans contemporains : Le Clézio, Échenoz. Et je relis souvent Flaubert, Madame Bovary. Ce que j'aime trouver dans la littérature, c'est la représentation d'autres vies que la mienne. La question de la fiction, je l'ai rencontrée pour ma part en travaillant sur Temps et récit : la compétition de l'histoire et de la fiction dans la constitution de la compréhension de soi. Avec la médiation par le dehors, par les autres. - Comment abordez-vous ce cap des 90 ans que vous allez franchir ? - Je le vis tranquillement. Ce que j'ai pensé sur la mort, je l'ai écrit cians La Critique et la conviction. La phrase qui m'accompagne toujours, c'est : « Etre vivant jusqu'à la mort. » Les dangers du grand âge sont la tristesse et l'ennui. La tristesse est liée à l'obligation d'abandonner beaucoup de choses. Il y a un travail de désaisissement à faire. La tristesse n'est pas maîtrisable, mais ce q�i peut être maîtrisé, c'est le consentement à la tristesse. Ce que les Pères de l'Eglise appe­ laient l'akedia 1. Il ne faut pas céder là-dessus. La réplique contre l'ennui, c'est 17

d'être attentif et ouvert à tout ce qui arrive de nouveau. C'est ce que Descartes appelait l'admiration, qui est la même chose que l'étonnement. Personnellement, arrivé à ce cap, je reste capable d'admirer. NOTE 1.

Maladie spiriruelle, dégoût extrême de l'existence.

Nous remerciom le journal La Croix de nous avoir autorisé à publier gracieusement le texte de cet entretien paro le 26février 2003.

La parole Donner, nommer, appeler

Jacques Derrida

Sans même avouer, sincèrement, un sentiment d'incompétence, je crois que jamais la force ne m'aura autant manqué pour aborder, sous la forme d'une étude ou d'une discussion philosophique, l'œuvre immense de Paul Ricœur. Comment se limiter à l'un des lieux, à l'une des stations seulement, tout au long d'une trajectoire aussi longue, aussi riche, à travers tant de territoires, thèmes ou problèmes : de l'éthique à la psychanalyse, de la phénoménologie à l'herméneu­ tique, voire à la théologie, à travers l'histoire et les responsabilités qu'elle exige de nous chaque jour, depuis des décennies, à travers l'histoire de la philosophie, à travers l'interprétation originale de tant de philosophes, d'Aristote ou Augustin à Kant, de Jaspers et de Husserl à Heidegger ou à Levinas, sans parler de Freud, sans parler de tous les philosophes anglo-saxons que Ricœur a eu le courage et la lucidité, si rares en France, de lire, de faire lire et de prendre en compte dans son travail le plus novateur ? Cela me paraît difficile, voire impossible si l'on ne veut pas trahir, en quelques pages, l'unité d'un style et d'une intention, d'une pensée mais aussi d'une passion et d'une foi, d'une foi pensée et pensante, d'u!1 engagement qui, depuis le début, n'a jamais cédé sur une certaine fidélité. A soi-même comme aux autres. En relisant ce que je viens tout spontanément d'écrire (ur la première fois au moment (un peu plus tard, je crois) où il y fut nommé. A cette époque, les assistants avaient une place étrange, qu'on a du mal à imaginer aujourd'hui. J'étais le seul assistant de « philosophie générale et logique », libre d'organiser mon enseignement et mes séminaires comme je l'entendais, ne dépendant que fort abstraitement de tous les professeurs dont j'étais donc, en droit, l'assistant : Suzanne Bachelard, Canguilhem, Poirier, Polin, Ricœur et Wahl. Je les rencontrais rarement en dehors des examens sauf, peut­ être, vers la fin, Suzanne Bachelard et Canguilhem qui fut aussi pour moi un ami paternel et admiré. Un jour, ce devait être en 1 962, je rendis visite à Ricœur, chez lui, à Châtenay-Malabry. Au cours d'une promenade dans son jardin, il me parla avec enthousiasme de Totalité et infini. C'était alors la thèse que Levinas devait soutenir quelques jours plus tard. Le livre n'était pas encore publié. Ricœur, qui devait faire partie du j ury, venait de le lire : un très grand livre, me 21

dit-il, un événement. Je ne connaissais alors de Levinas que ses textes sur Husserl. C'est donc encore une fois guidé par ces mots de Ricœur que l'été suivant, je lus Totalité et infini et écrivis « Violence et métaphysique », la première d'une série d'études que je consacrai à Levinas au cours des trente ans qui suivirent. Je dois donc aussi à Ricœur, en quelque sorte, l'amitié admirative qui dès lors me lia à la personne et à l'œuvre d'Emmanuel Levinas - et ce fut aussi une chance de ma vie. De ces années de Sorbonne, mais aussi de celles qui suivirent mon départ pour l'ENS, datent encore les rencontres dans le séminaire où Ricœur, alors directeur des archives Husserl (dont les microfilms se trouvaient à Paris), accueil­ lait, le plus souvent pour leur donner la parole, des étudiants, des chercheurs, des collègues. Je me rappelle y avoir donné un exposé et y avoir rencontré, outre Levinas, nombre de ceux qui s'intéressaient à Husserl, à Paris, dans ces années-là. L'esprit qui régnait dans ce séminaire était, grâce à Ricœur, exemplaire : sérénité, liberté, amicalité dans les discussions, rigueur et tâtonnements d'une vraie recherche. Plusieurs années plus tard, en 1 97 1 , à Montréal, j'eus avec Ricœur la pre­ mière et la plus longue discussion orale qui fut jamais publiée 4 • Je viens de la relire pour la première fois depuis plus de trente ans. Ricœur avait donné la Conférence inaugurale, sous le titre « Discours et communication »*. Je parlai aussitôt après lui ( , Problèmes de linguistique générale, Paris Gallimard, 1966,

«

pp . 1 1 9-1 3 1 .

Evénement et sem dam le discours, en appendice à Michel Philibert, Paul Ricœur ou la liberté selon . l'espérance, Paris, Seghers, 1 97 1 , p. 1 79. É crits logiques et philosophiques, trad. Imbert, « Sens et dénotation » , 1 892 (Sinn und Bedeutung) in

Paris, Le Seuil, J 97 1 . Quine (W.V.), « Russell's Ontological Development » Chroniques de la philosophie contemporaine, Klibansky R (éd.) , Florence, 1 969, t. III, pp. 1 1 7-1 28. P.P. Strawson, Individuals, Methuen, Londres, 1959. « Qu'est-ce qu'un texte ? » Festchrift en l'honneur de H.-G. Gadamer : Hermeneutik und Dialektik l, J.C.B. Mohr, Tübingen, 1 970, pp. 1 8 1 -200. John R. Searle, Speech Acts, Cambridge University Press, 1 969. John C. Searle, op. cit., pp. 36, 48, 52. Peter Geach, Mental Acts, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1 957. Op. cit., p. 66. « Meaning », Philosophical Review, juillet 1 957, pp. 377-388 ; « Utterer's Meaning and Inten­ tion » , ibid., sept. 1 968 ; « Utterer's Meaning, Sentence-meaning and Word-meaning », Foun­ datiom ofLanguage, août 1 968.

67

Expliquer et comprendre Jean Ladrière

L' œuvre de Paul Ricœur se définit elle-même dans son projet et se déve­ loppe selon ses propres contraintes, qui s'imposent d'une part en fonction des problématiques traitées et d'autre part en fonction des décisions qui engagent les stratégies adoptées. Son projet s'exprime de façon tout à fait explicite dans son premier grand travail philosophique : c'était l'élaboration d'une phénomé­ nologie de la volonté, qui serait comme un écho, dans l'ordre pratique, à la Phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty. Il en donne une formulation plus précise dans son Autobiographie intellectuelle : « J'avais choisi pour thème de la "grande thèse" le rapport entre le volontaire et l'involontaire. Ce choix satisfaisait à plusieurs exigences. D'abord il permettait d'élargir à la sphère affec­ tive et volitive l'analyse eidétique des opérations de la conscience, limitée en fait par Husserl à la perception et plus généralement aux actes "représentatifs". [ .. ] Une seconde considération rattachait mon investipation à l'œuvre de Gabriel Marcel et au champ de la philosophie existentielle . » Or la méthode eidétique lui paraissait « laisser hors de sa compétence le régime concret, historique », ou, comme il disait alors, « empirique de la volonté » 2. Cette prise de conscience entraînait deux décisions. D'abord il fallait « repérer l'abîme séparant l'analyse phénoménologique de la volonté neutre quant au mal et celle de la volonté historiquement mauvaise » 3. La seconde décision contenait en germe ce qui fut appelé plus tard « la greffe de l'herméneutique sur la phénoménologie » 4. « Pour accéder au concret de la volonté mauvaise, il fallait introduire dans le cercle de la réflexion le long détour par les symboles et les mythes véhiculés par les grandes cultures 5• » Or cette décision mettait en ques­ tion de façon décisive « une présupposition commune à Husserl et à Descartes, à savoir l'immédiateté, la transparence, l'apodicticité du Cogito » 6. « Le sujet, affirmais-je, ne se connaît pas lui-même directement, mais seulement à travers les signes déposés dans sa mémoire et son imaginaire par les grandes cultures? » Et il s'agissait là d'une condition tout à fait générale : « Cette opacité du Cogito .

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ne concernait pas en principe la seule expérience de la volonté mauvaise, mais toute la vie intentionnelle du sujets. » Mais si le sujet réfléchissant est ainsi partiellement dissimulé par rapport à lui-même, la tâche d'élucidation que la philosophie s'impose et par laquelle, en première approximation en tout cas, elle se définit elle-même, ne peut être sim­ plement descriptive. La réflexion ne peut pas être entendue comme remontée directe des actes de la conscience aux fonctions structurantes qui en sont les conditions de possibilité. Un nouveau problème méthodologique se pose : plutôt que de procéder à ce travail d'épuration qui consiste à dégager la conscience de soi de ses conditionnements empiriques pour la saisir dans sa pure condition transcendantale, il s'agira de mettre au point une démarche analytique capable de lire les objets culturels en tant qu'ils sont les médiateurs authentiques de la présence du sujet à lui-même. Or c'est très exactement le problème auquel a tenté de répondre une tra­ dition déjà fort ancienne, celle de l'interprétation. Il y a un problème d'inter­ prétation - qu'il s'agisse d'un texte, d'un objet cultuel, d'un monument - dès le moment où l'on a des raisons de penser que le sens apparent, sous lequel se livrent le texte ou l'objet en question, se trouve en fait présenter un autre sens, qui est en quelque sorte annoncé par le sens apparent, mais n'est lui-même accessible qu'à une lecture capable de suivre jusqu:à son terme le mouvement d'anticipation qui s'amorce dans le sens apparent. Au moment où Paul Ricœur reprenait dans sa propre méditation cette problématique de l'interprétation, celle-ci avait déjà reçu un statut réflexif cri­ tique dans les œuvres de Schleiermacher, de Dilthey, de Gadamer, de Heidegger. C'est bien une méthodologie générale de l'interprétation qui s'avérait nécessaire pour une réflexion qui se donnait pour tâche d'éclairer ce qui, dans l'expérience humaine, relève d'une irréductible facticité, dont le sens est constitutionnelle­ ment énigmatique. C'est donc en quelque sorte sous la contrainte même de son projet fondamental que Paul Ricœur a pris la décision d'assumer dans son travail philosophique la méthodologie de l'herméneutique. Mais il n'a pas pour autant renoncé à l'efficacité analytique de la phénoménologie et en particulier aux res­ sources fournies par l'élucidation des différentes dimensions de l'intentionnalité. Il voit, dans la phénoménologie « l'indépassable présupposition de l'herméneu­ tique, dans la mesure où pour la phénoménologie toute question portant sur un étant quelconque est une question portée sur le sens de cet étant »9. « Le choix r our le sens est donc la présupposition la plus générale de toute herméneutique 1 » On retrouve dans cette prise de position l'intervention de la décision. Mais la décision est fondée sur une analyse du projet de l'herméneu­ tique qui met en évidence, en même temps que cette présupposition phénomé­ nologique de l'herméneutique, la présupposition herméneutique de la phénoménologie. On peut donc lire l'œuvre de Paul Ricœur comme la réalisation effective du projet d'une « phénoménologie herméneutique ». En se réalisant, ce projet se découvre à lui-même et se justifie lui-même. Mais il ne perd jamais de vue les questions à partir desquelles il se construit et dans lesquelles nous retrouvons les grandes interrogations que suscite l'existence. Comme ce questionnement concerne fondamentalement l'existence quant à son sens, il est naturel de recon­ naître à la réflexion qui tente de l'élucider le statut d'une démarche herméneu­ tique. Mais l'idée même d'herméneutique doit être interrogée quant à son sens et elle relève donc elle-même de la forme de pensée à laquelle elle fait référence. On peut, de fait, lire aussi l'œuvre de Paul Ricœur comme la construction progressive d'un réseau conceptuel développant le contenu de la « raison hermé­ neutique ». Mais c'est à la condition de subordonner cette lecture à celle qui •

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porte directement sur le sens et qui se comprend du reste elle-même comme une « herméneutique du soi ». Partant d'une première conception encore liée à l'interprétation des symboles, qu'il reçoit de la tradition herméneutique, Paul Ricœur élargit pro­ gressivement sa perspective, dans une démarche qui va d'une conception sim­ plement épistémologique vers une conception ontologique de l'interprétation. Comme il l'explique dans le tome II de ses Essais d'herméneutique, il adopte, de façon provisoire, la définition de travail suivante de l'herméneutique : 1'« hermé­ neutique est la théorie des opérations de la compréhension dans leur rapport avec l'interprétation des textes ; l'idée directrice sera ainsi celle de l'effectuation du discours comme texte » I I . Alors que l e discours « reste u n événement fugitif » et « renvoie » à son locuteur I2, le texte fixe les significations qu'il met en jeu et se détache ainsi des circonstances qui font l'événementialité du discours. Sans abolir complètement « le lien entre le locuteur et le discours », il le rend « distendu et compliqué » 13. Il introduit ainsi dans l'univers du langage un effet de distanciation, qui est la première condition requise pour tout projet de compréhension. C'est ce caractère du texte qui donne ses raisons au choix stratégique de Paul Ricœur, en lui suggérant de prendre appui sur « le modèle du texte » et d'en faire le paradigme de sa théorie de l'interprétation. Mais c'est pour ouvrir aussitôt d'autres perspectives, qui, loin de s'enfermer dans une conception purement sémiologique, l'élargissent « aux dimensions d'une anthropologie philosophique » 14. C'est ainsi que la démarche de Paul Ricœur se déploie à travers une série de « déplacements », « imbriqués les uns dans les autres - déplacement de l'herméneutique du symbole vers l'herméneu­ tique du texte, mais aussi déplacement de l'herméneutique du texte vers l'her­ méneutique de l'agir humain -, que l'analyse de la fonction narrative devait consacrer à l'époque de Temps et récit » 15. Retraçant les grandes étapes du développement de l'herméneutique moderne, Paul Ricœur rappelle « l'élargissement décisif que lui a fait subir Dil­ they en subordonnant la problématique philologique et exégétique à la problé­ matique historique » 16. Il voit dans cet élargissement un « tournant critique de l'herméneutique », « qui prépare le déplacement de l'épistémologie vers l'onto­ logie dans le sens d'une plus grande radicalité » 17. Il s'agissait pour Dilthey de « rendre justice à la connaissance historique » contre la conception positiviste de l'histoire et de « doter les sciences de l'esprit d'une méthodologie et d'une épis­ témologie aussi respectables que celles des sciences de la nature » 18. La question fondamentale qu'il affronte est celle des conditions de possibilité des « sciences de l'esprit ». Or cette question « nous conduit au seuil de la grande opposition qui traverse toute l'œuvre de Dilthey, entre l'explication de la nature et la com­ préhension de l'esprit » 19. Cette célèbre distinction implique à la fois une certaine conception épisté­ mologique dichotomique qui sépare complètement les « sciences de la nature » des « sciences de l'esprit », et une conception ontologique qui oppose de façon radicale deux types d'étantité, celui de la nature et celui de l'esprit. Paul Ricœur nous fait remarquer, pour éviter tout malentendu, que « l'opposition initiale, chez Dilthey, n'est pas exactement entre expliquer et interpréter, mais entre expliquer et comfu rendre, l'interprétation étant une province particulière de la compréhension » o . C'est donc, nous dit-il, « de l'opposition entre expliquer et comprendre qu'il faut partir » 21. Et il faut donner au concept d'interprétation la même extension qu'au concept de compréhension. L'opposition faite par Dilthey entre ces deux méthodologies de l'explication et de la compréhension met évidemment en jeu de façon radicale la nature et la •

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portée de l'herméneutique, entendue comme théorie générale de la compréhen­ sion. Or, en isolant la compréhension de l'explication, on en limite la portée épistémologique et on la rend ainsi inadéquate par rapport au rôle qu'on voulait lui faire jouer. Il s'agissait de donner aux sciences humaines, grâce à ce conce� t, « le caractère d'organisation, de stabilité, de cohérence, d'un véritable savoir » 2. Et la méthode devait consister « à nous transférer dans un vécu psychique étranger sur la base des signes qu'autrui donne à saisir » 23. Pour qu'une telle méthode puisse servir de base à une science authentique, il faudrait « admettre d'abord que seuls les signes fixés par l'écriture ou par quelque autre inscription équivalente se prê­ tent à l'objectivation requise par la science, ensuite que la vie psychique, pour s'inscrire, doit comporter des enchaînements stables, une sorte de structure insti­ tutionnelle » 24. De telles présuppositions réintroduiraient l'esprit ob ectif au sens hégélien « dans une philosophie qui pourtant restait romantique » 5. Ces diffi­ cultés internes sont les symptômes d'une inadéquation qui appelle une tout autre conception des rapports entre compréhension et explication. L'examen critique du processus de la compréhension amène Paul Ricœur à remplacer « le dualisme méthodologique de l'explication et de la compréhen­ sion » et « l'alternative brutale » qu'il présuppose par une « dialectique fine » selon laquelle « expliquer et comprendre ne constitueraient pas les pôles d'un rapport d'exclusion mais les moments relatifs d'un processus complexe qu'on peut appeler interprétation » 26. La stratégie utilisée par Paul Ricœur pour déve­ lopper cette dialectique, tout en la justifiant, consiste à la montrer d'abord à l' œuvre dans le cas du texte, pris comme paradigme de la démarche herméneu­ tique, et à l'étendre ensuite au cas de l'action, puis au cas de l'histoire, et enfin à celui des sciences humaines en général. A chaque étape, l'analyse met en évi­ dence l'interpénétration de la compréhension et de l'explication, selon un schème qui est parfaitement illustré déjà par la théorie du texte et se retrouve, sous des formes de plus en plus complexes, aux autres niveaux de la démarche. Pour faire voir au mieux le parallélisme entre les étapes successives de la démarche, Paul Ricœur propose de prendre en considération, de façon privilé­ giée, dans le cas de la théorie du texte, de prendre comme exemple « le genre narratifde discours ». Dans ce contexte, l'explication se construit sur le modèle sémiologique, tel qu'on peut le voir fonctionner par exemple dans les Mytholo­ giques de Claude Lévi-Strauss. Selon une perspective dichotomique le sens du texte est entièrement donné par sa forme, et celle-ci n'est pas autre chose que « l'entrecroisement des codes mis en œuvre » 27. Dans la conception dialectique proposée par Paul Ricœur, le sens du texte est fait du rapport qui s'instaure à son propos entre la compréhension et l'expli­ cation. Ce rapport est fait d'un double mouvement, l'un qui va de la compré­ hension vers l'explication et l'autre, réciproque, de l'explication vers la compréhension. Dans une situation de dialogue, l'explication n'est qu'« une com­ préhension développée à travers questions et réponses » 28. Le texte, et en général toute forme d'inscription, suppose un processus d'objectivation, déjà à l'œuvre dans la séparation qui s'introduit entre le « dit » et le « dire » dans l'instance de discours, qui précède la mise en texte. Or la recherche de la compréhension recueille et prolonge ce processus, non pas sous la forme simple de l'échange dialogal, mais en se conformant à des règles de structuration, que dégage préci­ sément l'analyse structurale. Dans le cas du texte narratif il s'agit des « codes narratifs ». La démarche de compréhension « est réglée par des codes comparables au code grammatical qui guide la compréhension des phrases » 29. Or du point de vue sémiologique la mise en évidence de ces codes constitue précisément la démarche qui explique le texte. On voit ainsi que « cette extériorisation dans des marques matérielles et cette inscription dans des codes de discours rendent non

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seulement possible mais nécessaire la médiation de la compréhension par l'expli­ cation, dont l'analyse structurale du récit constitue la plus remarquable exécution » 30. Ce trajet, qui va vers l'explication, n'est cependant qu'un moment dans une démarche d'interprétation qui relie, par son intermédiaire, « la compréhen­ sion naïve à la compréhension savante », instruite par l'explication. Comme la compréhension porte en elle l'exigence de la médiation du moment explicatif, celui-ci porte en lui l'exigence d'un retour à la compréhension. Mais ce retour n'est pas retour à l'identique, c'est l'accès à une forme plus profonde de com­ préhension. L'objectivation réalisée par l'analyse structurale a pour effet de déta­ cher complètement le texte des circonstances dans lesquelles il a été produit et par là de le « virtualiser ». Le texte devient ainsi neutralisé, sans portée effective. Or la démarche même de l'analyste comporte l'exigence d'un ancrage concret, dans lequel seulement la signification du texte pourra trouver son effectivité. La source de cette exigence est la dynamique de la compréhension qui tend à s'accomplir dans l'actuel, à revenir « du système à l'événement, de la langue vers le discours, du pur objectif vers l'intersubjectif » 31. Comme l'écrit Paul Ricœur : « Qu'est-ce qui motive l'analyste à chercher les signes du narrateur et de l'audi­ teur dans le texte du récit, sinon la compréhension qui enveloppe toutes les démarches analytiques et replace dans le l;I1ouvement d'une transmission, d'une tradition vivante, la narration en tant que donation du récit de quelqu'un à quelqu'un 32 ? » Il ne s'agit nullement dans cette idée de la réinscription du texte dans l'actuel, d'un retour vers quelque forme de psychologisme. « Ce qui est à com­ prendre dans un récit, nous dit Paul Ricœur, ce n'est pas d'abord celui qui parle derrière le texte, mais ce dont il est parlé, la chose du texte, à savoir la sorte de monde que l'œuvre déploie en quelque sorte en avant du texte33. » Le « monde du texte », c'est « dans le cas du texte-récit, le monde des trajets possibles de Faction réelle » 34. « Si le sujet est appelé à se comprendre devant le texte, c'est dans la mesure où celui-ci n'est pas fermé sur lui-même, mais ouvert sur le monde qu'il redécrit et refait35. » Le schéma de la relation dialectique entre expliquer et comprendre, ainsi dégagé dans la théorie du texte, se retrouve dans d'autres domaines de la réalité anthropologique. Paul Ricœur montre de façon détaillée comme ce schème se transforme de la théorie du texte a la théorie de l'action et à la théorie de l'histoire. Dans le cas de l'histoire, le moment de la compréhension met en jeu une compétence particulière, qui est la capacité de suivre une histoire. Elle est faite d'anticipations conjecturales et de corrections successives, qui appellent des explications en termes de raisons, de motifs et de causes. S'appuyant sur la compréhension initiale, ces explications permettent à l'historien de voir les faits de plus loin et guident la compréhension dans son effort d'adéquation aux données historiques. La compréhension est « le moment non méthodique qui, dans les sciences de l'interprétation, se compose avec le moment méthodique de l'explication. Ce moment précède, accompagne, clôture et ainsi enveloppe l'expli­ cation. En retour, l'explication développe analytiquement la compréhension » 36. Mais c'est sans doute avec la théorie de l'action qu'apparaît de la façon la plus fondamentale la portée de la dialectique expliquer-comprendre, comme structure profonde de la démarche méthodologique dans les « sciences humaines ». Paul Ricœur fait directement référence, à ce propos, à la position adoptée par Max Weber, qui définit l'objet des sciences humaines comme la « conduite orientée de façon sensée » (Sinnhaft orientiertes Verhaltèn). L'action peut donner lieu à une science parce qu'elle obéit à des conditions d'objectivation de même nature que celles qui font du texte un objet possible de science. •

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Cette analogie entre le texte et l'action implique que l'on retrouve dans la théorie de l'action sensée la même relation dialectique entre explication et com­ préhension que dans la théorie du texte. Mais avec des précisions nouvelles. Dans le cas de l'action sensée, considérée comme un texte, la dialectique entre com­ prendre et expliquer prend la forme particulière d'une dialectique entre la conjec­ ture et la validation. C'est à travers ces deux moments que nous « construisons » la signification. Ce moment constructif est nécessaire parce qu'un texte n'est pas une simple succession de termes, séparés les uns des autres, mais une totalité. Or, « la relation entre tout et parties - comme dans une œuvre d'art ou un animal -, requiert un type s�écial de "jugement", celui dont Kant fait la théorie dans la troisième Critique » 7. Et d'autre part, le moment de la validation est nécessaire parce qu'« il y a toujours plusieurs façons de construire un texte », mais qu'« il n'est pas vrai que toutes les interprétations sont équivalentes » 38. Comme dans le cas du texte, « une plurivocité spécifique s'attache à la signification de l'action humaine. L'action douée de sens, elle aussi, est un champ limité de constIpctions possibles » 39. Evoquant l'interprétation des mythes telle qu'elle a été construite par Lévi­ Strauss, dans le cadre d'une analyse strictement structurale, Paul Ricœur souligne la limitation du modèle structural, en montrant qu'il donne une explication mais non une interprétation. Or, « les oppositions elles-mêmes que, selon Lévi-Strauss, le mythe vise à médier » sont « des oppositions signihcatives, concernant la nais­ sance et la mort, la cécité et la lucidité, la sexualité et la vérité » 40. La fonction qu'il convient de reconnaître à l'analyse structurale, c'est « de conduire d'une sémantique de surface, celle du mythe raconté, à une sémantique de profondeur, celle des dimensions limites qui constituent l' ultime référent du mythe » 41 . Dans cette perspective, l'explication et la compréhension doivent être considérées comme « deux stades différents d'un unique acte herméneutique » 42. La sémantique profonde du texte, que la compréhension seconde, médiée par l'explication, a pour fonction de porter au jour, « n'est pas ce que l'auteur a voulu dire, mais ce sur quoi porte le texte, à savoir ses références non ostensives. Et la référence non ostensive du texte est la sorte de monde qu'ouvre la séman­ tique profonde du texte » 43. La référence du texte, c'est « son pouvoir de déployer un monde » 44. Comme le montre bien l'interprétation des textes, évoquée comme paradigme d'une théorie générale, la compréhension au sens le plus général « ne consiste pas dans la saisie immédiate d'une vie psychique étrangère ». Elle est « entièrement médiatisée par l'ensemble des procédures explicatives qu'elle pré­ cède et qu'elle accompagne » 45 . Le cas paradigmatique du texte montre aussi que « les configurations sensées qu'une interprétation profonde veut appréhender ne peuvent être comprises sans un engagement personnel semblable à celui du lec­ teur aux prises avec la sémantique profonde du texte, afin de la faire "sienne" » 46. La question se pose alors de savoir si l'on peut retrouver une « sémantique profonde » dans le domaine des phénomènes sociaux. La réponse donnée par Paul Ricœur à cette question est entièrement positive. Comme les mythes, les structures sociales sont « des tentatives pour se mesurer avec les perplexités de l'existence et les conflits profondément enfouis dans la vie humaine » 47. Et tout comme les textes, elles ont une « référence non ostensive », qui vise « le déploie­ ment d'un Welt qui n'est plus un Umwelt, autrement dit la projection d'un monde qui est plus qu'une situation » 48. La pertinence du modèle sémiologique pour les sciences sociales en général justifie ainsi tout à fait la perspective qu'ouvre la théorie de l'interprétation de Paul Ricœur et selon laquelle « dans les sciences sociales aussi, nous passons d'interprétations naïves à des interprétations érudites, d'interprétations de surface à des interprétations profondes » 49, par l'intermé­ diaire d'explications de type structural. 73

La théorie de l'interprétation élaborée par Paul Ricœur pourrait apparaître comme un appareil conceptuel destiné à donner un fondement aux sciences sociales. Or, en ne considérant que cette simple apparence, on perdrait complè­ tement de vue sa véritable signification. Elle se préoccupe certes du statut des sciences sociales et des « sciences humaines » en général, et développe toute une argumentation aux termes de laquelle il apparaît que « les sciences humaines peuvent être dites herméneutiques » 5 0 . Mais toute la théorie qui supporte cette argumentation constitue elle-même une théorie de l'herméneutique, entendue au sens le plus général. Et la manière dont elle comprend l'herméneutique ouvre celle-ci, d'une part, à la réflexion philosophique et, d'autre part, à un travail plus particulier d'analyse et d'évaluation concernant des problèmes qui mettent en jeu d'une manière ou d'une autre des significations. La réinterprétation à laquelle elle soumet l'idée même d'herméneutique, en particulier dans la manière dont elle transforme la célèbre dissociation de l'explication et de la compréhension, est commandée par une problématique relevant d'une part d'une anthropologie philosophique (par exemple concernant l'action) et, pour une autre part, d'une ontologie (par exemple concernant le sens de la distinction entre corps et esprit) . La compréhension est présentée comme « le pôle non méthodique, dialectique­ ment opposé au pôle de l'explication dans toute science interprétative, et constitue l'index non plus méthodologique Flais proprement véritatif de la rela­ tion ontologique d'appartenance de notre être aux autres êtres et à l'être » 51. Par ailleurs, l'œuvre de Paul Ricœur contient des textes dans lesquels sa conception de l'interprétation, et plus spécialement sa conception de la distinc­ tion expliquer-comprendre, se trouve en quelque sorte mise à l'épreuve dans différents problèmes qui ne sont pas tous, de façon directe, des problèmes d'inter­ prétation. On peut citer naturellement les analyses qu'il consacre, dans Du texte à l'action, IL Essais d'herméneutique à la théorie du texte, à la théorie de l'action, à la théorie de l'histoire. Dans chaque cas, il s'agit de montrer comment peuvent s'articuler, dans une recherche qui se veut scientifique, un moment explicatif et un moment de compréhension. Mais la démarche même qui procède à cette reconstruction obéit au schème d'articulation dont l'interprétation des textes fournit une illustration particulièrement claire. Les modèles explicatifs dont il est question dans les Essais d'herméneutique sont empruntés au domaine sémiologique. « Il est dès lors possible, explique Paul Ricœur, de traiter les textes en accord avec les règles élémentaires que la linguistique a appliquées avec succès aux systèmes élémentaires de signes qui sous-tendent l'emploi du langage52• » Et cette possibilité, démontrée d'abord dans le cas des signes, s'étend via le domaine de l'action sensée à toutes les sciences sociales. On peut se demander si la dialectique de l'explication et de la compréhen­ sion ne peut être étendue aussi à des domaines dans lesquels le type d'explication n'est pas de nature sémiologique. On évoquera ici deux situations épistémolo­ giques qui semblent pouvoir justifier une réponse positive à cette question, l'une qui est analysée par Paul Ricœur dans son grand ouvrage sur le temps 53, l'autre qui a fait l'objet d'un long dialogue entre Paul Ricœur et Jean-Pierre Changeux, sous le titre : Ce qui nous fait penser. La nature et la règle54• Dans Le Temps raconté, Paul Ricœur expose trois apories de caractère fon­ damental qui concernent la compréhension du temps. La première résulte « de l'occultation mutuelle de la perspective phénoménologique et de la perspective cosmologique » 55. Paul Ricœur y apporte une réponse, qu'il estime « la moins imparfaite », et qui fait intervenir « la poétique du récit », et donc la dimension de la narrativité. « Le temps raconté, écrit-il, est comme un pont jeté par-dessus la brèche que la spéculation ne cesse de creuser entre le temps phénoménologique 74

et le temps cosmologique 56. » Le problème est ici de trouver une médiation entre ces deux formes du temps. Ce qui est suggéré c'est que la perspective phénomé­ nologique est du registre de la compréhension et la perspective cosmologique du registre de l'explication. L'aporie pourrait alors être formulée comme suit : comment serait-il possible de passer d'une compréhension première à une com­ préhension seconde, instruite par la cosmologie scientifique ? Dans le dialogue entre Paul Ricœur et Jean-Pierre Changeux, il est expli­ citement question de la problématique de l'interprétation. Le thème du dialogue avait été clairement formulé par Jean-Pierre Changeux : « Dans quelle mesure le progrès spectaculaire des connaissances sur le cerveau et son évolution depuis une bonne vingtaine d'années, l'émergence d'un domaine entièrement nouveau, celui des sciences cognitives [ . ] , dans quelle mesure ce p rogrès spectaculaire nous amène-t-il à réexaminer la question fondamentale de ce qu'il est convenu d'appeler la relation du corps et de l'esprit, ou [ .. ] du cerveau et de la pensée 57 ? » Dans une première intervention, Paul Ricœur explique très clairement sa posi­ tion, qu'il appelle « dualisme sémantique », lequel n'implique pas un dualisme ontologique. « Ce n'est pas seulement l'anatomique et le componemental qu'il faut mettre en relation, car ils sont du même côté, celui de la connaissance objective, mais d'une part le componement observé et décrit scientifiquement et, d'autre part, le même vécu de façon significative et en termes de ce que Canguilhem appelle "valeurs vitales" 58. » Or « c'est lé même corps qui est vécu et connu » . Le dualisme sémantique contient en lui-même une référence à « un discours tiers qui excéderait et la philosophie phénoménologique et la science » . Ce serait le discours d'une compréhension ponée au point le plus extrême de son expression. La métaphysique spinoziste de la substance unique pourrait être comprise comme une esquisse d'un tel discours. Mais Paul Ricœur se montre ici fon prudent. Il nous avenit qu'il professe, en tant que philosophe, « un agnosticis�e apr uyé conce.rnan � la, po�s bilité de constituer �e disco�rs de su!­ plomb », d ou, 1 on pourraIt VOIr 1 umte profonde de ce �U1 ,apparalt « tantot comme système neuronal, tantôt comme vécu mental » . A tout le moins peut-on interpréter son idée comme l'index d'une recherche, orientée vers une compréhension plus profonde de la réalité anthropologique. Dans cette recherche les modèles élaborés par les neurosciences et les sciences cognitives apparaissent comme la médiation appelée par l'exigence de la compréhension selon le schème dialectique proposé par la théorie de l'interprétation de Paul Ricœur. Ce troisième exemple, qui met en connexion la problématique épistémo­ logique suscitée par le développement des sciences de la vie en général et en particulier de la vie humaine avec la problématique ontique du statut de l'être humain, et avec la problématique ontologique de l'appartenance à l'être, illustre bien, comme les précédents du reste, la signification stratégique, du point de vue de la pensée, de la théorie de l'interprétation telle que l'a conçue Paul Ricœur. Le souci spéculatif qui a inspiré la Philosophie de la volonté, à la fois dans son versant phénoménologique et dans son versant existentiel, est demeuré constam­ ment présent dans sa recherche, qui s'est étendue à toute la problématique de la philosophie contemporaine. En termes explicites, l'interprétation n'est qu'un secteur particulier, qui ne prend toute sa ponée que comme outil méthodologique d'une entreprise de pensée qui est de bien plus grande envergure. Cependant, on s'aperçoit que la question de l'interprétation reste sous-jacente à chacune des problématiques déve­ loppées dans les œuvres de Paul Ricœur. C'est là sans doute l'indice d'un double souci, d�une part celui de ne pas séparer la recherche interprétante de la recherche explicative, en intégrant dans « l'arc herméneutique » les modalités productrices d'intelligibilité de la pratique scientifique (au sens étroit du terme) et, d'autre .

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part, le souci de replacer la dynamique d'explication, mise en jeu par les sciences, dans le cadre plus large d'une pratique herméneutique capable de dégager le sens des pratiques opératoires qui sous-tendent la recherche scientifique. On ne pourrait résumer ce qui fait l'essentiel de l'herméneutique de Paul Ricœur de façon plus compacte qu'en citant la formule en laquelle il l'a résumée lui-même : « Expliquer plus pOut comprendre mieux. » NOTES Les citations qui figurent dans ce texte proviennent toutes de quatre ouvrages de Paul Ricœur, dont les titres sont donnés ici. Chacun de ces titres est précédé par l'une des quatre premières lettres de l'alphabet et suivi des références bibliographiques nécessaires. Les renvois indiquent la lettre du volume et le numéro de la page concernés. A - Paul Ricœur, Temps et récit, IlL Le Temps raconté, Paris, Le Seuil, coll. novembre 1 985, 430 p.

«

L'ordre philosophique

B - Paul Ricœur, Du texte à l'action, Essais d'herméneutique, IL Paris, Le Seuil, coll. 1 986, 414 p.

«

Esprit

»,

C - Paul Ricœur, Réflexion faite, Autobiographie intellectuelle, Paris, Éditions Esprit, coll. phie » , 1 995, 1 19 p. •

»,

novembre «

Philoso-

D - Jean-Pierre Changeux, Paul Ricœur, Ce qui nous fait penser, La nature et la règle, Paris, Odile Jacob, 1998, 3 5 1 p. 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 1 0. 1 1. 1 2. 1 3. 14. 1 5. 1 6. 1 7. 1 8. 1 9. 20. 21. 22. 23. 24. 25. 26. 27. 28. 29. 30. 31. 32. 33. 34. 35.

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C, pp. 22-23. C, p. 25. C, p. 29. C, pp. 29-30. C, p. 30. C, p. 30. C, p. 30. C, p. 30. C, p. 58. V. aussi B, p. 5 5 . B, pp. 55-56. B, p. 75. B, p. 1 84. B, p. 187. B, p. 1 64. C, p. 6 1 . B , p. 8 1 . B p. 8 1 . B , p. 82. B, pp. 82-83. B, p. 142. B, p. 142. B, p. 1 63. B, p. 1 63. B, p. 1 63. B, p. 1 63. B, p. 1 62. B, p. 1 65. B, p. 1 65. B, p. 1 66. B, p. 1 66. B, p. 1 67. B, p. 1 67. B, p. 1 68. B, p. 1 68. B, p. 1 68. ,

36. B, p. 1 8 1 . 37. B , p . 200. 38. B, p. 202. 39. B, p. 203. 40. B, p. 207. 4 1 . B, p. 207. 42. B, p. 208. 43. B, p. 208. 44. B, p. 2 1 1 . 45. B, p . 2 1 1 . 46. B , p. 2 1 0. 47. B, p. 2 1 0 . 48. B, p . 2 1 0. 49. B, p. 2 1 0. 50. D, p. 1 83. 5 1 . B, p. 1 8 1 . 52. B , p . 206. 53. A. 54. D. 55. A, p. 35 1 . 56. A , p . 352. 57. D, p. 2 1 . 5 8 . D , p . 29. 59. D, p. 39.

La philosophie face aux sciences cognitives Stanislas Breton

Les sciences dites cognitives, aujourd'hui si sûres d'avoir le vent en poupe face aux vieilles conceptions, posent au philosophe l'une des questions les plus actuelles et j'ajoute : l'une des plus vitales, dans la mesure où elle porte sur l'essence et le futur de l'être humain. Le philosophe risque d'en méconnaître l'importance ou l'originalité. Et cela pour deux raisons qu'il est utile d'expliciter. D'une pan, par leur relent de matérialisme, elles suggèrent au philosophe un traitement rapide parce qu'il s'agirait, au fond, du matérialisme d'antan, si peu philosophique selon certains qu'il mérite à peine une mention dans l'histoire de la philosophie. Signalons toutefois, sur ce dernier point, l'interprétation marxiste qu'en donnait Althusser en particulier. En effet, Althusser repérait, en cette apparente récession du matérialisme, le fait massif, et de nature idéologique, de la contrainte, à la fois religieuse, politique et philosophique c'est-à-dire spiritua­ liste, qui lui signifiait l'interdit d'exister, en raison de la menace qu'il fait peser sur tous les spiritualismes dont l'essence religieuse ne ferait aucun doute. D'autre part, la question retenue aujourd'hui comme la plus actuelle n'est autre que l'essence de la technique. Or les sciences cognitives, par leur projet, n'intéressent le philosophe que par le biais de la technique. Et l'on croit savoir que la technique c'est à la fois le fantasme de la production et, en tant que telle, l'essence même de cette mondialisation dont on parle tant. De plus, selon un mot célèbre de Heidegger, il faudrait parler aujourd'hui d'une {( métaphysique du computer ». Que les sciences cognitives aient partie liée avec la technique, on ne saurait le nier. Leur projet, à y bien regarder, n'est autre que la production ou le ren­ dement, grâce à des machines toujours plus performantes, capables désormais de remplacer les activités humaines. Il serait utile, à ce moment de notre enquête, de distinguer technique et technologie. J'oserais dire qu'il s'agit ici d'une différence ontologiqùe. De quoi s'agit-il ? La technique telle qu'elle fut pratiquée j usqu'ici et continue de fonc­ tionner ici et là est extérieure à l'homme. Elle aide, en s'y ajoutant, l' opérativité 78

normale, qu'il s'agisse d'agriculture, d'industrie ou de médecine. La technique en ce sens relève de la catégorie de l'avoir et des moyens ou étants instrumentaux au service de l'humain. La technologie, par contre, n'est plus extérieure à l'homme, elle entre désormais en son intimité organique et spirituelle. La révolution que la situation nouvelle implique est d'une exceptionnelle gravité. Elle est née, si je puis dire, lorsque les hommes, au lieu de se contenter d'étudier la nature et ses causes, se sont interrogés sur la possibilité de transformer leur propre nature biologique et spirituelle jusqu'ici immuable. Pour marquer cette différence considérable, je dirais volontiers que nous sommes passés de l'homme observateur et élément de la ' nature extérieure et de ses causes à l'homme « cause de soi » et auteur de sa propre histoire. La mutation signifie une différence véritablement ontologique. En ce sens, on a le droit d'affirmer que l'humain n'est plus simple partie de la nature naturante de jadis, mais une histoire créatrice de soi et d'une refiguration de l'univers : l'antique nature entre désormais dans l'histoire des hommes et dans l'intimité de leur vie. De cette histoire que tente d'écrire la technologie comme réalisation de l'idée de cause de soi, les sciences cognitives ne sauraient se dissocier car elles partagent sans réticence cette conception nouvelle du destin humain. La question qui se pose d'abord pour le philosophe face à la technologie et aux sciences cognitives serait la suivante : vers quoi teqd, en dernière instance, la technologie ? En quel sens, pour le redire avec Heidegger, ' il s'agit bel et bien d'une métaphysique niais d'un autre genre dont « computer Il serait le maître mot ? Pour répondre à cette question, il importe de se demander ce qui s'affirme aujourd'hui sous le nom d'intelligence artificielle dont le computer est le modèle. L'idée qui en oriente le discours et la pratique semble être la suivante : produire l'artefact le plus performant, celui qui, dans le minimum de temps, réalise le maximum d'opérations selon leur optimum. Il s'agit donc, à la limite, du plus grand artefact qui se puisse penser. Ce n'est pas la première fois qu'apparaît, dans le langage humain, l'idée régulatrice du plus grand qui se puisse penser. Elle anime en particulier l'argument ontologique de jadis ; axiologique autant qu'ontologique. Mais l'artefact le plus grand qui se puisse penser laisse loin derrière lui le surhumain que célébrait Nietzsche. Humain trop humain, celui-ci reste prisonnier d'une vitalité d'essence biologique. Or, c'est cette vitalité biolo­ gique qui nous promet tant de misère qu'il est question désormais de surmonter. L'artefact surhumain n'a plus rien d'humain ; en somme, il faudrait dire qu'il nous guérit de l'humain. Et cela grâce à l'artifice des mathématiques. Elles seules nous permettent de penser sérieusement le nouveau monde. Un monde nouveau, que la philosophie elle-même est incapable de penser, liée qu'elle est au langage qualitatif du sens commun et à une psyché empêtrée dans les affects et dans l'expérience du premier niveau. La science n'a été possible que par les mathé­ matiques. De nos jours, c'est plus vrai que jamais. Tel est l'ensemble contextuel qui permet de définir, avec le projet immanent à la technologie, ce qui de celle-ci serait l'essence métaphysique dont le computer est le symbole. On observe, toutefois, que l'expression « les sciences cognitives » témoigne d'une pluralité ou d'une dispersion dont l'unité fait problème. Sciences au pluriel car, comme on l'a remarqué, elles requièrent pour leur mise en œuvre nombre de savoirs, tels que les neurosciences, les sciences du langage, de la communication, du comportement. Il importe surtout d'en déterminer le prin­ cipe et d'en repérer les présupposés philosophiques. Qu'on soit matérialiste ou non, il est rare que les scientifiques s'abstiennent de référence à l'une ou l'autre des philosophies. Comme l'explique ].M. Maldamé \ le principe qui décide de tout le pro79

cessus n'est autre qu'une analogie. « Il existe une analogie entre le fonctionne­ ment du système nerveux et celui des machines bâties comme des réseaux élec­ troniques. » Le neurone, par exemple, « a même structure qu'un élément électronique qui transmet de l'information ». Or « l'information est constituée par des signaux électriques qui peuvent être formalisés » en oui et en non ; auxquels correspondent les chiffres 1 et O. D'où le caractère de tout ou rien de la décharge neuronique, analogue, elle aussi, « à un choix simple réalisé en déter­ minant un chiffre sur une échelle binaire ». De plus, les neurones ne sont pas isolés. « Ils sont mis en réseaux de manière à constituer un ensemble qui a la même nature qu'une machine à calculer. » Comme on voit, le concept fonda­ mental est ici celui d'informatique. Il permet d'assimiler « le fonctionnement du cerveau avec celui d'une machine qui traite de l'information ». Les deux domaines ici concernés sont d'une part l'intelligence artificielle (information et systèmes experts) , les neurosciences d'autre part. Les neurosciences ont pour objet la cognition. Sous ce terme, il faut entendre, si j 'ai bien compris, non seulement la connaissance au sens philosophique mais toutes les activités que Descartes jadis résumait par l'expression « Je pense », à savoir la perception, le raisonnement, le langage, etc. Les neurosciences préten­ dent ainsi fournir un équivalent fonctionnel de toutes nos opérations. Mais quand il est question du cerveau, il s'aga de les traiter dans une optique d'infor­ mation et de communication. On notera en passant l'importance du mot simu­ lation. Le terme est ambigu, et c'est bien cette ambiguïté qui indispose le philosophe. Elle l'invite, à tort, à rapprocher les neurosciences du vieux maté­ rialisme dont on connaît la formule célèbre : « Le cerveau produit la pensée comme le foie produit la bile » . Rien de tel dans notre cas. Comme le suggère le terme émergentisme, ambigu lui aussi, on tient à sauver à la fois la requête scientifique d'une continuité ou connexion dans le devenir des phénomènes biologiques, et l'exigence d'un certain discontinu, à savoir « l'irréductibilité de l'état final à l'état initial ». Le substantif « émergence » avait servi bien avant, en contexte anglais surtout, pour affirmer la nouveauté du résultat, en particulier la nouveauté du tout en tant qu'irréductible à la somme de ses parties ou de ses conditions. Cela dit, et il importait de le rappeler, l'émergence ne signifie nullement l'adoption d'un dualisme plus ou moins honteux. L'émergentisme récuse à cet égard tout spiritualisme de la conscience. Car le cerveau est censé expliquer sans résidu tout ce que nous mettons sous le terme conscience. À sa manière, comme le physicien en son domaine, il faut composer continu et discontinu. C'est donc sur cet ensemble que le philosophe est appelé à se prononcer. LA RÉPONSE DU PHILOSOPHE La première question a trait à l'analogie qui, au principe de ces sciences cognitives, semble en être le principe explicite. Or une science fondée sur l'à-peu-près de l'analogie peut-elle s'appeler « science » ? En effet, l'analogie convient assez bien à des œuvres de philosophie ou à de simples essais dont le langage ne saurait atteindre la rigueur et l'univocité que l'on exige d'ordinaire du travail scientifique. Y aurait-il dès lors, au départ, une sorte d'équivoque tant sur le singulier que sur le pluriel de ce qui s'annonce sous le titre générique de « sciences cognitives » ? Cette première équivoque entraîne des difficultés supplémentaires. On parle de simulation. S'agit-il d'une ressemblance sans identité possible, comme il serait

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normal de l'entendre, ou bien d'une identité qui, en dernière instance, est bien ce que suggère le refus de tout dualisme ? La séduction de l'analogie est telle qu'elle permet d'accentuer tantôt la plus grande dissemblance qu'elle laisse entendre dans la similitude tantôt la confusion pure et simple des termes de l'analogie. Dans le droit fil des affirmations et des conclusions qu'elles autorisent, c'est bien un certain monisme qui paraît triompher des différences. La supré­ matie de la mathesis et de ses équations renverse la primauté du psychologique, au bénéfice d'une universalisation de l'information et de l'intelligence, dont l'intelligence humaine ne serait désormais qu'un cas parmi d'autres : « Tout appa­ reil capable de répondre à un problème posé par l'environnement de manière comparable à la manière humaine est intelligent » (L. 1 09). Ici de nouveau, c'est la prétention à une différence ontologique de l'humain qui est mise à l'épreuve. Après Copernic, après Galilée, après Darwin, après Freud, la nouvelle formule mathématique de l'intelligence-artifice mettrait fin au privilège humain. Il n'est pas inutile de souligner cette prétention que je crois indissociable des sciences cognitives. L'équivoque se poursuit avec la terminologie de l'émergence ou de l'émer­ gentisme. La requête impliquée par le mot porte sur l'irréductibilité du condi­ tionné à ses conditions. Mais, en sens contraire, le continu postulé par la rigueur scientifique aggrave la peur du dualisme ; et celle-

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