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Les reliques Objets, cultes, symboles
HAGIOLOGIA Études sur la Sainteté en Occident- Studies on Western Sainthood
Volume 1
Comité de rédaction - Editorial Board HAGIOLOGIA Belgische Werkgroep voor Hagiologisch Onderzoek Atelier Belge d'Études sur la Sainteté P. Bertrand J. Deploige Fr. De Vriendt K. Heene A.-M. Helvétius X. Hermand M. Trigalet
BREPOLS @! PUBLISHERS 1999
Les reliques Objets, cultes, symboles Actes du colloque international de l'Université du Littoral-Côte d'Opale (Boulogne-sur-Mer) 4-6 septembre 1997 édités par Edina Boz6ky et Anne-Marie Helvétius
BREPOLS ~ PUBLISHERS 1999
© 1999 BREPOLS S!l PUBLISHERS -Turnhout (Belgium)
All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. Dépôt légal: juin 1999 D/1999/009 5/2 7 ISBN 2-503-50844-8 Transferred to Digital Printing 2009.
Préface Fondée en 1991, l'Université du Littoral-Côte d'Opale est répartie sur les sites de Dunkerque, Calais et Boulogne-sur-Mer. Les formations de Sciences Humaines et Sociales, installées à Boulogne-sur-Mer, disposent depuis janvier 1997 de nouveaux locaux et surtout d'une Maison de la Recherche en Sciences Humaines et Sociales, dirigée par Bruno Béthouart. C'est dans ce contexte que le Centre de Recherche d'Histoire Atlantique et Littorale (C.R.H.A.E.L.), et plus particulièrement son équipe «Mentalités et comportements religieux» dont la responsabilité était alors confiée à jean-Pierre Duteil, a pris l'initiative d'organiser un colloque international d'histoire religieuse intitulé «Les reliques. Objets, cultes, symboles». Les organisatrices, Edina Boz6ky et Anne-Marie Helvétius, Maîtres de conférences d'histoire médiévale, rassemblèrent autour de ce thème d'éminents chercheurs français et étrangers, spécialistes de différentes disciplines. Grâce à l'appui de subventions régionales et nationales, ce colloque se tint durant trois jours au Centre universitaire du Musée de Boulogne-sur-Mer devant une assistance nombreuse. Afin d'être accessibles à un large public, toutes les communications furent données en français et suscitèrent d'intéressants débats permettant de mieux cerner le culte et la signification des reliques dans une perspective à la fois historique et sociologique. Ce colloque débouche aujourd'hui sur la publication d'un ouvrage attendu regroupant les contributions des orateurs. Il s'inscrit dans le courant des rencontres scientifiques organisées par le C.R.H.A.E.L. à l'Université du Littoral-Côte d'Opale. Son succès témoigne du dynamisme de notre jeune Université et laisse présager une fructueuse postérité. Patrick VILLIERS Professeur à l'Université du Littoral-Côte d'Opale Directeur du C.R.H.A.E.L.
Remerciements Le colloque «Les reliques. Objets, cultes, symboles» s'est tenu les 4, 5 et 6 septembre 1997 à l'Université du littoral-Côte d'Opale à Boulogne-sur-Mer. Il a bénéficié de l'appui du C.N.R.S., de la Cellule Recherche de l'Université du littoral, de la Maison de la Recherche en Sciences Humaines et Sociales de Boulognesur-Mer, de l'Institut de recherche en Histoire des Religions (I.H.R.) de Lille, du Conseil Régional du Nord-Pas-de-Calais, du Conseil Général du Pas-de-Calais, de la Municipalité de Boulogne-sur-Mer, de l'Office du Tourisme et du Crédit Agricole. Nous tenons à exprimer notre gratitude à ces institutions qui ont permis l'organisation de ces journées. Nous souhaitons aussi remercier les membres du comité scientifique du colloque, les Professeurs Alain Dierkens (Université libre de Bruxelles), Michel Kaplan (Université de Paris 1-Panthéon-Sorbonne), jeanClaude Schmitt (École des Hautes Études en Sciences Sociales) et Patrick Villiers (Université du littoral), ainsi que le Président de notre université, Alain Dubrulle, et ses Vice-Présidents, Daniel Boucher et Brigitte Lestrade, qui nous ont honorés de leur présence et de leur soutien actif. Notre reconnaissance s'adresse également aux présidents de séance, les Professeurs Xavier Barral 1 Altet (Université de Rennes II), Bruno Béthouart (Université du littoral), Bernard Delmaire, Stéphane Lebecq et Régine Le Jan (Université de lille III) et, bien sûr, aux intervenants du colloque qui sont aussi les auteurs du présent volume. Monsieur le Chanoine Henri Platelle mérite un me!ci tout spécial pour avoir accepté la tâche ardue de préparer les conclusions. En outre, les nombreux participants qui nous ont fait l'honneur de venir - parfois de très loin- à Boulogne pour assister à cette rencontre furent aussi les artisans de son succès. Nous n'oublierons pas les éditeurs du présent volume ainsi que les membres du comité scientifique d'Hagiologia (Atelier Belge d'Études sur la Sainteté) qui ont accepté de publier ces actes au sein de leur collection. Nous souhaitons enfin rappeler le rôle ingrat mais essentiel de l'équipe logistique, en particulier Monique Randon pour la comptabilité, Christian Guilbert pour l'organisation matérielle et les étudiants Sandrine Boucher, Christophe Fourmeau et Séverine Leclercq pour l'accueil, mais surtout Catherine Wadoux qui, en tant que secrétaire de la Maison de la Recherche, a très largement collaboré à la réalisation du colloque et à la publication de ses actes avec une efficacité et un dévouement sans égal. Qu'ils en soient tous chaleureusement remerciés. Edina BozOKY et Anne-Marie HELVÉTIUS
Liste des Abréviations AASS : Acta Sanctorum, édition originale, Anvers, etc., 1643-1940; troisième édition, Paris, 1863-1867.
AASS OSB: L. d'Achery, Acta Sanctorum Ordinis S. Benedicti, éd.]. Mabillon, Paris, 1668-1701.
BHG : Bibliotheca Hagiographica Grœca, troisième édition et Auctarium. BHL : Bibliotheca Hagiographica Latina et Novum Supplementum. CC :
Corpus Christianorum.
MGH : Monumenta Germaniœ Historica. AA: Auctores Antiquissimi, Berlin, 1877-1919. 55: Scriptores, Hanovre, 1826-1980. SSRM: Scriptores rerum Merowingicarum, Hanovre-Leipzig, 18841951. PG:
Patrologia cursus completus. Series Grœca, éd. j.-P. Migne, 161 vol., Paris, 1857-1936.
PL:
·
Patrologia cursus completus. Series Latina, éd. j.-P. Migne, 221 vol., Paris, 1841-1864. Aussi sur CD-Rom: Patrologia Latina Database, Cambridge, 1992.
Introduction Depuis le Moyen Âge jusqu'à une époque récente, l'intensité du culte et la densité des collections de reliques ont caractérisé les régions septentrionales de la France et celles de la Belgique actuelle, «de sorte qu'on peut évaluer à plusieurs milliers les reliques accumulées à la fin du xvrue siècle dans les diocèses du nord de la France et du sud de la Belgique. Cette tendance semble caractéristique de ces régions, car nulle part ailleurs en France (. .. ), on ne constate des collections aussi formidables» 1 . Cet état de fait aurait justifié à lui seul l'organisation d'un colloque sur ce sujet à Boulogne-sur-Mer, située sur le chemin des conflits et des échanges culturels et religieux entre la France capétienne et le comté de Flandre. Mais le choix du thème du colloque fut inspiré avant tout par le renouveau d'intérêt que connaissent l'hagiographie et l'histoire de la sainteté depuis une trentaine d'années. Longtemps considérée comme un domaine réservé aux érudits ecclésiastiques, dont le premier souci fut la reconstruction des biographies des saints ou l'examen de la diffusion de leurs cultes, l'hagiographie a fait irruption dans l'histoire des mentalités avec beaucoup de succès. Une nouvelle lecture des textes a permis d'y puiser des renseignements non seulement sur la religiosité, mais aussi sur l'économie, la politique, la culture, la vie quotidienne. Pourtant, malgré cette réhabilitation des écrits hagiographiques, l'étude du culte des reliques des saints reste encore relativement négligée, comme si des relents d'ultramontanisme y étaient associés. Le culte des reliques, l'une des originalités du christianisme, qui a profondément marqué la vie religieuse depuis l'Antiquité, fut en effet la cible des attaques de ses détracteurs, depuis les dissidents médiévaux jusqu'aux protestants, et l'engouement persistant pour les reliques aujourd'hui soulève encore des vagues à l'occasion dans la presse ... Au reste, même dans les colloques récents sur la sainteté, la place réservée aux reliques demeure en général restreinte. Il nous a donc paru opportun de consacrer à celles-ci un colloque international destiné à présenter le bilan des recherches en cours et les nouvelles perspectives. Pour autant, le sujet n'est pas entièrement neuf et une série de recherches plus ou moins récentes ont déjà permis de défricher le terrain. La reconsidération du domaine hagiographique et, en particulier, de l'étude des reliques doit beaucoup au succès rencontré par des ouvrages majeurs comme ceux de P. Brown (pour l'Antiquité tardive) ou A. Vauchez (pour le bas Moyen Âge) 1
A.
VAN GENNEP,
Le folklore de la Flandre et du Hainaut français, Paris, 1935, p. 302-303.
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qui ont renouvelé la problématique en la situant dans le contexte social et politique des époques respectives. De façon générale, quelques grandes synthèses ont marqué le renouveau d'intérêt pour l'histoire des reliques. En France, la pionnière est une historienne du droit, N. Herrmann-Mascard, dont la thèse, Les reliques des saints. Formation coutumière d'un droit (Paris, 1975), fait toujours autorité; sa richesse documentaire ouvre de nombreuses pistes de recherche. Le livre de P. Boussel, Des reliques et de leur bon usage, Paris, 1979, malgré ses informations abondantes, s'adresse avant tout au grand public. Celui de]. Dubois et ].-L. Lemaître, Sources et méthodes de l'hagiographie médiévale, Paris, 1992, offre une introduction utile. En Allemagne, outre l'étude typologique des Translations par M. Heinzelmann (Translationsberichte und andere Quellen des Reliquienkultes, Turnhout, 1979), les synthèses de A. Angenendt (Heilige und Reliquien. Die Geschichte ihres Kultes vomfrühen Christentum bis zur Gegenwart, Munich, 1994), de A. Ui.pple (Reliquien. Verehrung, Geschichte, Kunst, Augsburg, 1990) et de A. Legner (Reliquien in Kunst und Kult zwischen Antike und Aujkliirung, Darmstadt, 1995) sont de véritables manuels en la matière, de même qu'en anglais ceux de]. Bentley, Restless Bones: the Story of Relies, Londres, 1985 et S. Hutson, Relies, Londres, 1986. Enfin, un recueil d'études autour de l'exposition de la collection Louis Peters à Cologne constitue une mise au point essentielle sur le culte des reliques (Reliquien. Verehrung und Verkliirung. Skizzen und Noten zur Thematik und
Katalog zur Ausstellung der Kolner Sammlung Louis Peters im Schnütgen-Museum, dirA. Legner, Cologne, 1989). Des aspects plus particuliers ont été abordés durant les trois dernières décennies autour des domaines suivants: les origines du culte; les liens avec les pèlerinages et les miracles; les rapports avec le pouvoir et la politique; les cultes autour des restes d'un saint bien précis ou d'un trésor de reliques; les aspects archéologiques et artistiques des reliques et reliquaires. La naissance du culte des reliques constitue un point fondamental de l'histoire du christianisme. Les études de Y. Duval (Auprès des saints corps et âme. L'inhumation ad sanctos dans la chrétienté d'Orient et d'Occident du lW au VII' siècle, Paris, 1988) et de V. Saxer (Morts, martyrs, reliques en Afrique chrétienne aux premiers siècles, Paris, 1980) retracent les transformations du culte des morts en culte des saints tant par les textes que par les monuments. Les reliques ont suscité des pèlerinages dès l'Antiquité tardive, et c'est peut-être par ce biais que la plus grande partie des études ont approché l'histoire des reliques et, bien entendu, celle des miracles qui se produisirent à leur contact ou influence. Des publications majeures comme Lieux saints et pèlerinages d'Orient de P. Maraval (Paris, 1985), Il Tesoro. Pellegrinaggio ai corpi santi e preziosi della cristianità de B. Bessard (Milan, 1981) ou L'homme et le
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miracle dans la France médiévale Oat-XIY siècle) (Paris, 1985) de P.-A. Sigal ouvrirent la voie à de nouveaux questionnements sur l'établissement de réseaux de reliques et sur la fonction des miracles liés aux corps saints. Plus récemment, le livre de G.]. C. Snoek, Medieval Piety from Relies to the Eucharist (Brill, 1995), est consacré à l'utilisation et à la fonction des reliques et de l'eucharistie dans la religiosité médiévale. Enfin, le bel ouvrage de M.-M. Gauthier intitulé Les routes de la foi. Reliques et reliquaires de]érusalem à Compostelle (Fribourg-Paris, 1983) présente les plus célèbres reliques et reliquaires en rapport avec leur acquisition et leur utilisation politique. La problématique relative aux reliques faisant partie des insignes du pouvoir royal ou impérial a surtout été abordée par l'érudition allemande; mentionnons avant tout les travaux dirigés par P. E. Schramm (Herrschaftszeichen urid Staatssymbolik. Beitrage zu ihrer Geschiehte vom dritten bis zum sechzehnten ]ahrhundert, Stuttgart, 1955, 3 vol.: recueil collectif de 48 études; avec F. Mütherich, Denkmale der deutschen KOnige und Kaiser. I. Ein Beitrag zur Herrschergeschiehte von Karl dem Grossen bis Friedrich II. 768-1250, Munich, 1981). De même, D. Rollason (Saints and Relies in Anglo-Sa.xon England, Oxford, 1989) a démontré les liens profonds qui existaient entre la politique royale et la fonction des reliques de l'Angleterre anglo-saxonne. Le livre de P. Geary sur Le vol des reliques au Moyen Age (Paris, 1993; paru sous le titre original Furta Sacra. Thefts of Relies in the Central Middle Ages, Princeton, 1978) a connu un grand succès; dépassant le niveau anecdotique, l'auteur a montré les raisons sociales et politiques des acquisitions «forcées» de reliques. Récemment, le rôle politique des reliques en milieu urbain a fait l'objet de l'étude de D. Webb, Patrons and Defenders: the Saints in the Italian City States, Londres-New York, 1996. Parmi les monographies consacrées aux cultes autour des reliques d'un saint particulier, mentionnons l'abondant recueil rassemblé par A. Beau, ] . Berland, A. Davril et alii sur Le culte et les reliques de saint Benoît et de sainte Scholastique (Saint-Benoît-sur-Loire, 1979. Studia monastica, 21, p. 7-430), ou
Le dossier vézelien de Marie-Madeleine. Invention et translation des reliques en 1265-1267. Contribution à l'histoire de la sainte à Vézelay à l'apogée du Moyen Age (Bruxelles, 1975) publié par V. Saxer. Le catalogue consacré aux reliques et au culte des Rois Mages à Cologne constitue une réalisation exemplaire: Die Heilige Drei Konige. Darstellung und Verehrung, dir. R. Budde, WallraffRichartz-Museum, Cologne, 1982, de même que l'étude commémorative consacrée au Saint-Sang: 900 ]ahre Heilig-Blut-Verehrung in Weingarten 10941994. Festschrift zum Heilig-Blut-]ubilaum am 12. Marz 1994, dir. N. Kruse et H. U. Rudolf, Sigmaringen, 1994, 3 vol. Les travaux sur les trésors de reliques et les reliquaires sont également très nombreux; l'analyse des cas précis a donné naissance à des publications de
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très grande envergure, comme sur La relique de la Vraie Croix. Recherches sur le développement d'un culte (Paris, 1961) et Les reliquaires de la Vraie Croix (Paris, 1965) de A. Frolow, mais aussi à des études monographiques exemplaires comme notamment Il Tesoro di San Marco (Florence, 1971, 2 vol.) sous la direction de H. Hahnloser; Der Aachener Domschatz, (Düsseldorf, 1973) par E. G. Grimme; Le trésor de Saint-Denis, dirigé par D. Gabarit-Chopin (Paris, 1991); Trésors de Chelles: sépultures et reliques de la reine Bathilde (t vers 680) et de l'abbesse Bertille (tvers 704) (Chelles, 1991) par ].-P. Lapone et R. Boyer, ou encore sur Les reliques de Stavelot-Malmedy (Malmedy, 1989) de Ph. George. Deux colloques se sont récemment tenus en France sur le thème des trésors (impliquant des reliques): Trésors et routes de pèlerinages dans l'Europe médiévale, Conques, 1994 et Les trésors de sanctuaires, de l'Antiquité à l'époque romane, éd. ].-P. Cailletet P. Bazin, Paris, 1996. Les modalités de conservation des reliques dans les églises et chapelles ont fait couler beaucoup d'encre; en particulier, les études consacrées aux chapelles palatines et castrales ainsi qu'aux Saintes Chapelles proprement dites retiennent l'attention, mais il n'existe aucune étude générale sur le sujet. Plus pour leur valeur artistique que pour leur valeur historique, les reliquaires figurent au premier rang dans quelques catalogues d'expositions importantes sur les trésors ou mobiliers ecclésiastiques. Citons notamment pour la France Les trésors des églises de France (Musée des arts décoratifs, Paris, 1965), Le trésor de Saint-Marc de Venise (Grand Palais, Paris, 1984) et pour l'Allemagne, Omamenta Ecclesiœ. Kunst und Künstler der Romanik (SchnütgenMuseum, Cologne, 1985). Une série d'études vient d'être publiée sur les reliquaires de forme anatomique dans la revue Gesta (36/1, 1997) par les soins de C. W. Bynum et P. Gerson. Toujours dans le domaine de l'art mais de façon beaucoup plus générale, l'ouvrage fondamental de H. Belting, Image et culte. Une histoire de l'art avant l'époque de l'art, Paris, 1998 (titre original Bild und Kult. Eine Geschichte des Bildes var dem Zeitalter der Kunst, Munich, 1990) est indispensable pour comprendre les liens qui unissent relique et image. Des centaines d'articles- souvent d'un intérêt majeur- pourraient s'ajouter à ce panorama bibliographique. Mais comme on peut le constater au vu de ce rapide survol, aucune tentative n'avait été faite jusqu'ici d'aborder les reliques dans une perspective réellement globale et interdisciplinaire. Tel était donc l'objectif de notre colloque: à l'appel aux communications, les spécialistes étrangers et français ont répondu avec enthousiasme et nous avons pu bénéficier de l'aide généreuse d'organismes publics et privés. Les dix-sept contributions publiées dans le présent volume s'articulent autour de quatre axes principaux. Le Moyen Âge occidental y occupe une place centrale quoique non exclusive: deux communications concernent le
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monde de la chrétienté orientale et deux autres se rapportent à l'époque moderne. Le premier axe s'attache aux attitudes mentales des partisans et des détracteurs du culte des reliques à travers les siècles, le deuxième envisage les circonstances dans lesquelles les reliques ont pu être utilisées à des fins politiques, le troisième concerne les aspects liturgiques et rituels des cultes rendus aux reliques, enfin le quatrième s'ouvre aux spécificités de certains cultes aux quatre coins du monde. Sans prétendre à l'exhaustivité, ces différents axes permettent de mesurer l'étendue de la problématique tout en présentant les recherches et projets en cours. Surtout, ils ont pour but de stimuler les réflexions concernant les pistes de recherche à poursuivre au XXIe siècle. En premier lieu, il s'avère nécessaire de réexaminer les sources. Les sources narratives d'abord, dont la critique - en dépit des instruments de travail disponibles - est souvent à faire ou à refaire sur la base des manuscrits, de leur production et de leur diffusion. Bien entendu, de nombreux textes devraient être édités ou réédités et analysés de façon approfondie. La typologie des sources conservées mérite aussi d'être peaufinée. Quant aux sources diplomatiques, elles sont trop souvent négligées pour l'étude des reliques bien qu'elles recèlent pourtant des trésors d'informations. L'étude des inventaires de reliquaires, généralement rédigés à l'époque moderne, devrait permettre d'établir la chronologie et les modalités de la constitution des collections de reliques. Sans oublier les monographies des XVIIe et XVIIIe siècles qui contiennent souvent des renseignements inédits sur l'histoire de certaines reliques ou de collections aujourd'hui dispersées. Quant aux reliques et reliquaires comme sources, ils devraient systématiquement faire l'objet d'analyses archéologiques, ce qui n'est malheureusement possible que dans les rares cas où des spécialistes sont invités à assister à l'ouverture des châsses. On ne peut que plaider en ce sens tout en insistant sur la nécessaire collaboration entre historiens, historiens de l'art et archéologues lors de telles enquêtes. En deuxième lieu, l'analyse du contexte social et politique du culte des reliques n'en est qu'à ses débuts. Dans le passé et encore de nos jours, la majorité des études s'est intéressée à la face la plus immédiate de ce culte, les miracles et les pèlerinages autour du tombeau, ainsi qu'aux expressions de la religiosité témoignées à ces occasions. De plus en plus, les chercheurs s'interrogent sur les fonctions politiques de la possession ou du contrôle des reliques, que les sources médiévales ne négligent d'ailleurs pas. L'interprétation de ces sources, qui émanent toujours des milieux ecclésiastiques, reste cependant délicate: la vision d'un consensus idéal de toute la société autour du culte d'un saint patron n'est-elle pas quelque peu exagérée? Seule l'approche des conditions historiques de la naissance, de l'essor et des impulsions d'un culte peut éclairer les causes profondes de l'emploi de tel ou tel cliché hagio-
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graphique. En outre et toujours sur le plan politique, la hiérarchie de la valeur des reliques, la géographie de leur diffusion ou encore le lien entre la renommée d'un saint personnage et l'efficacité de ses reliques constituent des thèmes de recherche complexes mais prometteurs. Les textes narratifs, mais aussi les textes liturgiques (dédicaces, ordines, calendriers, coutumes monastiques etc.) ainsi que les monuments ayant abrité des reliques devraient être « revisités » à la lumière de l'histoire sociale et politique; il ne suffit pas de décrire les transformations d'une église en rapport avec des reliques, encore faut -il prendre en considération les circonstances qui ont pu favoriser telle ou telle modification particulière. En troisième lieu, la «théologie» des reliques est encore à écrire. S'il n'existe que très peu d'écrits antiques et médiévaux fournissant une explication à l'efficacité thaumaturgique des reliques, un dépouillement systématique des Pères de l'Eglise et des auteurs médiévaux devrait produire une riche moisson. Dans le même ordre d'idée, le sens et la symbolique des reliques dans la littérature religieuse méritent d'être étudiés (l'Arche d'Alliance comme archétype des reliquaires, etc.). Enfin, l'étude des reliques dans ses différents aspects- objets, cultes, symboles - doit nécessairement s'inscrire dans t.me perspective comparatiste: avant tout, en établissant les relations entre le monde byzantin et l'Occident, mais aussi en débusquant les analogies existant entre la civilisation chrétienne et les autres cultures. Edina Boz6KY et Anne-Marie HELVÉTIUS
Les reliques, un trait commun du christianisme
De la dépouille à la relique: formation du culte des saints à Byzance du ye au XIIe siècle* Michel KAPLAN
Le 15 août 1926 Rudolph Valentino mourait en pleine gloire hollywoodienne. Les funérailles qui suivirent donnèrent lieu à de mémorables scènes d'hystérie collective; on frisa l'émeute, la foule de ses admiratrices tentant d'arracher à la dépouille de l'acteur, qu'elle pouvait voir à travers le cercueil de verre, ce qu'il faut bien appeler des reliques. La scène n'est pas sans rappeler celle qui suivit la mort de Danielle Stylite, le 11 décembre 493, dans la banlieue européenne de Constantinople. Le saint l'avait d'ailleurs prévu; il avait fait construire par l'une de ses disciples, la patricienne Héraïs, un système de rampe hélicoïdale en bois qui permettrait de descendre le corps de la plate-forme sommitale de sa colonne et de gagner l'oratoire où le saint devait être enseveli sans toucher terre, «afin qu'il ne fût pas mis en morceaux par l'assaut de la foule de ceux qui essaieraient de se tailler une eulogie » 1. D'ailleurs, la déposition de Daniel telle que nous la rapporte l'hagiographe est tout à fait ciné.,. matographique. Le corps du stylite est allongé sur une planche; seuls le patriarche Euphémios puis les hauts dignitaires sont admis à monter sur la logette pour embrasser le corps du saint. La foule exige que la dépouille soit attachée à la planche et celle-ci dressée pour que le saint soit visible de tout côté tel une icône 2 . * Références hagiographiques: voir annexe. 1 Vie de Danielle Stylite, c. 94, p. 88. Depuis le fondateur du genre, Syméon l'Ancien, les stylites ont l'habitude de distribuer aux pèlerins qui accourent au pied de la colonne des médailles moulées dans la terre de l'enclos sacré, la mandra, et frappées à l'effigie du saint; ces souvenirs, qui deviennent évidemment des reliques, sont qualifiés d'eulogies. Cf. en dernier lieu J.-P. SODINI, «Nouvelles eulogies de Syméon», Les saints et leur sanctuaire à Byzance, textes, images et monuments, éd. C. jOLIVET-LÉVY, M. KAPlAN, ].-P. SoDINI, Paris, 1993 (Byzantina Sorbonensia, 11), p. 25-33. Sur la question de l'intangibilité des corps saints, héritage de la législation romaine et rapidement contestée, cf. l'ouvrage remarquable, mais surtout tourné vers l'Occident, deN. HERRMANN-MAsCARD, Les reliques des saints,formation coutumière d'un droit, Paris, 1975 (Société d'Histoire du Droit, collection d'histoire institutionnelle et sociale, 6), p. 26-41. 2 tp61tou ehc6voç, Vie de Danielle Stylite, c. 99, p. 91-92. Comme nous le verrons plus bas, le corps est tantôt qualifié de ce terme (milJ.la), tantôt de relique; d'où l'intérêt particulier de l'expression dont use ici l'hagiographe.
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MICHEL KAPLAN
Malgré les précautions prises, dont un cercueil de plomb, Euphémios craint que la foule ne déchire le saint en morceaux. Crainte justifiée: la rampe en spirale s'effondre lorsque le cortège passe sur la partie en surplomb entre la colonne et l'oratoire, mais les porteurs-parviennent à résister à la foule 3 . Il n'y a donc point de
doute que, pour la foule, le corps du stylite décédé est déjà une relique dont un petit morceau constituerait une eulogie de particulière qualité. Les événements de décembre 493 ne sont pas un cas isolé. Le 30 juin 446, mourait Hypatios, âgé de quatre vingts ans, higoumène du monastère des Rufinianai, sur la rive asiatique face à Constantinople4 . Durant la cérémonie de déposition, «la foule déchirait le lit funèbre pour emporter quelque parcelle de ses vêtements en guise d'eulogie; l'un avec un couteau coupait le linceul, un autre le manteau, un autre lui arrachait des poils de barbe». Si Alypios le Stylite semble être resté intact malgré les tentatives des femmes qui assaillaient la colonne5 , il n'en va pas de même de Théodosios, higoumène d'un cénobe de Palestine et disciple de Sabas, mort le 11 janvier 529. C'est le patriarche de Jérusalem, Pierre, qui vient, avec un cortège d'évêques, rendre les honneurs à la dépouille du saint. «On pouvait voir la foule accourir en flots, moines et gens du monde ensemble; les uns se hâtaient de toucher le corps pour en obtenir une bénédiction, les autres déchiraient même les vêtements qui l'entouraient, certains allaient jusqu'à arracher les poils de sa barbe sacrée, chacun voulait détenir quelque chose qui lui ait appartenu pour ranimer la flamme du souvenir» 6 • Au xe siècle, l'hagiographe de Nikon le Métanoeite se montre plus sévère envers de semblables agissements. Tout le peuple de Lacédémone et de la province alentour accourt. «Voulant montrer la brûlante ardeur de leur foi, ceux qui accourent entreprennent des actions d'une grossière stupidité. L'un essaye d'arracher des boucles de cheveux de la tête du saint, l'autre les poils de la barbe, un autre un morceau de son vieux manteau et de sa peau de chèvre. Pour tous, c'était un exploit digne d'être clamé sur les toits que d'emporter quelque chose qui touchât à la peau de la sainte relique (Â.Ehjlavov) pour soulager ses maux» 7 . Pour la foule qui 3 Vie de Danielle Stylite, c. 100, p. 92. Nous avons tenté de reconstituer la géographie de l'espace sacré entourant Daniel: M. KAPlAN, «L'espace sacré dans la Vie de Danielle Stylite», Le sacré et son inscription dans l'espace à Byzance du IV" au XIII' siècle (études comparatives), éd. M. KAPlAN (Byzantina Sorbonensia, 18), sous presse. 4 Vie d'Hypatios par Kallinikos, c. 51, 10, p. 290. Sur le monastère d'Hypatios, cf. R.jANIN, Les églises et les monastères des grands centres byzantins (Bithynie, Hellespont, I.atros, Galèsios, Trébizonde, Athènes, Thessalonique), Paris, 1975, p. 38-40. 5 Alypios, stylite en Honoriade, meurt à 99 ans sous Héraclius (610-641); «les femmes en viennent presque aux mains, pleurant sur la dépouille (relique: Â.eiwavov) pour éviter que, le corps (O'IDJW) enlevé, elles ne fussent privées de bénédiction (eulogie: EÙÂ.oyia)», Vte d'Alypios le Stylite, c. 168, c. 25. 6 Vie de Théodosios par Théodore de Pétra, p. 41. 7 Vie de Nikon le Métanoeite, c. 47, p. 102.
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accourt aux funérailles d'un saint, la dépouille du défunt est une relique; des objets qui ont été à son contact peuvent fournir une partie des bienfaits attendus, mais pas autant que le corps du saint. La simple existence d'une relique corporelle est loin d'être une évidence. Le saint est avant tout un imitateur du Christ; or, pour celui-ci, l'événement fondamental, c'est précisément la disparition du corps. Une partie de la tradition hagiographique adhère à ce schéma. Ainsi, sainte Thècle, disciple de Paul de Tarse dont la légende se forme au ye siècle, «s'enfonça vivante et pénétra dans la terre, Dieu ayant décidé que celle-ci s'ouvrît et se fendît pour elle au lieu même où l'on a fixé la divine et sainte table de la célébration liturgique» 8 . C'est bien l'état de la tradition avant la construction d'une basilique par l'empereur Zénon, au-dessus de la grotte, aménagée en martyrian. La légende se modifie par la suite pour intégrer la grotte à la Vie même: elle y a vécu, elle y a disparu, on y voit encore son voile pétrifië; mais la seule relique est une relique secondaire. Autre tendance marquée à la disparition: la dépouille du salas, le fou de Dieu. L'initiateur du modèle, Syméon d'Émèse en Syrie du Nord, meurt seul dans sa cahute, enseveli sous le poids des fagots qui la couvraient; deux de ses familiers le découvrent; avec l'aide d'un juif que Syméon avait converti, ils vont ensevelir le corps (crro~a) dans la fosse commune. Le diacre jean, principal correspondant du salas dans l'église officielle, l'apprend; la nouvelle se répand et jean se rend avec une foule empressée pour le sortir de cette fosse et enterrer de façon plus honorable ce qui est maintenant une relique (ÂEhlfavov). Mais elle n'est plus là, car le Seigneur l'a fait passer ailleurs 10 . Même démarche pour l'imitateur de Syméon, André Salos, saint légendaire de Constantinople, dont la Vie date du xe siècle. André, qui a hanté les portiques qui bordent les forums et les principales artères de la capitale, y rend l'âme seul. Une femme, attirée par l'odeur qui se dégage de ce marginal habituellement nauséabond, découvre la dépouille (ÂEt\jJaVOV), court en informer les gens; la foule accourt, mais ne trouve plus rien. «Ils furent émerveillés de la douce odeur d'huile et d'encens, mais ne purent aucunement trouver la relique du juste, car le Seigneur l'avait enlevé selon son décret, que peut comprendre quiconque a aussi compris ce qu'a accompli en cachette le saint homme» n_
Vie de Thècle, c. 28, p. 280. DAGRON, Vie et miracles de sainte Thècle, texte grec, traduction et commentaire, Bruxelles, 1978 (Subsidia Hagiographica, 62), p. 52-53. Étude du site, de l'architecture, du monachisme et du pèlerinage aux p. 55-79. 10 Vie de Syméon Salos, c. 41, p. 102; cf. V. DÉROCHE, études sur Léontios de Néapolis, Uppsala, 1995 (Acta Universitatis Upsaliensis, Studia Byzantina Upsaliensia, 3), p. 231, n. 15.
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Vie d'André Salos, p. 300.
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Les chrétiens orientaux se sont toutefois habitués à ce que l'on ait d'ordinaire conservé des reliques corporelles du saint, ce qui n'était nullement assuré dans les premiers temps: les saints étaient alors des martyrs dont la communauté ne parvenait pas toujours à récupérer les restes suppliciés. Lorsqu'un saint personnage n'a pas laissé de relique, il faut trouver une justification. D'Étienne lejeune, mis en pièce par la foule en 765, il ne restait que la cervelle, que le pieux Théodore a subrepticement recueillie dans un mouchoir, puis déposée dans un coffret au monastère tou Diou à Constantinople. Témoin de ce dernier événement, le novice Étiennet, à qui l'higoumène a refusé le diaconat, vole le coffret et va raconter l'affaire à l'Empereur; celui-ci fait alors comparaître Théodore et l'higoumène. Contre tout bon sens, ils plaident non coupables; Constantin Copronyme veut les confondre en montrant le linge et la relique. Mais, quand on ouvre le coffret, dans un souffle, le mouchoir et la relique deviennent invisibles 12 . Pour les besoins de la cause, l'hagiographe fait disparaître la relique; cela justifie qu'il n'en reste point d'un saint aussi considérable du moins aux yeux de son hagiographe et du parti qu'il représente. Les hagiographes sont toutefois loin d'être unanimes sur l'importance des reliques de leur héros. De nombreux récits se terminent à la mort du saint, sans même décrire les funérailles, ou bien sans se soucier du sort ultérieur de la dépouille une fois celle-ci mise au tombeau. Pour une partie de l'église byzantine, l'intercession du saint, unanimement admise, et son pouvoir miraculeux, déjà moins généralisé 13 , ne vient pas d'abord des restes matériels du bienheureux, mais de sa familiarité, de sa facilité d'accès (mx.pp11cria.) à Dieu. Ainsi, l'un des plus importants hagiographes du VIe siècle, le palestinien Cyrille de Scythopolis, auteur des vies des ascètes du désert de Rouba, accorde peu d'attention au devenir de la relique du saint 14 . Il suffit, pour s'en
12 Vie d'Étienne lejeune, c. 71-75, p. 171-173. À lan. 448, p. 279, l'éditeur fait le point sur les reliaues d'Étienne le jeune recensées dans les sources postérieures. 1 Sur ce point, cf. M. KAPlAN, «le miracle est-il nécessaire au saint byzantin?», Le miracle dans les mondes chrétien et islamique médiévaux, éd. D. AIGlE (Hagiographies médiévales comparées), sous presse. 14 Des sept personnages dont Cyrille de Scythopolis écrit la Vie, seul Euthyme, inventeur de la laure, a droit à un traitement de la relique, avec miracles, mise en bière, puis transfert: Vie d'Euthyme, c. 40 et 42, p. 60-62. S'agissant du personnage essentiel, Sabas, celui dont la Vie est la plus développée, Cyrille annonce clairement la couleur, rapportant comment il a vu le corps du saint: «quand on eut ouvert la précieuse tombe pour y déposer la dépouille (Â.ei'lfavov) du bienheureux Cassien, je descendis pour vénérer le corps (crii'llla) du divin vieillard et le trouvai parfaitement conservé sans trace de corruption, et, dans mon admiration, je glorifiai Dieu qui avait glorifié son serviteur et l'avait honoré d'incorruptibilité avant la résurrection commune et universelle. Mais en voilà assez sur la relique (Â.&i'lfavov) du saint. Quant à son esprit, il a été gratifié d'un grand pouvoir d'intercession auprès de Dieu»: Vie de Sabas, c. 78, p. 184. La position de l'hagiographe est donc claire: les reliques sont un élément secondaire, c'est l'esprit qui importe.
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convaincre de regarder sa version de la Vie de Théodosios, personnage évoqué plus haut: son récit ne décrit même pas l'inhumation du saint, mais passe tout de suite à son successeur Sophronios 15 . Au contraire, Théodore de Pétra, un évêque comme Cyrille, consacre un long développement déjà étudié aux funérailles du saint et au rôle de relique de la dépouille. Un même hagiographe peut changer d'avis et mentionner le devenir post mortem du saint précédemment négligé. Ainsi, le moine Sabas rédige la Vie de Pierre d'Atroa, ascète de l'Olympe de Bithynie. Celui-ci meurt le 1er janvier 83 7. Dans une première version, Sabas ne mentionne ni le devenir du saint corps, ni même l'ensevelissement16 . Quelques années plus tard, le culte du saint s'est visiblement développé et Sabas refait sa copie; il retravaille divers épisodes de la Vie et ajoute une collection de miracles. Surtout, il ajoute le récit du transfert de la dépouille, le 19 août 838; les moines transportent le cercueil de l'église du monastère à la grotte où le saint avait mené son ascèse. L'auteur parle alors de la relique (Â.eivavov): cette transformation, qui a pris près de 20 mois, se marque par un écoulement de myron qui va désormais sourdre périodiquement du cercueil et remplacer l'huile du luminaire pour les miracles 17. Bref, Sabas a su assumer les contradictions entre l'imitation du Christ, idéal fondamental du moine, et qui impliquerait la disparition du corps, et la doctrine de la résurrection de la chair, qui peut permettre aux saints de Dieu de jouir immédiatement de l'incorruptibilité du corps promise à la parousie. Ajoutons tout de même, et l'évolution de la Vie de Pierre d'Atroa est là pour nous le rappeler, l'intérêt bien compris du monastère, que le pèlerinage fait vivre: la présence du corps du saint dans sa châsse est un puissant mobilisateur de pèlerins et d'aumônes. Remarquons toutefois que le pèlerinage le plus couru d'Orient, celui de Syméon Stylite l'Ancien, survit parfaitement durant plusieurs siècles au transfert de la relique à Antioche et, si l'on en croit la Vie de Danielle Stylite, à Constantinople. Le phénomène est toutefois particulier. Fondateur du genre, Syméon s'est tellement identifié à la sa colonne que, après le départ de la relique, c'est la colonne elle-même qui en joue le rôle; il a fallu la protéger par la construction d'une clôture, qui empêche de parvenir jusqu'à elle, contrairement à ce qui se passait du vivant du saint; l'octogone qui l'entoure devient
Vie de Théodosios par Cyrille de Scythopolis, p. 239-240. Vie de Pierre d'Atroa, c. 58, p. 223. 17 Vita retractata de Pierre d'Atroa, c. 97, p. 147. 15 16
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ainsi une sorte de reliquaire géant. Ce lieu saint majeur peut ainsi se passer du corps du saint homme 18 . Le devenir du culte de Syméon Stylite, tout comme les récits évoqués plus haut qui mettent en scène la foule dépeçant la relique pour en disperser les bénédictions, montre que l'intégrité du corps n'est pas nécessaire; elle ne serait d'ailleurs pas toujours possible, sous la pression des événements. Il convient donc d'adapter la théorie à la réalité, ce que fait dès le ye siècle Théodoret, métropolite de Cyr, en Syrie du nord. «Les corps des martyrs ne sont pas contenus chacun dans un seul tombeau, mais les villes et les villages se les sont partagés entre eux et les appellent sauveurs des âmes et médecins des corps. En adressant leur intercession au Seigneur de tous, ils obtiennent à travers eux des dons divins. Bien que le corps ait été divisé, la grâce demeure indivise; la relique la plus petite, la plus infime, a le même pouvoir qu'un martyr resté entier, sans division. La grâce qui s'épanouit distribue les bénédictions, mesurant les récompenses appropriées à la foi de ceux qui les approchent» 19 . Remarquons au passage que le métropolite de Cyr ne s'intéresse qu'au corps, alors que les hagiographes ne négligent pas totalement les objets qui ont été au contact du saint. Sentant que les iconoclastes risquent d'enlever prématurément le corps d'Euthyme de Sardes, martyr du second iconoclasme, les gens de son entourage cachent et mettent provisoirement de côté sa couverture et quelques vêtements usuels 20 . La fragmentation des corps saints devient une nécessité absolue dès lors que la consécration d'une église s'accompagne obligatoirement de l'inclusion de reliques dans l'autel21 . Pour autant, l'on sent bien, dans l'attitude défensive qui caractérise la mise au tombeau dans les récits hagiographiques, la volonté farouche de garder l'intégrité 18 Cf. ].-P. SoDJNI, «Qa'lat Se'man: un exemple de hiérarchisation de l'espace sacréh, Le sacré et son inscription dans l'espace, cité supra n. 3. Remarquons que, chez son «rival» chalcédonien Syméon
Stylite le jeune, la relique joue un rôle tout à fait secondaire. Elle n'est mentionnée qu'à l'extrême fin, sans relation des funérailles: « [le saint] dispense les guérisons par le moyen de sa vénérable relique, en exauçant largement les demandes de ceux qui viennent à lui~ (Vie de Syméon Stylite le Jeune, c. 257, p. 223). Mais la Vie, qui n'avait été jusque là qu'un long recueil de miracles, s'arrête à ce point et ne comporte aucun miracle posthume; la similitude voulue avec le sanctuaire de Qa 'lat Se'man permet de penser que la colonne joue ici aussi son rôle. 19 THÉODORET DE CYR, Grœcorum affectionum curatio 8, PG 83, col. 1012 B; cf. ]. WORTLEY, « Iconoclasm and leipsanoclasm: Leo III, Constantine V and the relies», Byzantinische Forschungen, 8, 1982, p. 253-279, notamment n. 48. 20 Vie d'Euthyme de Sardes, c. 28, p. 61. 21 En Orient, le décalage apparaît important entre le fait, qui parait relativement précoce, et le droit, codifié seulement au second concile de Nicée (787), canon 7, MANS! 13, col. 427 C. Les églises de plein exercice, par opposition aux oratoires sans autel consacré, ne s'imposent que progressivement: cf. M. KAPLAN, «Le village byzantin: naissance d'une communauté chrétienne», Villages et villageois au Moyen Age, Société des Historiens Médiévistes de l'Enseignement Supérieur Public, Paris, 1992 (Publications de la Sorbonne - Série Histoire Ancienne et Médiévale - 26), p. 15-25.
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du corps saint; celle-ci est d'ailleurs nécessaire si l'on veut préserver l'une des caractéristiques majeures de la sainteté, l'incorruptibilité du corps 22 • L'absence de doctrine d'ensemble et systématique laisse une vraie liberté aux hagiographes. Celle-ci se traduit d'abord au niveau du vocabulaire. À ne suivre que la signification stricte des termes, on pourrait distinguer le corps (crroJ.ta), qui devient après la mort un cadavre (VEKp6ç), puis, dans des circonstances qui sont précisément le centre de notre réflexion, une relique (Â.Ei'lfavov, cr:xiivoç, cr:xiJvroJ.ta). Les choses sont toutefois rendues plus compliquées par le fait que le vocable le plus usité pour désigner la relique (Â.Et'lfŒVOV) signifie au départ dépouille, sans toujours se charger du sens propre de restes transmettant aux hommes la bénédiction du saint. Prenons quelques exemples de cette gradation. Dès son ensevelissement dans la fosse commune de Daphnè, le corps de Marthe, mère de Syméon Stylite le Jeune, devient une relique (Â.Ei'lfavov) 23 • Lorsque l'on procède à la mise au tombeau de Théodora de Thessalonique, le 29 août 892, son corps (crroJla) a déjà accompli deux guérisons 24 ; toutefois, après le neuvième jour, quand commencent les délivrances de démons, c'est déjà une relique (Â.Et'lfavov) 25 . Tel semble bien être le calendrier terminologique: le corps d'Alypios le Stylite dévient une relique le troisième jour26 . Il arrive pourtant que le corps ne franchisse jamais ce stade au niveau des termes. Par exemple, le corps d'Athanase l'Athonite, enterré selon la règle le troisième jour en présence de 3.000 moines et higoumènes de la sainte montagne, n'est jamais qualifié de relique alors qu'un sang miraculeux s'est mis à couler de la plaie ouverte lors de la chute fatale 27 . Même chose pour Luc le Jeune, dont le corps, enseveli dans un tombeau bientôt embelli donne matière à la construction d'une église pour l'abriter et le célébrer, mais qui n'est jamais désigné comme relique malgré le myron qui en coule28 . Peut-on pour autant affirmer que les corps de Luc et Athanase ne soient pas devenus des reliques? Il en va de même pour le
22 Nous laisserons de côté la relique de martyre féminine sans doute la plus célèbre de l'histoire byzantine, Euphémie de Chalcédoine, martyrisée en 303 ; le destin primitif de son corps, sujet principal de la présente étude, nous échappe. En revanche, la légende postérieure, telle qu'elle s'affirme à l'époque iconoclaste, est tout à fait essentielle pour comprendre l'importance que revêt l'incorruptibilité du corps. Cf. F. HALKIN, Euphémie de Chalcédoine, Légendes byzantines, Bruxelles, 1965 (Subsidia Hagiographica, 41) et l'étude de]. WORTLEY, «lconoclasm and leipsanoclasm~, cité supra n. 19, 274-279. 3 Vie de Marthe, c. 28, p. 274. 24 Vte de Théodora de Thessalonique, c. 43-44. 25 Ibid., c. 50. Cf. infra pour la signification du neuvième jour. 26 Vie d'Alypios le Stylite, c. 25, p. 168. 27 Vie d'Athanase l'Athonite, c. 239, p. 115. 28 Vie de Luc lejeune, c. 79-83, p. 208-210.
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terme, plus rare, de «cadavre»: dans l'Enkomion que lui consacre au IXe siècle Nicéphore le Skévophylax, le «cadavre vivifiant» de Théodore de Sykéôn (veKpoç Çroonoioç), devant lequel l'empereur Héraclius plie le genou, laisse couler du myron29 . Le terme nettement plus rare de crxflvoç ou crxftvroJla n'est pas forcément beaucoup mieux défini. Dans la Vie de Luc le Stylite, il désigne la dépouille avant son ensevelissement au monastère de Bassianos 30 . Il désigne de même celle de Nicolas le Stoudite que l'on dépose à côté de Naukratios, son prédécesseur comme higoumène du Stoudios, à proximité du cercueil de Théodore Stoudite31 . En revanche, dès la déposition du corps de Nikon le Métanoeite que l'évêque a finalement pu assurer malgré la pression populaire, celui-ci devient une relique: «comme un fleuve, aussitôt, le myron coula du divin crxflvoç, ne s'asséchant jamais, mais se renouvelant dans son apparence et son action indicible »32 . Le terme peut d'ailleurs se trouver employé comme exact synonyme de Â.et'lfavov: ainsi, dans la Vita retractata de Pierre d'Atroa, la relique du saint (Â.et'lfavov) se met à exsuder le myron lorsqu'elle a été transportée dans la grotte où Pierre menait ses ascèses; ce myron se met à couler du crxflvoç un jour de commémoraison du saint et guérit Sabas, l'auteur de la Vié 3 . Mais l'ambiguïté qui demeure dans le sens de Â.eivavov, dépouille ou relique, entraîne un usage souvent équivalent des deux termes. Ainsi, à la mort de Philarète en 792, l'empereur Constantin VI, qui a épousé la petite-fille du saint homme, se rend à la demeure du Miséricordieux pour honorer sa dépouille (Â.et'lfavov), avec sa mère Irène et sa femme Marie, la petite-fille en question. Pourtant, quelques lignes plus bas, c'est le corps (crroJla) que l'on dépose dans la tombe que le saint a acquise au monastère de Krisis 34 . Les 29 Enhomion sur Théodore de Sykéôn, c. 43, p. 268 etc. 46, p. 269; nous revenons ultérieurement sur le phénomène du myron. 30 Vie de Luc le Stylite, c. 39, p. 233 etc. 41, p. 234-236. 31 Vie de Nicolas le Stoudite, PG 105, col. 921 CD. 32 Vie de Nikon le Métanoeite, c. 48, p. 164. Sur les rapports difficiles de Nikon avec l'évêque de Sparte, comme d'ailleurs avec tout le monde, cf. M. KAPlAN, «Les moines et le clergé séculier à Byzance, V-xn• siècles», Moines et monastères dans les sodétés de rite grec et latin, éd. j.-L. LEMAITRE, M. DMITRIEV, P. GONNEAU, Genève, 1996, p. 293-311. 33 Vita retractata de Pierre d'Atroa, c. 97 et 98, p. 147. La Vie de Pierre d'Atroa est un exemple rare d'une Vie dont nous possédons à la fois la version d'origine, qui s'arrête brutalement à la mort du saint et ne parle pas des reliques et la Vita retractata, retravaillée par le même auteur, qui, après l'expansion du culte du saint et du pèlerinage autour de la tombe et de la relique, rectifie certains détails de la Vie d'origine et y ajoute un recueil de miracles, dont les pèlerins s'attendaient évidemment qu'on leur donnât lecture au moment où ils souhaitent bénéficier de la même bénédiction. 34 Vie de Philarète, p. 161. Sur cette Vie et les relations de la famille avec le monastère Saint-André en Krisei, cf. en dernier lieu M.-E AUZÉPY, «De Philarète, de sa famille et de certains monastères de Constantinople», Les saints et leur sanctuaire, cité supra n. 1, p. 117-136.
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moniales qui entouraient Athanasia d'Égine restent prostrées devant la sainte dépouille (Â.Ei'lfavov) puis placent le corps (cr&J..La) comme il convient dans un cercueil; au quarantième jour, le cercueil où se trouvait la relique (Â.eivavov de nouveau) commence à grincer35 . Après la mort d'Irène de Chrysobalanton, la foule qui accourt à la relique (Â.eivavov) pour sanctification laisse à peine les moniales préparer les funérailles du saint corps (cr&J..La) 36 . Bref, le vocabulaire hésite: quand bien même on saurait qu'il convient de distinguer le corps qui vient de rendre l'âme de la relique vecteur de l'intercession, encore faut-il savoir quand le cadavre peut devenir relique. Là encore, la doctrine fluctue et les hagiographes varient. Le seul véritable encadrement offert à cette anarchie conceptuelle et chronologique vient des traités qui examinent les trois temps qui suivent la mort, souvent par comparaison avec le rythme de la conception et de la naissance, qui permettent, eux, de savoir quand le fœtus devient un être humain et quand le nouveau-né devient un chrétien qui, le quarantième jour, peut être baptisé. Les plus anciennes versions connues se trouvent dans le De Mansibus de jean Lydos (VIe siècle) 37 . «Quand l'homme est mort, au troisième jour, il se transforme et perd sa forme reconnaissable; au neuvième jour, le corps se dissout tout entier, sauf le cœur qui se conserve; au quarantième jour, ce dernier disparaît avec le reste.» Une autre version, plus bavarde, donne des détails précis: au troisième jour, les viscères se déchirent; au neuvième jour, le corps et le visage se fissurent comme sous l'effet d'un levain; au quarantième jour, les articulations se disjoignent. Mais il ne s'agit que du corps, que l'on doit mettre en parallèle avec le devenir de l'âme, puisque la mort sépare le corps de l'âme. Les trois étapes se retrouvent dans le voyage de l'âme, qui reste sur terre auprès du corps durant trois jours: le troisième jour, les anges l'emportent; le neuvième jour, elle subit l'examen des douaniers de l'air et des
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Vie d'Athanasia d'Égine, c. 13-14, p. 190-191. Vie d'Irène de Chrysobalanton, c. 23, p. 108-110. Une étude attentive de ce passage, très soigneu-
sement écrit, permet de cerner mieux l'emploi du vocabulaire. L'auteur emploie Â.lltljlavov (relique) pour montrer comment les femmes et les filles des sénateurs «abandonnent toute pudeur pour courir vers la relique de la sainte, dans leur désir de puiser à la source de sanctification, les unes par le toucher, d'autres seulement par la vue, pour celles que l'affluence de la foule empêchait de la toucher»; au contraire, quand les moniales se livrent à l'action technique de préparation des funérailles, il s'agit simplement du corps (uôlJ.la). 37 Texte édité par K. KRuMBACHER, «Studien zu den Legenden des heiligen Theodosios», Sitzungsberichte der K. B. Akad. d. Wiss. zu München, philos.-philol. und hist. Qasse, 1892, p. 341-355. Commentaire par F. CuMONT, «La triple commémoration des morts», CRAI, 1918, p. 278-294 et surtout G. DAGRON, «Troisième, neuvième et quarantième jours dans la tradition byzantine: temps chrétien et anthropologie», Le temps chrétien de la fin de l'Antiquité au Moyen Age, lW-XIII' siècle, Colloques Internationaux du CNRS n° 604, Paris, 1984, p. 419-430.
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anges; le quarantième, elle comparaît devant Dieu, dont la sentence lui assigne le lieu où elle devra attendre la Résurrection et le Jugement. La liturgie funéraire chrétienne adopte très tôt la séquence des trois nombres. Elle élimine progressivement les variantes qui ne touchaient jamais au chiffre trois, trop directement lié à la Résurrection, mais pouvaient préférer sept à neuf ou bien trente à quarante 38 ; elle lui trouve des justifications vétéroou néo-testamentaires, mais surtout elle unifie et réduit à un rituel de commémoraison des morts 39 un faisceau de traditions diffuses, puis croit devoir lui trouver des justifications physiologiques; pour reprendre la belle expression de G. Dagron, «le temps chrétien de la mort entre ainsi dans le temps plus amplement rythmé d'une anthropologie christianisée». Examinons comment l'hagiographie met en pratique ce calendrier, éventuellement décisif pour la transformation du corps en relique. Notons d'abord que, pour un nombre non négligeable de Vies, ce problème chronologique ne se pose pas: le corps devient une relique dès la mort. Ainsi, Élisabeth d'Héraclée, abbesse à Constantinople auve siècle, meurt de fièvre un 24 avril; moines et moniales des monastères voisins se rassemblent pour enterrer la vénérable dépouille; c'est le terme relique (Àet'lfavov) qui est employé et l'hagiographe, dans la foulée, nous informe de l'incorruption de la sainte40 • Lorsqu'Euthyme meurt, le 20 janvier 473, sa relique (Àet'lfavov) se met immédiatement à faire des miracles, avant même la mise en bière et bien avant le transfert dans la chapelle funéraire, construite tout exprès à l'emplacement de sa grotte ascétique sur l'ordre du patriarche de jérusalem Anastase 41 . Le cas de Nicolas de Sion, mort le mercredi 10 décembre 565, est encore plus net. «Sa dépouille (Àet'lfavov) fut déposée à l'intérieur de la sainte et illustre Sion, là où gisent les reliques (même terme) des ... martyrs» 42 . Nous avons déjà examiné les cas, similaires, de Marthe, de Philarète et d'Irène de Chrysobalanton, pour constater que le corps, avant même de recevoir les derniers honneurs, est déjà une relique. Au moment même où meurt Athanasia
38 La tradition latine préfère trente jours à quarante: GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogues IV, 54, PL 77, col. 21 BC; cf. D. SnERNON, «La vision d'Isaïe de Nicomédie», Revue des Études Byzantines, 35, 1977, 5-42, et notamment p. 31-33. 9 Constitutions Apostoliques VIII, 42, éd. F. X. FUNK, Didascalia et Constitutiones Apostolorum, t. l, Paderborn, 1905 (rééd. 1959), p. 522. 40 Vie d'Élisabeth d'Héraclée, c. 9, p. 262-263. 41 Vie d'Euthyme, loc. cit. supra n. 14. 42 Vie de Nicolas de Sion, c. 80, p. 112. Notons que la Vie ne mentionne pas autrement les reliques. De même, la dépouille (Â.Et'fiUVOV) d'Hypatios est déposée dans l'oratoire du monastère où elle manque d'être mise en pièces (cf. supra), puis, placée dans un sarcophage, elle repose près de saint Ammonios. C'est déjà une relique: Vie d'Hypatios par Kallinikos, c. 51, 9-12, p. 290.
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d'Égine, où elle ferme d'elle-même sa bouche et ses yeux, les sœurs se lamentent devant ce que sa Vie qualifie déjà de relique 43 . Sensibles à la séparation âme-corps, les hagiographes ne négligent pas de noter ce phénomène, car il faut dès lors expliquer que cette vérité indiscutable ne s'oppose pas à la sainteté du corps, seul reste visible, voir touchable, du saint. Dans la version de la Vie de Théodosios par Théodore de Pétra, l'alexandrin Étienne, tourmenté par un démon, n'a pas pu être guéri du vivant du saint. «Après que cette sainte âme se fut envolée loin du corps conjoint, l'homme ne cessait de se tenir auprès de la précieuse relique». Dieu, naturellement, guérit Étienne44 . Dans l'Enkomion pour Théodore de Sykéôn, le saint «gisait sans vie, son âme vivifiante s'étant envolée vers les divines prairies»; cela ne l'empêche pas de continuer à distribuer les charismes. Le cadavre, d'où coule du myron, est qualifié aussi de vivifiant; caché dans son tombeau, il assiège la corporation des démons et délivre de leur empire ceux qu'ils tourmentent, comme du vivant du saint, lorsque l'âme animait le corps 45 . Plus nette encore, la Vie d'Alypios le Stylite: «nous sûmes alors que son corps, après que son âme l'eut quitté, reçut du Seigneur de mériter une vénération particulière»; et c'est la ruée sur son corps pour tenter d'en arracher vêtements et poils de barbe46 . Bien entendu, les hagiographes s'accrochent comme ils peuvent au calendrier des rites funéraires. Le troisième jour joue un rôle essentiel dans la reconnaissance de la sainteté, notamment parce que, comme nous le reverrons, la corruption, qui est la règle pour les autres corps, n'atteint pas celui du saint. C'est le cas d'Athanase l'Athonite: il est mort à la tâche, la construction de Lavra, quand un échafaudage s'est effondré, l'entraînant avec ses camarades de travail; durant les trois jours que dure l'exposition des morts, contrairement aux autres, qui, eux, se décomposent, Athanase ne se corrompt pas; et lorsque le moine Basile veut éponger un caillot de sang sur une écorchure qui déchire la jambe du saint, la goutte se transforme en source, comme si le corps vivait47 . Quant à Constantin le juif, le vénérable cercueil du saint se met à suinter du myron lors de la fête du troisième jour48 . Mais le cas sans doute le mieux détaillé de l'hagiographie byzantine est celui d'Euthyme de Sardes. L'ex-métropolite meurt à la suite des mauvais traitements infligés par des fonctionnaires iconoclastes le 26 décembre 831, dans Vie d'Athanasia d'Égine, c. 13, p. 190. Vie de Théodosios par Théodore de Pétra, p. 40. 45 Enkomion sur Théodore de Sykéôn, c. 43, p. 267-268. 46 Vie d'Alypios le Stylite, c. 25, p. 168. H Vie d'Athanase l'Athonite par Athanase de Panagiou (Vie A), c. 237-238, p. 114-115. 48 Vie de Constantin le juif, p. 654. 43 44
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les bras de son hagiographe, le futur patriarche Méthode, persécuté et prisonnier comme lui, et qui va se mettre à écrire dès le quarantième jour passé. La Vie contient d'ailleurs, outre une longue dissertation sur les Images, un traité sur l'incorruptibilité du corps, dont Euthyme sert d'exemple. Méthode, enfermé dans le cachot minuscule qu'il a un temps partagé avec Euthyme, ne peut même pas prendre soin du corps du défunt, mais il a obtenu qu'il soit déposé devant la minuscule ouverture de sa geôle; il ne peut le baiser, mais il peut le toucher du bout des doigts et se sanctifier à son contact, avant de le faire déposer sur une natte dans le narthex de l'église de la prison. Du moins a-t-il vu «son état impassible après la mort, ... après la migration, ... après la séparation de l'âme» 49 . Euthyme est même mieux qu'au milieu des sévices qui ont précédé et causé sa mort: «à présent, le saint est plus coloré, ses joues sont rouges, ses sourcils bien en ordre, son front lisse, ses bras souples si on les touche, ses jambes plus mobiles au contact; rien de roide en lui non plus que de mort, rien de glacial ni de déliquescent; sa chair rayonne, son teint fleuri et coloré est moite comme celui d'un vivant; la sueur perle sur son front comme chez ceux qui peinent; et peut-être est-ce là du myron?» 50 . Après quoi, «c'est tout juste si on lui consentit d'être déposé en cachette dans un cercueil de bois le jour même des tri ta», donc le 28 décembre, «tandis que les proches et parents s'étaient faufilés pour le voir» 51 . Le compte n'est pas toujours exact. Marthe meurt un mercredi et elle reste ensevelie dans la fosse commune de Daphnè le mercredi, le jeudi et le vendredi, avant que Syméon, averti en songe, ne mobilise les villageois de Charandama pour chercher la relique, qui n'est pas corrompue 52 . La déposition n'a lieu que le samedi, après une apparition nocturne de la sainte. On a donc laissé passer le troisième jour; le corps reste alors exposé, avec de multiples chants et déambulations; la déposition n'a lieu que le septième jour53 , rejoignant un autre système chronologique. Pour Alypios le Stylite, le troisième jour tombe un quatrième54 . Même chose pour Léontios, patriarche de jérusalem, mort le 14 mai 1185: au quatrième jour de la déposition dans son double cercueil de bois, ceux qui le veillent sentent une odeur merveilleuse; de Vie d'Euthyme de Sardes, c. 27, p. 61. Ibid., p. 59. 51 Ibid., c. 29, p. 63. 52 Vie de Marthe, c. 23, p. 273. Marthe meurt un mercredi, le 5 ou le 6 juillet, ce qui permet de placer la mort dans le premier cas en 562 et dans le second en 561, 567 et 578 d'après les indications contenues dans la Vie de Syméon Stylite lejeune, son fils; voir la discussion dans P. VAN DEN VEN, La vie ancienne de S. Syméon Stylite lejeune (521-592), Bruxelles, 1962 (Subsidia Hagiographica, 32), t. 1, p. *82-83 et t. 2, n. 2 au c. 26, p. 273, de la Vie de Marthe. 53 Vie de Marthe, c. 32, p. 277. 54 Vie d'Alypios le Stylite, c. 26, p. 168-169.
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son saint corps coule du sang frais, qui transperce le double cercueil pour se répandre sur le marbre en dessous en forme de croix55 . L'étape du neuvième jour (septième pour Marthe) est beaucoup moins illustrée. On citera toutefois la Vie de Théodora de Thessalonique, morte en 892. Au neuvième jour, la lampe suspendue au-dessus du tombeau de la sainte se met à briller fortement et l'huile ne s'épuise plus jamais; au contraire, à compter du onzième jour, elle se répand par terre comme une source, débordant de la lampe comme d'un chaudron en ébullition, ce qui provoque l'afflux dans l'avant-cour du monastère d'une foule désireuse de s'oindre de l'huile miraculeuse. On pose un récipient sous la lampe pour la recueillir; le corps de la sainte est alors clairement devenu une relique 56 . L'on sent bien la tentative de l'hagiographe pour faire tenir dans le schéma préétabli, qui imposait le neuvième jour, un événement qu'on lui a en fait rapporté pour le onzième jour. En revanche, les choses sont plus claires, ici comme pour la plupart des récits hagiographiques, pour le quarantième: Théopistè, fille de Théodora et higoumène du monastère où vécut et mourut sa mère, a chargé sept prêtres de s'occuper des rites mortuaires jusqu'au quarantième jour, qui en marque la fins?. Notons d'abord que, là aussi, Marthe se singularise, car il s'agit pour elle du trentième jour: ce jour-là, Syméon ordonne au régisseur Antoine, seul villageois de Charandama qui n'a pas guéri de la peste faute d'avoir daigné approcher la relique de Marthe, par respect pour l'interdit antique touchant les cadavres, d'aller faire achever par sa mère, en approchant le tombeau, la guérison qu'il a lui-même commencée; les villageois de Gandigôrai fêtent aussi le trentième jour avec une veillée58 . Mais, dans la plupart des cas, c'est le quarantième jour qui marque le couronnement de la sanctification. Pour Euthyme de Sardes, dont le corps n'est toujours pas corrompu 59 , le quarantième jour voit s'accomplir le premier miracle, la guérison d'un homme possédé depuis l'enfance 60 ; jean le Grammairien, pour mettre un terme à l'affluence auprès du cercueil, le fait enterrer et Méthode qualifie enfin la dépouille de reliqué 1. Quant à Thomaïs de Lesbos, morte à 38 ans un l er janvier, elle a ordonné que son corps ne soit pas Vie de Léontios de jérusalem, c. 103, p. 154. Vie de Théodora de Thessalonique, c. 47, p. 160. 57 Ibid., c. 46, p. 158. 58 Vie de Marthe, c. 35, p. 279. Sur ces villages, cf. M. KAPLAN, Les hommes et la terre à Byzance du VI' au XI' siècle: propriété et exploitation du sol, Paris, 1992 (Byzantina Sorbonensia, 10), p. 98, 107, 197. 59 Nouvelle description de l'incorruption du corps, Vie d'Euthyme de Sardes, c. 30 p. 65 et c. 43,
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Ibtd., c. 41, p. 79-81. Ibid., c. 42, p. 81.
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placé dans l'église en attendant que Dieu désire opérer des miracles par elle; «quand le quarantième jour fut arrivé», celui que l'hagiographe attend, «de nombreux miracles s'étaient déjà produits», ce qui prouve à ses yeux la sainteté de Thomaïs, «sa divine relique ayant procuré des guérisons à foison». La relique est alors placée dans l'église62 . Nous avons déjà vu que le cercueil d'Athanasia d'Égine se met à grincer au quarantième jour. Quant à Léontios de jérusalem, la veille qui entourait son cercueil s'achève au quarantième jour63 , non sans que l'empereur Andronic Comnène l'ait honoré d'un nouveau cercueil plus convenable64 . Nous voilà donc au quarantième jour d'une Vie «normale» : la procédure est achevée et le corps du saint décédé est devenu une relique. Toutefois, ce schéma adapté au calendrier des rites mortuaires ne suffit pas à enfermer une réalité plus diverse. Certains saints doivent attendre plus longtemps, notamment de bénéficier d'un transfert. C'est le cas de Théodore Stoudite, qui reste modestement enterré dans l'île de Prinkipo jusqu'à ce que les circonstances politico-religieuses, en l'occurrence le rétablissement du culte des Images, permettent le transfert solennel de sa dépouille le ll novembre 844, 18 ans après sa mort. Certes, à Prinkipo, le corps de Théodore, incorrompu, est qualifié de oxfJvroJ!a, mais il faut attendre qu'il soit déposé dans le cercueil de son oncle Platon en même temps que son frère joseph pour qu'il devienne, comme toute vraie relique, gardien et médecin des âmes et des corps, intermédiaire avec la Trinitë5 . Quant à Cyrille le Philéote, simplement enseveli après sa mort 66 , sa dépouille ne constitue pas une relique. Il doit attendre onze ans: en 1121, son disciple et hagiographe Nicolas Katasképènos fait enfin ouvrir le cercueil; constatant que la tête dégage un parfum céleste 67 , il la fait transférer dans un coffre dans le sanctuaire du monastère; en la baisant, on obtiendra de soigner âme et corps68 . L'hagiographe termine alors avec des récits de guérisons obtenues en appliquant la tête du saint sur l'endroit malade 69 • Vie de Thomaïs de Lesbos, c. 16-17, p. 239-240. Vie de Léontios de jérusalem, c. 101, p. 154. 64 Ibid., c. 105, p. 156. 65 Vie de Théodore Stoudite, c. 67. 66 Vie de Cyrille le Philéote, c. 55.2, p. 260. 62
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On constatera que l'hagiographe ne lui a pas accordé l'incorruption du corps; d'ailleurs, c'est une partie seulement de celui-ci qui sert de relique. Dans le récit, cette odeur céleste contraste avec l'odeur habituellement nauséabonde que dégageait Cyrille. Sur Cyrille le Philéote, cf. en dernier lieu M. KAPLAN, «L'Hinterland religieux de Constantinople: moines et saints de banlieue d'après l'hagiographie», 27th Spring Symposium of Byzantine Studies, éd. C. MANGO, G. DAGRON, Londres, 1995, p. 191-205 et ID.,« In search of St. Cyril's Philea», Work and worship at the Theotokos Evergetis, éd. M. MULLET, A. KIRBY (Belfast Byzantine Texts and Translations 6,2), sous presse. 68 Vie de Cyrille le Philéote, c. 55.4, p. 262. 69 Ibid., c. 56, p. 262-264. 67
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Ce dernier exemple, finalement quelque peu atypique, force à se poser la question de savoir à quoi l'on reconnaît que le corps du saint est devenu une relique; les miracles, en soi, ne suffisent pas, car certains saints n'en font pas, même quand ils laissent une relique, et d'autres en font même sans relique. Et d'ailleurs, le miracle n'est pas nécessaire à la sainteté. Nous retiendrons deux caractéristiques principales, l'une intrinsèque, l'autre extrinsèque. Dans la chaleur de Daphnè, banlieue huppée d'Antioche, au mois de juillet, Marthe a été ensevelie dans la fosse commune, avant que son fils n'envoie les villageois de Charandama l'en extraire et la ramener au Mont Admirable où elle va occuper une position majeure dans le complexe ecclésial. La description est extrêmement concrète: «Quand la tombe fut ouverte, deux villageois, jean et Marinos, des hommes de foi, y entrèrent pour la prendre, le lektikarios leur montrant du doigt laquelle était sainte Marthe. Ils l'enlevèrent de l'endroit, non corrompue (àÂutov), sans mauvaise odeur, non détruite, non mangée des vers, alors qu'il faisait chaud en ces jours: c'était le 8 juillet. Les serpents de l'endroit ne s'y étaient pas mis, pas plus que les innombrables mouches ne l'avaient approchée, par la grâce que le Seigneur avait donnée à sa vénérable relique (ÂEi'lfavov) »70 . L'officier chargé de la tenue du cimetière n'entre pas dans la tombe infestée de mouches et de serpents et se contente de montrer Marthe du doigt aux deux malheureux villageois entrés, eux, dans cette infection; à vrai dire, cette désignation était bien inutile, car le seul cadavre non attaqué devait se remarquer sans peine. Nous avons vu que seule l'incorruption conduisait Cyrille de Scythopolis à parler de la relique de Sabas71 . Avec Euthyme de Sardes, nous avons plusieurs descriptions de l'incorruption, dont nous avons déjà parlé. À vrai dire, Euthyme pose à Méthode un problème: contrairement au saint ordinaire, que l'ascèse aurait rendu pâle et émacié, Euthyme était un athlète et pas seulement de la foi; Méthode doit s'en expliquer. «Comme le savent tous ceux qui ont vu le saint, le théophore avait une certaine corpulence et une taille accomplie: à ceux qui posaient un regard extérieur sur lui, il apparaissait bien fourni de chair et d'os, tandis que dans l'esprit de tous il manifestait avec évidence sa grandeur d'âme et les charismes de son élévation spirituelle, représentés par la hauteur et la largeur de son corps». La mort ne modifie pas cette situation. «À présent, ses orifices ont été fermés comme à un mort, mais il n'est pas sujet aux symptômes de la mort; ... il ne s'est pas corrompu comme ceux qui ont été enterrés dans un sépulcre; un trou a été pratiqué dans le cercueil pour l'écoulement des humeurs, mais 70 71
Vie de Marthe, c. 30, p. 275. Cf. supra, p. 22 et n. 14.
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sa tunique n'a jamais été imprégnée de sanie, de pus ou de bile. La privation de nourriture a émacié son aspect physique habituel, et il n'a pas eu à gonfler jusqu'à l'éclatement; ses nerfs et ses veines ont cessé leur activité, comme on le voit, mais ils n'ont subi ni évacuation ni relâchement; ses artères ne battent plus, mais il illumine les esprits; ... son nez n'a plus d'odorat, mais en retour il répand sa bonne odeur sur tous ceux qui s'approchent de lui; ... il n'a rien évacué du contenu de ses viscères, mais il n'a rien de commun avec ceux qui sont dans les tombeaux; il porte dans son corps les stigmates reçus pour le Seigneur, mais il n'est nullement sujet aux écoulements qui devraient s'ensuivre; c'est par les blessures de son dos que sa vie s'est écoulée mais, une fois mort, les plaies de ses reins ne se sont pas corrompues; son torse et sa poitrine, de son vivant, ont été labourés par les coups de fouet, mais maintenant qu'il est mort, il ne laisse pas couler de son corps la moindre sérosité; ses aisselles et ses flancs avaient été précédemment réduits en pourriture, mais maintenant il se montre de toute part intact comme de l'acier» 72 . Bref, mieux mort que vif. Ainsi s'achève la longue dissertation que nous a infligée Méthode à propos de la mort de son maître et compagnon. L'hagiographe de Théodore Stoudite est plus discret: lors du transfert de la relique le 11 novembre 844, l'on peut remarquer que, depuis 18 ans, elle est restée «intacte et non corrompue, même la peau» 73 . Sans aller jusqu'à 18 ans, la Vie d'Athanasia d'Égine nous révèle la même chose pour le premier anniversaire de la mort: deux hommes, qui traînaient une possédée et que l'on a surpris à danser sur la dalle qui recouvre la relique de la sainte, écartent la dalle pour sortir le cercueil du tombeau. Les prêtres qui se trouvaient là constatent alors l'écoulement du myron; voulant en savoir plus, «ils ouvrirent en toute hâte le cercueil; ils la virent gisant dans un tel état de conservation qu'ils la pensèrent morte récemment. Ses yeux brillaient, ses saintes lèvres, tout son corps béni apparaissaient préservés, intacts, incorrompus; sa chair 72 Vie d'Euthyme de Sardes, c. 30, p. 65. Euthyme est mort à l'aube du mardi 26 décembre 831, à 77 ans, suite à un interrogatoire musclé ponctué de 120 coups de fouet; il était en effet accusé moins d'iconodoulie que d'atteinte à l'autorité de l'État, ce qui était d'ailleurs à peu près la même chose, pour avoir fait circuler un libelle prédisant la mort de l'empereur Théophile, sans doute écrit par Méthode, comme deux autres auparavant; cf.]. GouiUARD, «La vie d'Euthyme de Sardes (t 831), une œuvre du patriarche Méthode», Travaux et Mémoires, 10, Paris 1987, p. 8. À tous égards, cet athlète habitué tant à la gestion (il est métropolite dès avant 787) qu'aux arcanes de la vie politique et des débats religieux à Constantinople (plus encore que le patriarche Nicéphore, il conduit le parti iconodoule lors des discussions de 814 qui précèdent le rétablissement de l'iconoclasme par Léon V), est encore, à 77 ans, le chef de file de l'opposition iconodoule, d'autant que Théodore Stoudite, autre fin limier de la politique byzantine mais caractérisé par des choix systématiquement malheureux, et Nicéphore, théoricien aussi subtil, mais politique pas beaucoup plus avisé, sont morts respectivement en 826 et 828. 73 Vie de Théodore Stoudite, c. 67.
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restait souple, ses mains mobiles et empêchées d'aucun mouvement» 74 . On pourrait multiplier les exemples 75 . Voyons maintenant les caractères extrinsèques. De multiples manifestations miraculeuses se produisent auprès de la relique. Certaines sont liées au luminaire: l'huile qui brûle dans les lampes a un pouvoir miraculeux, qu'on s'en oigne ou même qu'on la boive. Ce topos hagiographique ne touche toutefois pas à proprement parler la transformation du corps contrairement aux divers écoulements du corps. Nous venons de voir le sang d'Athanase l'Athonite; de même, nous avons vu celui de Léontios de jérusalem transpercer un double cercueil pour dessiner une croix sur le marbre 76 . Du fond de son cachot, le bras tendu à travers la minuscule ouverture mais ne pouvant faire plus à cause de l'épaisseur des murs, Méthode ne peut que récolter un peu de la sueur qui perle sur le cadavre quasi vivant d'Euthyme de Sardes et s'en oindre 77 . De la sueur certes, mais, s'interroge l'hagiographe, «peut-être est-ce là du myron?». Telle est la principale caractéristique du corps devenu relique: il exsude du myron, mélange d'huile et de parfum78 . Avant même son transfert à Constantinople, enterré dans son monastère de Galatie, la dépouille de Théodore de Sykéôn fournissait du myron, vecteur du Saint Esprit pour guérir les malades et chasser les démons, spécialité avérée de Théodore de son vivant 79 . Dès le troisième jour de la mort du saint, le vénérable cercueil de Constantin le juif suinte d'un myron intarissable qui guérit toutes les maladies80 . Pour Pierre d'Atroa, il faut attendre le transfert du corps dans sa caverne pour que la relique fasse couler une source de myron odoriférant. De même, du myron finit par s'échapper du corps de Luc lejeune, enseveli dans un tombeau de briques bientôt embelli de pierres81 . Quant à Nikon le Métanoeite, de sa relique s'écoule un myron constamment renouvelé et guérisseur82 .
Vie d'Athanasia d'Égine, c. 14, p. 191. Dans le cas cité plus haut de la Vie d'Athanase l'Athonite par Athanase de Panagiou (Vie A), c. 237238, p. 114 (cf. supra, p. 25 et n. 27 et 47), le corps du saint uesta sans se corrompre, sans enfler, sans noircir, sans paraître répugnant. Au bout de trois jours il saigna~. comme un corps vivant; en effet, quand on lui enlève un caillot de sang, celui-ci se met à couler comme d'une artère. 76 Cf. supra, p. 30-31 et n. 55. 77 Vie d'Euthyme de Sardes, c. 27, p. 59-61. 78 L'odeur de sainteté est un des principaux topoi hagiographiques; cf. M. KAPLAN, «Les normes de la sainteté à Byzance (VJ•-x1• siècles)~. Mentalités, 4, 1990, p. 15-34. 79 Enkomion sur Théodore de Sykéôn, c. 43, p. 267. 80 Vie de Constantin le Juif, p. 654; l'huile de la lampe fournit les mêmes services. 81 Vie de Luc lejeune, c. 83, p. 210. 82 Vie de Nikon le Métanoeite, c. 48, p. 164. 74
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De nombreux hagiographes se posent donc la question qui était la nôtre au départ: comment la dépouille du saint, souvent décatie sous l'effet des sévices ou plus simplement de l'ascèse, pauvre chose peu attirante, sinon franchement repoussante, devient-elle une relique vers laquelle affluent les fidèles en quête de guérison ou plus simplement de sanctification, lorsque les circonstances lui permettent de le devenir? La question revêt souvent une importance vitale pour la naissance du sanctuaire: le corps de Luc le Jeune, certes invisible, est encore aujourd'hui au centre de l'un des sanctuaires les plus courus de Grèce. La transformation n'a rien d'obligatoire, d'automatique, ni de codifié, même si elle suit en gros le calendrier des rites funéraires. Elle est évidemment un point essentiel de la reconnaissance publique de sainteté à un moment où, pour longtemps encore, l'église byzantine ne dispose d'aucune règle précise en la matière. Malgré l'illusion que peut donner l'attention généralement portée aux icônes par l'historiographie à cause de la crise iconoclaste, les reliques sont un élément de la piété byzantine plus fondamental encore que les images, et de surcroît bien antérieur. Aujourd'hui encore, lorsqu'un higoumène veut honorer les croyants qu'il reçoit, il leur fait d'abord sortir, et baiser, ses plus précieuses reliques. L'arbre des icônes ne doit pas cacher la forêt des reliques.
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ANNEXE Vie de Thècle (BHG 1717), éd. et trad. G. DAGRON, Vie et miracles de sainte Thècle, texte grec, traduction et commentaire, Bruxelles, 1978 (Subsidia Hagiographica, 62). Vie d'Euthyme (BHG 648), éd. E. SCHWARTZ, Kyrillos von Skythopolis, Leipzig, 1934 (Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur, 49, 2), p. 3-85.
Vie d'Hypatios par Kallinikos (BHG 760), éd. et trad. G.). M. BARTELINK, Paris, 1971 (Sources Chrétiennes, 177).
Vie de Daniel le Stylite (BHG 489), éd. H. DELEHAYE, Les saints stylites, Bruxelles, 1923 (Subsidia Hagiographica, 14), p. 1-147. Vte de Sabas (BHG 1608), éd. E. ScHWARTZ, Kyrillos von Skythopolis, p. 85-200. Vte de Théodosios par Cyrille Scythopolis (BHG 1777), éd. E. SCHWARTZ, Kyrillos von Skythopolis, p. 235-241. Vie de Théodosios par Théodore de Pétra (BHG 1776), éd. H. UsENER, Der heilige Theodosios, Leipzig, 1890, p. 3-101. Vie de Nicolas de Sion (BHG 1347), éd. et trad. l. et N. SEVèENKO, The Life of Saint Nicholas of Sion, Brookline (Mass.), 1984. Vie de Marthe (BHG 1174), éd. P. VAN DEN VEN, La vie ancienne de S. Syméon Stylite lejeune, Bruxelles, 1970 (Subsidia Hagiographica, 32.2). Vie de Syméon Stylite lejeune (BHG 1689), éd. P. VAN DEN VEN, La vie andenne de S. Syméon Stylite le jeune, Bruxelles, 1962 (Subsidia Hagiographica, 32.1), p. 255-316. Vie de Syméon Salos (BHG 1677), éd. et trad. A.-J. FESTUGI~RE, L. RYDÉN, Vie de Syméon le Fou et Vie de jean de Chypre, Paris, 1974. Vie de Théodore de Sykéôn (BHG 1748), éd. et trad. A.-J. FESTUGI~RE, Vie de Théodore de Sykéôn, t. 1 : texte grec, Bruxelles, 1970 (Subsidia Hagiographica, 48). Enkomion sur Théodore de Sykéôn (BHG 1749), éd. C. KIRCH, « Nicephori sceuophylaci encomium in S. Theodorum Siceotam »,Analecta Bollandiana, 20, 1901, p. 252-272. Vie d'Alypios le Stylite (BHG 64), éd. H. DELEHAYE, Les saints stylites, p. 170-187. Vie de jean l'Aumônier (BHG 886), éd. et trad. A.-J. FESTUGIÈRE, L. RYDÉN, Vie de Syméon le Fou et Vie de jean de Chypre, Paris, 1974. Vie d'Étienne lejeune (BHG 1666), éd. et trad. M.-F. AUZÉPY, La vie d'Étienne lejeune par Étienne le Diacre, introduction, édition et traduction, Aldershot, 1997 (Birmingham Byzantine and Ottoman Monographs, 3). Vie de Philarète (BHG 1511 z), éd. et trad. M.-H. Fou~ M. LEROY; Byzantion, 9, 1934, p. 113-167. Vie de Théodore Stoudite (BHG 1754), PG 99, col. 233-328. Vie de Constantin le juif (BHG 370), éd. H. DELEHAYE, AASS Novembris, 4, p. 628-656. Vie d'Euthyme de Sardes (BHG 2145), éd. et trad.). GourLLARD, «La vie d'Euthyme de Sardes ( 831), une œuvre du patriarche Méthode», Travaux et Mémoires, 10, Paris, 1987, p. 21-101. Vie de Pierre d'Atroa (BHG 2364), éd. et trad. V. LAURENT, La vie merveilleuse de saint Pierre d'Atroa, Bruxelles, 1956 (Subsidia Hagiographica, 29). Vita retractata de Pierre d'Atroa (BHG 2365), éd. et trad. V. LAURENT, La Vita Retractata et les miracles posthumes de saint Pierre d'Atroa, Bruxelles, 1958 (Subsidia Hagiographica, 31). Vie de Nicolas le Stoudite (BHG 1365), PG 105, col. 863-925. Vie d'André Salos (BHG 1152), éd. et trad. L. RYDÉN, The Life of St. Andrew the fool, t. 2, Text, translation and notes, appendices, Uppsala, 1995 (Acta Universitatis Upsaliensis, Studia Byzantina Upsaliensia, 4, 2). Vie d'Athanasia d'Égine (BHG 180), éd. F. HALIhlossmuswm.
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