Les mésaventures de la théodicée. Plotin, Origène, Grégoire de Nysse

La théodicée de Plotin et la théodicée chrétienne d’Origène et Grégoire de Nysse ont plusieurs éléments en commun: l’identification du mal et du non-être, l’idée d’un ordre rationnel de la réalité provenant du principe divin, l’élaboration d’une notion unitaire de mal. Cependant, ces similarités cachent des logiques très différentes. Pour Plotin, la solution au problème du mal réside dans la demonstration de sa nécessité en tant que produit non accidentel de la procession. Pour Origène et Grégoire de Nysse, par contre, c’est dans l’élaboration d’une idée radicale de liberté et dans l’instabilité ontologique de la créature qu’il faut chercher la solution. Ce livre analyse ces deux théodicées, la théodicée de la nécessité et celle de la liberté, les confrontant à une série de “mésaventures”, afin de mettre en lumière aussi bien les difficultés surmontées par ces auteurs dans leur élaboration de la notion de mal que celles qui restent encore ouvertes. Review "This rich book on a fascinating topic, accurate also from the editorial viewpoint, is a welcome contribution to the fields of imperial philosophy and especially of Patristic philosophy, a discipline that still needs huge amounts of investigation and requires vast competence." (Ilaria L.E. Ramelli, in: Bryn Mawr Classical Review, 2012.12.31) "Dans chacune des parties, l'auteur s'appuie sur des analyses détaillées, y compris pour des éléments périphériques par rapport à son objet principal, ce qui fournit au lecteur une riche matière; (...) À travers la question du mal et de ses rapports avec la divinité, l'auteur aborde une dimension essentielle de la réflexion philosophique comme de la pensée théologique, et envisage par ce biais un certain nombre de thèmes et de question qui, s'ils apparaissent de manière annexe dans son développement, n'en sont pas moins importants, ce dont ne peut que profiter le lecteur." (Matthieu Cassin, dans: Revue des Études Grecques, 126, 2013, p. 282-285)

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NUTRI X

STUDIES IN LATE ANTIQUE MEDIEVAL AND RENAISSANCE THOUGHT STUDI SUL PENSIERO TARDOANTICO MEDIEVALE E UMANISTICO

Directed by Giulio d’Onofrio

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Ubi in eam deduxi oculos intuitumque defixi respicio nutricem meam cuius ab adulescentia laribus obversatus fueram Philosophiam BOETHIUS Consolatio Philosophiae, I, 3

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© 2011 Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium

The publication of this volume has been assisted by a grant from MIUR (Italy) within the «Progetto di Ricerca di Rilevante Interesse Nazionale» (PRIN/COFIN) 2007 La costruzione delle tradizioni filosofiche. Platonismo e aristotelismo in età post-ellenistica, Research Unit of the Università degli Studi di Roma Tor Vergata, Dipartimento di Ricerche Filosofiche.

Nutrix is a peer-reviewed Series. The content of each volume is assessed by specialists chosen by the Direction of the Series.

The logo of the series Nutrix – a miniature from Ms. New York, Pierpont Morgan Library, M. 302 (Ramsey Psalter), f. 2v – portrays the Christ Child among the Doctors in the Temple. Photographic credit: The Pierpont Morgan Library, New York.

D/2011/0095/46 ISBN 978-2-503-53422-0 Printed in the E.U. on acid-free paper

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Cinzia Arruzza

Les mésaventures de la théodicée Plotin, Origène, Grégoire de Nysse

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À Giovanna et Nicola

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La chute des anges rebelles (vers 1340-1345) Maître des anges rebelles (actif à Sienne dans le second quart du XIVe siècle) Dépôt du musée de Bourges, Département des Peintures Musée du Louvre, Paris Photographic credit: © Photo RMN – © René-Gabriel Ojéda – Réunion des Musée Nationaux / distr. Alinari.

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TABLE DES MATIÈRES

Remerciements INTRODUCTION

11 13

PREMIÈRE PARTIE

THÉODICÉE PLOTINIENNE

21

1. 2. 3. 4. 5. 6. 7.

CHAPITRE I LE MAL EN TANT QUE NON-ÊTRE ET MATIÈRE Une trace de théodicée Le non-être réel du mal Le non-être réel de la matière Le mal en soi est la matière La matière en tant que privation absolue La passivité impassible de la matière La nécessité du mal

23 23 25 33 35 41 47 51

1. 2. 3. 4.

CHAPITRE II LA PREMIÈRE MÉSAVENTURE DE LA PUISSANCE Le problème de la dynamis L’être en puissance selon Aristote La matière comme non-être en puissance La puissance de l’Un

55 55 57 61 64

1. 2. 3. 4.

CHAPITRE III LES MÉSAVENTURES DE LA PROVIDENCE La génération de la matière Âme et monde ou la nécessité de l’ordre Entre audace et nécessité: la descente de l’âme dans le corps Temporalité et opposition: le drame de la Providence

67 67 72 76 79

7

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TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE IV CONTRE LE LIBERTIN: LA POLÉMIQUE ANTIGNOSTIQUE 1. Le danger gnostique 2. Haïr le monde pour haïr Dieu 3. Défendre l’ordre pour défendre Dieu

1. 2. 3. 4.

CHAPITRE V LA DEUXIÈME MÉSAVENTURE DE LA PUISSANCE La nécessité du mal Du Non-être au non-être L’Un ne crée pas son contraire L’épuisement d’une puissance inépuisable

89 89 92 102 113 113 115 118 121

DEUXIÈME PARTIE

THÉODICÉE CHRÉTIENNE ORIGÈNE

1. 2. 3. 4. 5.

CHAPITRE VI LA CHUTE ET LE RETOUR Le mal est le non-être La préexistence des créatures rationnelles La négligence superbe de la créature La création du monde sensible ou «deuxième création» L’apocatastase: la nécessité du retour

CHAPITRE VII UNE MÉSAVENTURE PLATONICIENNE: LA MATIÈRE 1. Contre les chrétiens 2. Qui est responsable du mal? 3. La matière informe et bénigne

1. 2. 3. 4.

CHAPITRE VIII ENCORE LE LIBERTIN: ORIGÈNE CONTRE LES GNOSTIQUES Les trois natures: à propos de la perfection gnostique Le non-être du mal: une solution antignostique Fils du diable: la polémique contre Héracléon La négligence de la créature muable

CHAPITRE IX LE TEMPS DU RETOUR 1. De l’image à la ressemblance 2. Entre histoire et circularité

127 129 129 133 138 143 149

153 153 155 158

167 167 170 174 178 181 181 186

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TABLE DES MATIÈRES

3. Le destin de la corporéité 4. L’élimination du mal et ses difficultés

191 201

TROISIÈME PARTIE

THÉODICÉE CHRÉTIENNE GRÉGOIRE DE NYSSE

1. 2. 3. 4. 5.

CHAPITRE X L’ENCHANTEMENT ET LE DÉSENCHANTEMENT Le non-être réel du mal Le charme trompeur des belles apparences Les conséquences du mal: la caducité de l’être mortel L’exigence métaphysique de l’élimination du mal: l’apocatastase Le retour et la résurrection

CHAPITRE XI ENTRE ANGES, DÉMONS ET HOMMES: LA MÉSAVENTURE ORIGÉNIENNE 1. Unde malum? 2. Contre Origène: la polémique sur la préexistence des créatures rationnelles 3. Entre ignorance et jalousie: la faiblesse ontologique de la créature

207 209 209 215 219 227 235

239 239 240 248

CHAPITRE XII LE PARADOXE DE LA DOUBLE CRÉATION 1. L’élimination de la matière 2. Le corps comme prison de l’âme: De mortuis 3. La vie corporelle

255 255 259 263

CHAPITRE XIII LA MÉSAVENTURE DE LA LIBERTÉ 1. La théodicée de la liberté 2. L’‘impossibilité’ de l’apocatastase 3. Les deux théodicées

269 269 273 278

CONCLUSION

283

BIBLIOGRAPHIE

293

INDEX DES NOMS

309

INDEX BIBLIQUE

315

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REMERCIEMENTS

Ce livre reprend les résultats de ma thèse de doctorat, soutenue en 2005 à l’Université de Rome Tor Vergata. Il ne serait même pas imaginable sans le dialogue, qui dure désormais depuis plus de dix ans, avec Marta Cristiani, qui m’a appris le courage de la philosophie lié à la rigueur de la recherche. Mon premier remerciement est sans doute pour elle. Ce travail s’est profondément nourri des remarques et des critiques de Daniela P. Taormina, qui m’a accordé non seulement le privilège de sa grande expertise, mais aussi de sa confiance et de son amitié, qui me sont extrêmement chères. Je veux adresser un remerciement tout particulier à Dominic J. O’Meara, qui pendant mon séjour à Fribourg m’a encouragée et stimulée avec ses suggestions et ses indications précieuses, et à Marco Ninci, qui a mis à ma disposition sa profonde connaissance de Plotin, en discutant avec moi mes interprétations plotiniennes: je les remercie non seulement pour leur soutien, mais aussi pour leur amitié inestimable. Je voudrais remercier chaleureusement Giulio d’Onofrio qui a eu assez de confiance en moi pour accepter de publier ce livre dans cette belle collection. Je suis aussi très reconnaissante envers l’Alexander von Humboldt-Stiftung et Christoph Horn qui m’ont soutenue pendant ces derniers ans. Pendant les mois de mon séjour de recherche à Fribourg j’ai pu compter sur un dialogue continu avec Euree Song, qui a accepté de discuter avec moi mes idées, même le plus folles. Je dois ma première rencontre avec le gnosticisme à Emilio Raimondi et à nos dialogues anciens. Je voudrais aussi remercier Félix Boggio qui a corrigé mon français plein d’italianismes.

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REMERCIEMENTS

Enfin, j’aimerais remercier ceux qui sont restés à côté de moi, me soutenant et me tolérant pendant ce travail: ma sœur Maria Arruzza qui m’a soutenue pendant de longues années avec son inébranlable confiance en moi et Sebastian Budgen qui m’a accompagnée dans mes parcours les plus tortueux. Mon dernier remerciement est pour mes parents, par lesquels j’ai appris les leçons les plus importantes: la passion pour la liberté et la justice, l’intégrité, ainsi qu’une dignité dont seuls les gens de condition modeste sont capables. Ce livre est dédié à eux.

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INTRODUCTION

La justification et l’explication de l’existence du mal de même que la question de la théodicée n’étaient pas complètement étrangères à la pensée philosophique et tragique grecque. L’argumentation de la justice des dieux, contre les représentations mythiques des divinités olympiennes, caractérisées par les passions humaines les plus basses et irrationnelles, représente, par exemple, un souci constamment présent dans les dialogues platoniciens. Dans la République, Platon exclut de façon explicite que les maux puissent dériver de la divinité, s’opposant de cette manière à toute une tradition religieuse et poétique qui attribuait les malheurs dont la vie humaine est parsemée à une combinaison entre le destin et une volonté des dieux proche du caprice arbitraire1. Pourtant l’élaboration de la notion de mal en soi, ou de mal radical, est étroitement liée au développement de la conception du divin. Comme le souligne Giovanni Filoramo, l’expérience même du mal, et sa réélaboration à l’intérieur de schémas interprétatifs rationnels ou religieux, est fortement conditionnée et liée au concept de divinité qu’elle accompagne2. La perception d’une unité du mal, la possibilité de réunifier les maux individuels vécus au cours de l’existence quotidienne sous un concept unique de mal en soi, est étroitement liée à une conception uni1

Cfr. PLATO, Respublica, 379c et 617e. Cfr. G. FILORAMO, Teologie del male nel cristianesimo antico, in Del bene e del male. Tradizioni religiose a confronto, a c. di M. Raveri, Venezia 1997, pp. 163-182; ID., Dio, in I concetti del male, a c. di P. P. Portinaro, Torino 2002, pp. 91-103. 2

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LES MÉSAVENTURES DE LA THÉODICÉE

taire du divin, à la lumière de laquelle les mauvaises actions accomplies par les individus ou les collectivités, les catastrophes naturelles, les épidémies, les tourments de l’esprit acquièrent une signification nouvelle, devenant en fait l’un des deux pôles d’un conflit universel et cosmique entre le bien et le mal. Quoique le problème de l’existence du mal et de la justification de la divinité par rapport à la présence du mal dans le monde n’était pas étranger à la culture philosophique grecque, c’est avec le passage d’une pluralité de principes, indépendants et coéternels, à un principe unique de toute la réalité, que la théodicée devient un problème d’importance fondamentale. Si la cwvra, en tant que nécessité obscure qui participe à la constitution de tout être fini, ne représente pas une aporie à l’intérieur de la philosophie platonicienne, car l’idée d’une dérivation de toute la réalité à partir d’un principe divin était étrangère à la pensée platonicienne, l’obscure nécessité de la matière prend une autre valeur à l’intérieur d’un système moniste comme le système plotinien, et elle devient carrément inconciliable avec les fondements du créationnisme chrétien, qui sont à la base des pensées d’Origène et Grégoire de Nysse. L’élaboration d’un concept de mal en soi s’était progressivement imposée dans le domaine de la tradition philosophique platonicienne à partir de deux notions présentes dans les dialogues de Platon: la notion de cwvra, dans le Timée, et l’hypothèse d’une âme du monde mauvaise, envisagée uniquement dans les Lois, pour y être enfin réfutée3. Même si dans les dialogues de Platon les deux notions n’avaient probablement pas la valeur de principes d’un mal en soi absolument opposé au bien, c’est dans ce sens qu’elles furent généralement comprises dans la tradition médio platonicienne. Quoique Plutarque refusait l’identification entre le mal et la matière et reprenait, au contraire, la notion d’âme mauvaise, comprise en tant qu’énergie motrice présente dans la matière4, dans la tradition platonicienne et médio platonicienne 3

Cfr. PLATO, Leges, 898c. Cfr. par example PLUTARCHUS, De Iside et Osiride, V, II, 374b et seqq., in ID., Œuvres morales, ed. C. Froidefond, 15 voll.,V/2, Paris 1988. Cfr. aussi: F. P. HAGER, Die Materie und das Böse im antiken Platonismus, in «Museum Helveticum», 2 (1962), pp. 81 et seqq.; M. BALTES, Die Weltentstehung des platonischen Timaios nach den antiken Interpreten, 2 voll., Leiden 1978. 4

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INTRODUCTION

c’est en particulier le concept de cwvra qui a été de plus en plus interprété comme matière et identifié au mal en soi, résistance obscure à la puissance éclairante des formes. En particulier, le platonisme du IIe siècle donna l’impulsion à une interprétation fortement dualiste de la philosophie de Platon, à laquelle Plutarque n’est pas étranger, à partir des éléments de dualisme contenus dans les dialogues platoniciens à différents niveaux: le dualisme entre réalité sensible et intelligible, âme et corps, intelligence et nécessité, limite et illimité5. Les informations rapportées par Origène sur le Discours vrai de Celse semblent fournir un clair exemple de la façon dont la conception d’un mal en soi compris en tant que matière et non-être s’était développée dans le domaine de la tradition médio platonicienne. Le dualisme devint donc une caractéristique fondamentale de la tentative d’expliquer la présence du mal, en concomitance avec un approfondissement de la réflexion philosophique religieuse sur la divinité et sur la relation entre celle-ci et le monde sensible. Si le moyen platonisme avait contribué de façon significative à l’élaboration d’une notion de mal en soi, sur un plan ontologique, les résultats qu’il laissait en héritage à des penseurs comme Plotin et Origène imposaient un fort réexamen de cette question à la lumière d’une nouvelle et pressante exigence: celle de la justification face à l’existence du mal d’un monde divin, dont le négatif avait été supprimé et duquel en même temps toute réalité dérivait. Avec le passage de la coexistence d’une pluralité de principes créateurs à l’unicité de la source originaire de toute réalité, le problème de l’origine du mal et de son statut ontologique se posait inévitablement. Si l’être et le bien sont identiques, si le plan ontologique se superpose au plan moral, si tout ce qui est, est bon à cause de sa dérivation de la source unique de toute réalité, le mal représente une énigme qui met en question en premier lieu l’innocence de la divinité. Expliquer les raisons de l’existence du mal et disculper la divinité de toute responsabilité par rapport à l’existence du mal s’identifient dans un même argument philosophique. 5 Cfr. S. PETREMENT, Le dualisme chez Platon, les Gnostiques et les Manichéens, Paris 1947.

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LES MÉSAVENTURES DE LA THÉODICÉE

Généralement, aucun système philosophique ou religieux n’a été complètement et parfaitement moniste ou dualiste. Des éléments de dualisme sont souvent présents dans chaque système moniste et monothéiste. Même dans le christianisme, la lutte entre bien et mal, entre Christ et Satan, en tant que principe d’opposition active au dessein providentiel du Créateur dans la dialectique de la chute et de la rédemption, représente un reste de dualisme qui, pourtant, revêt un rôle central pour le sens du christianisme en tant qu’expérience religieuse6. L’affirmation de l’exigence de la théodicée, dans le domaine de systèmes de pensée monistes et de systèmes religieux monothéistes, n’aboutit pas nécessairement à la suppression pure et simple du mal, à travers son identification avec le non-être. Au contraire, d’un côté chez Plotin le non-être du mal est identifié à la matière, en tant que dernier degré de la procession. De l’autre, l’inquiétante réalité du mal continue à vivre dans les restes de dualisme qui affleurent dans les pages d’Origène et de Grégoire: c’est justement la difficulté de conciliation entre cette pluralité de tensions, annihilation du mal, innocence du Créateur, opposition dualiste entre bien et mal, intelligible et sensible, monde parfait et monde déchu, première et deuxième création, qui constitue l’élément le plus problématique dans la réflexion des deux penseurs. L’urgence d’une théodicée, enfin, ne plongeait pas ses racines exclusivement dans le mouvement immanent d’une pensée qui visait à se tenir à l’intérieur d’une conception moniste. Elle répondait aussi à des sollicitations provenant de l’extérieur, qui imposaient une réflexion forte et efficace sur la question. La question de la responsabilité originaire du mal n’était pas posée seulement par la douloureuse et quotidienne expérience du mal dans une réalité historique de plus en plus perçue comme hostile et étrangère au vrai soi. Elle avait pris dans l’expérience gnostique la forme de l’exubérante prolifération du mythe. Et la réponse donnée par le gnosticisme à la question radicale sur l’origine du mal en avait déterminé sa racine ultime dans une imperfection constitutive du divin. La corruption morale et corporelle, la méchanceté, l’empire des passions, la mort, tous les éléments 6 Cfr. J. B. RUSSEL, The Devil: Perceptions of Evil from Antiquity to Primitive Christianity, Ithaca 1977.

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INTRODUCTION

constitutifs d’une perception de la réalité et du monde dominée par l’angoisse, n’étaient que le reflet d’une ombre bien plus inquiétante: l’ombre qui accompagne l’être même du divin pléromatique. Mais qu’en est-il de ces théodicées, dans leur confrontation avec le défi posé par le gnosticisme et le manichéisme, avec la difficulté d’élaborer une réflexion sur le mal qui puisse montrer l’innocence du divin, avec la complexité de la tentative de conjuguer, dans le cas d’Origène et de Grégoire, les instruments de la rationalité philosophique et le contenu de la révélation? Quelle est donc l’issue de ces théodicées? Les pages qui suivent se proposent, d’abord, de reconstruire les deux différents modèles de théodicée proposés par Plotin, d’un côté, et par Grégoire et Origène, de l’autre, et de montrer comment, même dans l’emploi d’un ensemble d’instruments conceptuels partagé et élaboré par la tradition philosophique précédente, en particulier platonicienne, les deux solutions proposées diffèrent par rapport à la différente façon de concevoir la dérivation de la réalité à partir du principe divin: la procession, d’un côté, et la création, de l’autre. Origène et Grégoire de Nysse ont largement utilisé des éléments et des concepts tirés de la philosophie stoïcienne, par exemple la doctrine des qualités et de la matière. Dans le croisement et la contamination réciproques de doctrines de provenance différente, caractéristique de la pensée de l’antiquité tardive, il est souvent difficile d’attribuer de façon claire une conception, une théorie ou une position à une école philosophique déterminée. Pourtant, c’est le platonisme qui offre a ces deux auteurs un appareil conceptuel et un point de référence constant, dans un rapport ambivalent entre opposition polémique et travail de synthèse et, parfois, symbiose7. Ce rapport avec la tradition platoni7 Des nombreuses études ont été publiées au sujet de la détermination des sources platoniciennes directes et indirectes dans l’œuvre d’Origène et Grégoire de Nysse, afin d’y relever les paraphrases, les citations directes et indirectes de parties des dialogues platoniciens ou des textes des auteurs de la tradition platonicienne, ainsi que les éléments de contacte entre élaboration patristique et philosophie platonicienne: cfr. H. KOCH, Pronoia und Paideusis, Leipzig 1932, pp. 180-205; H. CROUZEL, Origène et la philosophie, Paris 1962; H. CHADWICK, Early Christian Thought and the Classical Tradition, Oxford 1966; H. F. CHERNISS,

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LES MÉSAVENTURES DE LA THÉODICÉE

cienne, loin de représenter une exception motivée par les parcours biographiques et intellectuels spécifiques de ces deux penseurs, représente le résultat naturel d’un procès de rencontre et de dialogue avec le platonisme, qui concerna une partie importante de la théologie et de la philosophie chrétienne naissante et qui poursuivit bien au-delà du IIIe et du IVe siècle8. On pourrait peut-être dire que sans cette rencontre avec la métaphysique grecque une théologie chrétienne aurait difficilement pu se former et surtout s’affirmer en tant que pensée réfléchie sur le contenu de la révélation et travail d’autocompréhension de la foi, telle que l’Occident et l’Orient grec l’ont connue9. Comme l’a soutenu Cornelia De Vogel, contre la thèse proposée par Heinrich Dörrie, loin de constituer un simple emploi d’un ensemble de citations, particulièrement adaptées à fournir un soutien aux affirmations des Écritures et aux principes de la doctrine chréThe Platonism of Gregory of Nyssa, Berkeley 1930; et, surtout, J. DANIÉLOU, Platonisme et théologie mystique, Paris 1944. 8 Des études de Heinrich Dörrie (cfr. H. DÖRRIE, Was ist spätantiker Platonismus?, in «Theologische Rundschau», 36 [1971], pp. 285-302; ID, Die andere Theologie, in «Theologie und Philosophie», 56 [1981], pp. 1-46) ont donné impulsion à un débat très articulé à propos de la nature du rapport entre platonisme et christianisme. Dörrie a soutenu en fait l’absence d’une continuité véritable entre platonisme et christianisme, car il considérait le platonisme de l’antiquité tardive non seulement comme une philosophie, mais comme une véritable religion, proposant une doctrine du salut, qui, en tant que telle, était en concurrence avec le christianisme et ne pouvait pas être acceptée ou intégrée par celui-ci. Les fondements du platonisme étant antagoniques par rapport à ceux de la foi, les auteurs chrétiens des premiers siècles se seraient bornés à utiliser de façon instrumentale le langage, les métaphores et les formes extérieures de la philosophie platonicienne et la continuité aurait donc été de nature tout simplement linguistique. Les thèses de Dörrie ont reçu des réponses critique de la part d’auteurs comme Eginhard Peter Meijering (cfr. E. P. MEIJERING, Zehn Jahre zum Thema Platonismus und Kirchenväter, in «Theologische Rundschau», 36 [1971], pp. 303320), Friedo Ricken (cfr. F. RICKEN, Zur Rezeption der platonischen Ontologie bei Eusebios von Kaisareia, Areios und Athanasios, in «Theologie und Philosophie», 53 [1978], pp. 321-352) et Cornelia de Vogel (dans l’étude publiée en 1985 in Vigiliae Christiane et successivement traduite en italien et publiée comme une monographie autonome: C. DE VOGEL, Platonismo e cristianesimo. Antagonismo o comuni fondamenti?, Milano 1993). Par le biais d’un excursus autour des Pères grecques et de la pensée chrétienne orientale, De Vogel a souligné comment, en dépit des thèses de Dörrie, le platonisme partageait avec le christianisme certaines conceptions de base, qu’il avait développé dans la forme de la rationalité philosophique et que les chrétiens pouvaient assumer en tant qu’éléments susceptibles de consolider leur foi et de contribuer à l’expression de certains dogmes. 9 Voir W. BEIERWALTES, Platonismus im Christentum, Frankfurt am Main 20022.

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INTRODUCTION

tienne, la rencontre avec le platonisme a produit une pensée aux caractéristiques spécifiques et nouvelles, à l’intérieur de laquelle les mêmes expressions empruntées à la tradition métaphysique grecque acquièrent souvent un sens partiellement ou entièrement différent. Les concepts clé de la métaphysique platonicienne subissent, donc, un procès de réélaboration, qui implique parfois un tourment interne, une tension non résolue et que l’on peut relever dans les pages, dans les apories, dans les questions qui ne trouvent pas de solution certaine ou dans les éléments de contradiction qui sont présents dans l’œuvre d’Origène et Grégoire de Nysse. Rassembler dans un même travail Plotin, Origène et Grégoire de Nysse a pour but justement le déchiffrement de cette rencontre complexe entre platonisme et christianisme à partir d’un problème spécifique et, toutefois, particulièrement considérable, comme celui de la théodicée. Les mésaventures à la lumière desquelles on essaiera d’analyser les différents problèmes liés aux théodicées proposées sont de deux types. D’un côté, Plotin, Origène et Grégoire ont dû soutenir une confrontation explicite avec des positions philosophiques et religieuses qui menaçaient d’invalider, pour une raison ou pour une autre, leur explication de l’existence et de la nature du mal ou qui attaquaient directement toute tentative de trouver une justification du mal susceptible de montrer l’absence de responsabilité du divin. Pour ses protagonistes cette confrontation devient un élément central de clarification de la position soutenue et de recherche de solutions rationnelles adéquates. Analyser ce type de mésaventures est donc utile pour déterminer les exigences et les problèmes auxquels quelques aspects de ces théodicées devaient répondre. D’un autre côté, les solutions proposées contiennent, pour des raisons et sur des plans différents, une série de contradictions ou d’inconséquences internes à l’argumentation rationnelle elle-même. La reconstruction d’une pensée et de ses motivations internes devient aussi, dans ce cas, une mise en lumière de ses limites et des problèmes qu’elle a laissés ouverts.

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PREMIÈRE PARTIE

THÉODICÉE PLOTINIENNE

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CHAPITRE I

LE MAL EN TANT QUE NON-ÊTRE ET MATIÈRE

1. Une trace de théodicée Pourquoi Plotin s’occupe-t-il de la question du mal? Et comment? Si la question posée au début du traité 51 (Ennéades, I, 8), «D’où viennent les maux?», est présente dans toute la littérature de l’époque impériale1, elle exprime néanmoins dans le traité plotinien l’entrelacement inextricable entre le problème de la nature du mal et celui de son origine. Il n’est pas possible de répondre à la question posée au début, si on ne délimite pas d’abord le champ de l’enquête et si on n’éclaircit pas le sujet dont on est en train de parler: quelle est la nature du mal? Le procédé est clairement platonicien, car il s’agit de reconduire une question accessoire à la question principale, comme dans le cas du Ménon, où la question, la vertu peut-elle être enseignée, revient à la question fondamentale: qu’est-ce que la vertu? En même temps on ne peut pas donner de définition de la nature du mal, sans se poser tout de suite la question de son origine: d’où vient le mal? Ou, autrement dit, à qui faut-il en attribuer la responsabilité? Mais aussi: quelle réalité est concernée par le mal? L’entrelacement entre ces différentes questions ne figure pas seulement dans le traité 51. On en trouve déjà une trace dans un des premiers traités plotiniens, le cinquième selon l’ordre chronologique donné par Porphyre (Ennéades, V, 9). Un passage du 1 Cfr. D. J. O’MEARA, Commentaire, in PLOTIN, Traité 51, ed. D. J. O’Meara, Paris 1999, p. 91.

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PREMIÈRE PARTIE. THÉODICÉE PLOTINIENNE

chapitre 10, en effet, pose pour la première fois le problème du mal en termes explicites et éclaircit le rôle que ce problème joue dans la pensée plotinienne. Le contexte du traité n’est pas, comme on aurait pu s’y attendre, celui d’une analyse du monde sensible ou de la relation entre l’âme et la matière. Au contraire, le sujet central est représenté par le monde suprasensible, par l’Intellect. Dans ce contexte, la référence au mal a le but d’affirmer la radicale extranéité qui sépare le monde suprasensible du mal luimême. Tout là-bas est en acte et non pas en puissance, tout participe de la vie et la qualité n’est pas séparée de la substance individuelle. Là-bas il n’y a pas de manque ou de privation, donc il n’y peut pas y avoir de mal: En fait, il n’y a aucun mal; car le mal ici dérive d’un manque, d’une privation et d’un défaut, il est une affection de la matière malheureuse et de ce qui ressemble à la matière2.

Dans ce bref passage on trouve une expression extrêmement condensée de quelques éléments fondamentaux inhérents à la question du mal dans la pensée plotinienne: la relation entre mal et privation et entre mal et matière. Mais on trouve surtout une expression du rapport entre cette caractérisation du mal – en tant que relatif à la privation, au défaut ou au manque qui ont lieu dans le monde sensible et qui sont liés à la résistance de la matière à la forme – et l’affirmation de son extranéité radicale par rapport au monde suprasensible3. Autrement dit, la définition du mal comme ce qui résulte d’un défaut ou d’une privation – définition qui trouvera une mise au point et une articulation majeures en direction d’une complète identification entre mal et privation dans les traités suivants – n’est pas indépendante de la nécessité de construire une théodicée visant à montrer la totale extranéité du

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Pour l’édition critique de Plotin, j’utilise (toujours dans ces notes): PLOTI– H.-R. Schwyzer, Oxford 1964-1982 (editio minor). Pour chaque citation, je donnerai l’indication de l’Ennéade, du traité dans l’ordre chronologique, le chapitre et les lignes, suivis (entre parentèses) par l’indication du volume de l’édition Henry – Schwyzer et du numéro de page. Ici: PLOTINUS, Enneades,V, 9 [5], 10, 17-20 (vol. II, p. 298): «Kakou` ga;r oujdenov": to; NUS, Opera, voll. I-III, edd. P. Henry

ga;r kako;n ejntau`qa ejx ejndeiva" kai; sterhvsew" kai; ejlleivyew", kai; u{lh" ajtucouvsh" pavqo" kai; tou` u{lh/ wJmoiwmevnou». 3

Cfr. PLATO, Theaetetus, 176a.

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mal au monde intelligible. Les termes dans lesquels cette théodicée s’articule seront l’objet de cette étude.

2. Le non-être réel du mal Dans le traité 51 Plotin se demande quelle est la «nature» du mal, à partir du présupposé, défendu au cours du traité, que l’on peut, voire que l’on doit parler d’une nature du mal, même de façon impropre. Lorsque nous nous demandons qu’est-ce que le mal en soi, en effet, nous ne faisons pas de référence à la multiplicité des maux physiques et moraux qui accompagnent l’existence du monde des êtres sensibles et corporels et qui se succèdent dans ce monde-ci. Nous faisons plutôt référence à ce qui fait en sorte qu’un mal déterminé soit tel qu’il est, c’est-à-dire au principe duquel les maux particuliers dérivent. Ceux-ci, en effet, ne pourraient pas être tels qu’ils sont, sans avoir une nature commune. Si les maux sont des manques, le mal en soi sera un manque absolu, non pas le manque simplement inhérent aux réalités qui sont dépourvues de quelque chose. Ainsi, l’absence de mesure ne doit pas être conçue seulement dans la chose sans mesure, mais aussi en soi, en tant qu’absence en soi, illimitée et informe en soi. Le mal, c’est-à-dire la privation absolue, est ce en vertu de quoi les choses mauvaises sont telles qu’elles sont, «en participant» de lui de trois façons différentes: soit parce qu’elles ont le mal mélangé en elles mêmes, soit parce qu’elles y tendent, soit parce qu’elles le commettent. Pour que les êtres puissent participer du mal, il est donc nécessaire d’admettre l’existence d’un mal en soi doué de son autonomie par rapport aux choses qui sont dites mauvaises. Le présupposé de l’existence du mal en soi en tant que nature commune à tous les maux particuliers est analogue à la conception platonicienne d’une participation de la pluralité des êtres à des formes unitaires: tout ce qui est beau participe à la forme du beau en soi, etc. On pourrait conclure que tout ce qui est mauvais participe de la forme du mal en soi. Et pourtant le mal n’est pas une forme, ou alors il faudrait affirmer qu’il appartient au monde intelligible. Plotin doit donc tenir ensemble, d’une part l’idée selon laquelle on ne peut pas parler de maux déterminés, si on ne présuppose pas une nature commune ou un principe qui fait en sorte qu’ils soient tels qu’ils sont, et d’autre

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part l’idée qu’une telle nature ne peut pas être une forme. Lorsque l’on parle d’une nature, ou même d’une substance du mal, ces termes ne peuvent pas être compris au sens propre4. Comment faut-il entendre ces expressions? Et surtout, si le mal en soi n’appartient pas au monde des formes, à quelle sphère du réel appartient-il? Déjà dans le traité 38, Plotin avait défini le mal comme le contraire du Bien: Si les maux sont successivement dans ce qui ne participe en rien de lui [du Bien] et sont dans les choses dernières et s’il n’y a rien au-delà des maux en direction du pire, les maux sont donc son contraire, sans avoir de terme intermédiaire dans l’opposition5.

Cette définition prend un sens gnoséologique dans le traité 51, où le mal est défini comme le contraire du bien, compris ici non pas comme l’Un seulement, mais comme l’ensemble du monde intelligible engendré par l’Un et en particulier l’Intellect, la première activité et le premier bien engendré par l’Un-Bien. Plotin développe son idée selon laquelle le mal est contraire au bien tout en polémiquant avec la thèse aristotélicienne de l’impossibilité d’un contraire de l’être6, c’est-à-dire de quelque chose qui représenterait le contraire des formes et de l’être – donc de l’être intelligible, plutôt que de l’Un, qui en tant que tel est au-delà des formes et de l’être7. Si le mal en soi est le contraire du bien, de l’être et des formes, il ne peut pas être objet d’une connaissance directe, parce que cela impliquerait que l’âme devienne entièrement mauvaise et cesse de participer du bien, pour pouvoir s’assimiler à l’objet de 4 Cfr. PLOTINUS, Enneades, I, 8 [51], 3, 38 (vol. I, p. 111). Cfr. aussi PROCLUS, De malorum subsistentia, 30-33; 37; 47, ed. H. Boese, Procli Diadochi tria opuscula, Berlin 1960, pp. 210-215, 220-222 et 240-241: le présupposé de l’existence d’une nature unitaire du mal n’est pas banal, comme on peut le voir par la critique que Proclus, parmi d’autres, adresse justement sur ce point contre la doctrine plotinienne du mal dans De malorum subsistentia. 5 PLOTINUS, Enneades,VI, 7 [38], 23, 7-14 (vol. III, p. 213): «Eij de; ta; kaka; u{ste-

ron ejn toi`~ mhde; kaq∆e}n touvtou meteilhfovsi kai; ejn toi`~ ejscavtoi~ kai; oujde;n ejpevkeina tw`n kakw`n pro;~ to; cei`ron, ejnantivw~ a]n e[coi ta; kaka; pro;~ aujto; oujde;n e[conta mevson pro;~ ejnantivwsin». 6 7

Cfr. ARISTOTELES, Categoriae, 5, 3b. Cfr. PLOTINUS, Enneades, I, 8 [51], 6, 27-33 (vol. I, p. 115).

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cette connaissance. La connaissance, en effet, présuppose un rapport de ressemblance entre le sujet connaissant et l’objet connu. L’intellect connaît seulement des formes, le monde intelligible étant son objet par excellence. Toutefois, comme le mal est le contraire du bien, une certaine connaissance en est possible à partir de la négation et de la soustraction de tout ce qui est propre au bien. Mais, étant donné que la science des choses contraires est la même et que le mal est le contraire du bien (tw/` ajgaqw/` ejnantivon), la science du bien sera aussi celle du mal, il est donc nécessaire que ceux qui veulent connaître le mal distinguent de façon claire le bien, car les choses supérieures, c’est-à-dire les formes (ei[dh), précèdent les choses inférieures, et celles-ci ne sont pas de formes, mais plutôt privation (stevrhsi~)8.

La science du mal sera donc science du bien. À partir de la connaissance du bien il est possible de parvenir à la connaissance de son opposé, par le biais d’un processus de négation progressive et systématique de ce qui est inhérent au bien. Si le bien est autosuffisance parfaite, limite et mesure de toutes choses, le mal en soi se caractérise comme informe et illimité en soi: Or, en fait, on pourrait arriver à cette notion de mal: ce qui est absence de mesure par rapport à la mesure, absence de limite par rapport à la limite, absence de forme par rapport à ce qui produit la forme et déficience perpétuelle par rapport à ce qui est auto-suffisant, toujours indéterminé, jamais stable, assujetti à toutes les affections, insatiable, totale indigence9.

Mais n’est-ce pas au non-être que ces caractères appartiennent?10 Et d’autre part, si le bien en soi est participé, bien que selon des degrés différents, par tout ce qui existe, le mal, étant le contraire 8 9

Ibid., 1, 12-17 (p. 108). Ibid., 3, 12-16 (p. 110): «“Hdh ga;r a[n ti~ eij~ e[nnoian h{koi aujtou` oi||on ajmetri;an

ei\\nai pro;~ mevtron kai; a[peiron pro;~ pevra~ kai; ajneivdeon pro;~ eijdopoihtiko;n kai; ajei; ejndee;~ pro;~ au[tarke~, aje;i ajovriston, oujdamh`/ eJstwv~, pampaqev~, ajkovrhton, peniva pantelhv~». Dominic O’Meara a souligné comment ce procès de négation est ana-

logue et inverse aux négations qui amènent à la connaissance de l’Un. La science du mal serait donc une sorte de ‘contre-extase’: Cfr. O’MEARA, Introduction, in PLOTIN, Traité 51 cit. (à la note 1), p. 29. 10 Cfr. PLOTINUS, Enneades, I, 8 [51], 3, 3-6 (p. 110).

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du bien, ne pourra pas être compté parmi les êtres, car ce qui est contraire ne participe d’aucune façon de ce dont il est le contraire. Le mal ne peut être défini, alors, que comme non-être. De cette manière l’extranéité du mal au monde intelligible est encore une fois démontrée11. Avec l’identification du mal au non-être nous ne sommes pas encore arrivés à une définition exhaustive de la nature du mal. Il reste encore à préciser de quel type de non-être il s’agit. Dire que le mal est non-être revient-il à nier de façon absolue son existence? La position de Plotin n’est pas celle-ci, comme il le précise dans le traité 51. Le point de référence pour l’élaboration de cette notion particulière de nonêtre qui correspond à la nature du mal est certainement le Sophiste, qu’il cite directement ou indirectement plusieurs fois. Pendant sa chasse au Sophiste, c’est-à-dire sa tentative d’offrir une définition satisfaisante du sophiste en tant que tel, l’Étranger arrive finalement à la septième et décisive définition: le sophiste est un producteur d’illusions (favntasma). Cependant, cette dernière définition n’est pas sans soulever de nouveaux problèmes, liés à la difficulté de la solution elle-même. Si le sophiste doit être défini comme un producteur d’illusions, non correspondantes au vrai, alors il faudra inévitablement analyser de plus près la nature du faux12. Si affirmer et penser le faux, en effet, peut être défini comme dire et penser que ce qui n’est pas est et que ce qui est n’est pas, soit il faudra réexaminer la défense parménidéenne de penser et de dire le non-être, soit nous serons obligés d’admettre, avec le sophiste, que le faux n’existe pas. À partir de la position de ce problème commence la partie centrale du dialogue, contenant la détermination des cinq genres, et finalement le développement de la question du non-être et du sens des expressions négatives. À la place du sophiste insaisissable et multiforme, l’Étranger d’Elée arrive initialement à saisir le philosophe, dont la nature consiste à savoir subdiviser selon les genres, savoir reconduire les genres à l’unité, et en connaître finalement les rapports réciproques: il s’agit donc de la possession de la science dialectique13. La détermination des cinq genres suprêmes permet à Platon d’of11

Cfr. ibid., 2, 26-28 (pp. 109-110). Cfr. PLATO, Sophista, 235b-237b. 13 Cfr. ibid., 253ce. 12

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frir une définition ultérieure du non-être à côté du non-être absolu de Parménide. Les rapports réciproques entre l’être, le repos, le mouvement, le même et l’autre montrent, en effet, la nécessité d’un non-être qui est et, par conséquent, de l’être d’un non-être. L’être se révèle entrelacé à l’altérité, car chaque étant participe du genre du divers et en participant il est d’un côté identique à soimême, de l’autre, divers par rapport au reste et à ce qui n’est pas. Pour cette raison on pourra dire qu’il n’est pas les autres choses, tout en participant de l’être. Les relations réciproques entre les genres sont des relations d’identité et d’altérité. C’est le cas du mouvement, qui n’est pas tous les autres genres, étant différent d’eux, mais qui participe quand même de l’être. Il est nécessaire donc que le non-être (to; mh; o[n) existe, aussi bien par rapport au mouvement qu’ auprès de la totalité des genres. Car auprès de cette totalité la nature de l’autre (hJ qatevrou fuvsi~), rendant chacun divers par rapport à l’être, le fait non-être (oujk o[n). Et nous dirons correctement que toutes les choses qui sont de cette manière ne sont pas (oujk o[nta), mais par contre, étant donné qu’elles participent de l’être (metevcei tou` o[nto~), nous dirons qu’elles sont aussi des étants14.

L’enquête sur le non-être semblerait deboucher ici sur son identification au genre du divers.Toutefois, un peu plus loin, Platon approfondit la recherche, en brisant la nature du divers en petites parties, à la façon d’une science. En effet, les branches d’une science se déterminent en relation à l’objet dont elles sont la science. De la même manière la nature du divers se divise en petites parties par rapport aux objets sur lesquels elle s’exerce. À coté de la nature du divers ou du divers en tant que genre, fait son apparition la partie de la nature du divers, c’est-à-dire le divers qui se focalise sur un objet déterminé pour le nier. Le «non-beau» ou «non-grand» sont des parties de la nature du divers, ces parties qui se concentrent sur la nature du beau ou du grand pour la nier, et qui toutefois ne possèdent pas moins de réalité ou moins d’être que le beau ou le grand en tant que tels. Le «non-beau», en outre, n’indique pas ce qui est contraire au beau, c’est-à-dire le «laid», mais seulement ce qui n’est pas le beau, car il en est diffé-

14

Ibid., 256d-256e.

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rent15. En effet, il ne s’oppose pas au beau à cause d’une propriété interne, à cause d’une détermination positive qui serait contraire à la nature du beau, mais seulement à cause du fait qu’il est une altérité16. En suivant l’interprétation de ce passage donnée par Lee, «non beau» est tout simplement une tournure qui dérive de «beau», dont le signifié n’est rien d’autre que l’exclusion du signifié nié17. De cette manière le «non beau», en indiquant sa diversité par rapport au beau, ouvre en même temps un champ d’infinies possibilités d’être. À ce point l’Étranger a la possibilité de donner une nouvelle définition double du non-être, d’abord défini comme cette partie de la nature du divers qui nie l’être dans sa totalité, quelques lignes plus tard comme chaque partie de la nature du divers qui s’oppose à l’être, c’est-à-dire qui nie de chaque objet ce en vertu de quoi il est être18. Donc, vraisemblablement, l’opposition de la nature d’une partie du divers et de la nature de l’être, quand elles s’opposent l’une à l’autre, n’a pas moins d’être, s’il est permis de le dire, que l’être lui-même, car elle n’exprime pas le contraire 15 Cfr. D. O’BRIEN, Il non essere e la diversità nel Sofista di Platone, in «Atti dell’Accademia di scienze morali e politiche», 102 (1991), pp. 282-283. O’Brien distingue entre absence d’identité, absence de participation et contrariété: non Beau n’indiquerait ni tout simplement une absence d’identité (car si le non Beau participait du Beau, alors il serait beau), ni une contrariété, mais une absence de participation. 16 Cfr. M. DIXSAUT, La négation, le non-être et l’autre dans le Sophiste, in Études sur le Sophiste de Platon, edd. P. Aubenque – M. Narcy, Napoli 1991, pp. 167-213. 17 Cfr. E. N. LEE, Plato on Negation and Not- Being in the Sophist, in «The Philosophical Review», 71 (1972), pp. 269-270. 18 Cfr. PLATO, Sophista, 258e: je garde ici le texte donné par Burnet (in PLATONIS Opera, I, Oxford 1900, p. 2), e{kaston movrion, «chaque partie». Ce passage a été interprété de façon différente par Denis O’Brien. Dans son étude Il non essere e la diversità nel Sofista di Platone cit. (à la note 15), O’Brien a soutenu que dans le Sophiste le non-être ne peut pas être identifié à la nature du divers, mais plutôt à cette partie de la nature du divers qui s’oppose non pas à la totalité de l’être, mais à l’être en tant que genre et forme. En lisant en 258e eJkavstou au lieu de e{kaston (en corrigeant les éditeurs de Platon sur la base des manuscrits), il a ainsi repéré deux définitions de partie de la nature du divers par rapport à l’être, la première selon laquelle le non-être est la partie de la nature du divers qui s’oppose à l’être, tout en participant de lui, la deuxième selon laquelle le non-être est la partie de la nature du divers qui s’oppose à l’être de chaque objet. O’Brien a également proposé cette interprétation dans un autre article: D. O’BRIEN, Matière et émanation dans les Ennéades de Plotin, in L’alchimie et ses racines philosophiques. La tradition grecque et la tradition arabe, éd. C.Viano, Paris 2005, pp. 63-87.

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de l’être, mais seulement l’autre que l’être. (...) C’est clair que cette chose est le non-être, que nous cherchions à cause du sophiste19. Or non seulement nous avons démontré que le non-être est, mais nous avons aussi fait voir en quoi consiste la forme du non-être. Car en démontrant que la nature du divers est et qu’elle est morcelée parmi tous les êtres dans leurs rapport réciproques, nous avons osé dire que c’est justement chaque partie de la nature du divers s’opposant à l’être qui est réellement le non-être20.

En récapitulant, l’Étranger d’Elée arrive à une double définition de non-être, différente par rapport au non-être absolu qui demeure inexprimable: d’un côté le non-être en tant que genre du divers, puisque le genre du divers en soi est autre par rapport à chaque genre, il est altérité en soi, et donc même son être est non-être; de l’autre, le non-être réel en tant que partie de la nature du divers opposée à l’être et chaque partie de la nature du divers qui s’oppose à l’être d’un objet déterminé. La différence entre les deux définitions offertes par Platon réside dans le fait que, tandis qu’en vertu du genre du divers, deux formes sont non-être l’une par rapport à l’autre, puisqu’elles sont réciproquement différentes, étant chacune d’entre elles pleinement soi-même et identique à soi-même, la partie de la nature du divers introduit la notion d’un non-être qui ne possède d’autre nature que celle du non-être même et qui est ainsi réellement non-être. Il est nécessaire maintenant d’analyser la façon dont Plotin lit et utilise la leçon platonicienne21. Dans quelques traités des Ennéades on trouve la notion de non-être absolu, compris en tant que non existence absolue, et donc identifiable avec le non-être 19 PLATO, Sophista, 258a-258b: «Oujkou`n, wJ~ e[oiken, hJ th`~ qatevrou morivou fuvsew~ kai; th`~ tou` o[nto~ pro;~ a[llhla ajntikeimevnwn ajntivqesi~ oujde;n h|tton, eij qevmi~ eijpei`n, aujtou` tou` o[nto~ oujsiva ejstivn, oujk ejnantivon ejkeivnw/ shmaivnousa ajlla; tosou`ton movnon, e{teron ejkeivnou. (...) Dh`lon o{ti to; mh; o[n, o} dia; to;n sofisth;n ejzhtou`men, aujtov ejsti tou`to». 20 Ibid., 258d-258e: « JHmei`~ dev ge ouj movnon ta; mh; o[nta wJ~ e[stin ajpedeivxamen, ajlla; kai; to; ei\\do~ o}} tugcavnei o]n tou` mh; o[nto~ ajpefhnavmeqa: th;n ga;r qatevrou fuvsin ajpodeivxante~ ou\savn te kai; katakekermatismevnhn ejpi; pavnta ta; o[nta pro;~ a[llhla, to; pro;~ to; o]n e{kaston movrion aujth`~ ajntitiqevmenon ejtolmhvsamen eijpei`n wJ~ aujto; tou`tov ejstin o[ntw~ to; mh; o[n». 21 Pour une analyse de l’exégèse du Sophiste dans les Ennéades, on peut voir: J. M. CHARRUE, Plotin lecteur de Platon, Paris 1978, pp. 205-229.

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que, d’après Parménide, il est impossible de penser. On retrouve par exemple cette notion dans le traité 9, où Plotin affirme l’impossibilité pour l’âme de parvenir au non-être absolu, c’est-à-dire à l’anéantissement de soi-même, et distingue le mal comme nonêtre du non-être absolu. Car certainement la nature de l’âme n’arrivera pas au nonêtre absolu (eij~ to; pavnth mh; o[n), plutôt en descendant vers le bas elle arrivera au mal, et donc au non-être (eij~ mh; o[n), mais non pas au non-être absolu (to; pantele;~ mh; o[n)22.

On peut également trouver le concept de non-être absolu dans le traité 51, dans lequel Plotin distingue encore une fois le non-être en tant que mal du non-être absolu: Non-être (mh; o[n), d’ailleurs, non pas en tant que non-être absolu (to; pantelw`~ mh; o[n), mais seulement en tant que divers de l’être (ajllæe{teron movnon tou` o[nto~), non-être non pas comme le mouvement et le repos le sont par rapport à l’être, mais comme une copie de l’être et encore plus non-être (e[ti ma`llon mh; o[n)23.

La citation du Sophiste de Platon contenue dans ce passage plotinien est évidente; poussé par l’exigence de préciser qu’est-ce que le mal en tant que non-être, Plotin fait référence, en fait, à la définition platonicienne de non-être en tant que genre du divers. En effet, cette altérité de l’être dont il parle, n’est pas celle de chaque étant, qui, en vertu de sa participation au genre du divers, se définit dans une relation de réciprocité avec les autres étant basée sur le rapport de diversité/identité. Cette véritable extranéité à l’être n’est pas simplement l’altérité qui sépare le mouvement et le repos et qui implique de toute façon une participation à l’être ou, pour mieux dire, qui reste à l’intérieur du domaine de l’être. Dans ces lignes on trouve l’une à côté de l’autre trois notions de non-être: le non-être absolu, le non-être en tant que genre du divers et le non-être en tant qu’altérité absolue par rapport à l’être. Ce dernier type de non-être est le mal. Non pas le non-être absolu, le rien à propos duquel aucun mot ne peut être prononcé, non pas le genre du divers, mais un non-être réel, dont la réalité 22 23

PLOTINUS, Enneades,VI, 9 [9], 11, 35-38 (vol. III, p. 290). Ibid., I, 8 [51], 3, 6-9 (vol. I, p. 110).

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n’est rien d’autre que la négation de l’être dans sa totalité, de l’être de chaque étant et de toutes les formes. Ainsi trouve-t-on apparemment une solution au problème de la définition de la nature du mal, posé au début du traité 51.Toutefois, la définition n’est pas encore complète. Ce non-être réel, en effet, le mal, est la matière.

3. Le non-être réel de la matière Dans le traité 25 (Ennéades, II, 5) on trouve une distinction entre les types de non-être, encore une fois par le biais d’une référence au Sophiste, à l’intérieur d’un développement de la notion de matière par rapport aux concepts de puissance et d’acte. Après avoir défini la matière comme non-être, Plotin ajoute ici même une précision à propos du type de non-être dont il s’agit: La matière serait donc non-être (mh; o[n), mais non pas comme ce qui est autre que l’être (e{teron tou` o[nto~), comme le mouvement: car celui-ci s’appuie sur l’être, comme en étant à partir de lui et en lui, tandis que la matière est comme jetée en dehors de lui et totalement séparée, elle est incapable de se transformer, mais reste toujours ce qu’elle était dès le début – c’est-à-dire non-être (mh; o[n)24.

Plotin vise à mettre en lumière comment l’altérité de ce type particulier de non-être par rapport à l’être n’implique pas une relation d’homogénéité entre les deux termes, comme dans le cas du mouvement et du repos, qui sont tous deux inscrits dans le domaine de l’être. Au contraire, le non-être, défini dans ces deux passages comme mal et comme matière, présente une radicale extranéité à l’être, une non homogénéité, une différence absolue. C’est à la lumière de cette distinction qu’il faut lire la définition de la matière comme «autre» par rapport à toutes les choses, qu’on trouve dans le traité 12: Le caractère propre de la matière c’est donc de n’être rien d’autre que ce qu’elle est, et ce caractère ne lui est pas ajouté, mais consiste plutôt dans une relation avec les autres choses, dans le fait qu’elle est autre qu’elles (o{ti a[llo aujtw`n)25. 24 25

Ibid., II, 5 [25], 5, 9-13 (vol. I, p. 188). Ibid., II, 4 [12], 13, 26-28 (vol. I, p. 179).

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La matière est autre par rapport à tout, ou pour mieux dire «autres», car le pluriel permet de garder et de souligner davantage son caractère d’indétermination. Et pourtant elle ne s’identifie pas avec le genre du divers, c’est-à-dire avec l’altérité en tant que telle, mais avec «cette partie de l’altérité qui est opposée aux choses qui existent vraiment, et qui sont justement les lovgoi»26. En ce sens la matière est identique à la privation, puisque «la privation est en opposition aux choses qui existent dans le lovgo"»27. On retrouve ainsi dans ce passage plotinien la distinction platonicienne entre le divers en tant que genre et la partie de la nature du divers, qui dans ce cas est appliquée à la matière. Celle-ci est cette partie de la nature du divers qui se focalise sur un objet particulier, dans ce cas-ci la totalité des lovgoi. Mais il est nécessaire d’ajouter encore une définition, que l’on peut trouver dans le traité 25: Mais par rapport à la matière dont on dit qu’elle existe et qu’elle est en puissance toutes les choses, comment peut-on dire qu’elle soit en acte quelqu’un des êtres? Car de cette façon elle ne serait plus en puissance tous les êtres. Si elle n’est aucun des êtres, il est nécessaire qu’elle soit non-être. Comment donc pourrait-elle être quelque chose en acte, n’étant aucun des êtres?28

Si dans le traité 12 (Ennéades, II, 4), Plotin définit la matière comme altérité absolue par rapport à la totalité des principes rationnels, c’est-à-dire comme une partie de la nature du divers dont l’objet déterminé consiste dans l’ensemble des lovgoi, dans ce passage le non-être de la matière est en revanche défini comme rapport entre la matière elle-même et la totalité des êtres, ta; o[nta, et donc comme négation de la totalité des choses existantes, extranéité par rapport au domaine de l’être. Telle extranéité empêche à la matière d’être positivement quelque chose et donc d’être en acte. Altérité par rapport à la totalité des êtres et 26

Ibid., 16, 1-3 (p. 182). Ibid., 16, 4 (p. 182). 28 Ibid., II, 5 [25], 4, 3-8 (I, p. 187): «Peri; de; th`~ legomevnh~ ei\nai u{lh~, h}n pavn27

ta dunavmei levgomen ta; o[nta, pw`~ e[stin eijpei`n ejnergeiva/ ti tw`n o[ntwn ei\nai… H [ dh ga;r ouj pavnta ta; o[nta dunavmei a]n ei[h. Eij ou\n mhde;n tw`n o[ntwn, ajnavgkh mhd jo]n aujth;n ei\nai. Pw`~ ou\n a]n ejnergeiva/ ti ei[h mhde;n tw`n o[ntwn ou\sa».

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des lovgoi, le non-être de la matière, en effet, doit être compris comme ajneivdeon, l’informe, l’extranéité à la forme, la séparation entre la matière et la sphère de l’ei\do~ en tant que forme intelligible. La duplicité de ce non-être de la matière, par rapport aux choses existantes et abreuvées de matière et par rapport aux lovgoi, l’exclut du domaine de l’être, soit de celui des choses dites faussement existantes, soit de celui du vrai être, le monde intelligible: Étant non-être dans les deux sens, elle [la matière] sera davantage non-être. Si donc elle a fuit la nature des choses qui sont vraiment (tw`n wJ~ ajlhqw`~ o[ntwn), et par ailleurs ne peut pas atteindre celles qui sont dites faussement être, (tw`n yeudw`~ legomevnwn ei\nai), compte tenu qu’elle n’est pas non plus une copie du lovgo~ comme celles-ci, dans quelle espèce de l’être peut-elle être saisie? Mais si elle n’est dans aucune espèce de l’être (ejn mhdeni; tw/` ei«nai), comment pourrait-elle être quelque chose en acte?29

La matière et le mal se trouvent donc rapprochés dans ce réel non-être qui est altérité absolue par rapport à la totalité des lovgoi et des êtres, à l’être du monde intelligible et à l’être du monde sensible, à l’être, en somme, dans son ensemble et selon toutes ses acceptions. Par ailleurs, le mal comme non-être, et Plotin l’écrit explicitement, n’est rien d’autre que la matière.

4. Le mal en soi est la matière L’identification entre mal et matière, quoiqu’elle ait été le sujet d’un long débat, animé souvent par le but d’en diminuer l’importance ou d’en attribuer l’élaboration exclusivement aux dernières années de la production plotinienne, ne se trouve pas seulement dans le traité 51: elle traverse toute l’œuvre de Plotin, avec une cohérence, sur ce point, qui saurait difficilement être contestée30. 29

Ibid., 4, 13-18 (pp. 187-188). Le problème au centre de ces interprétations a été souvent celui de la cohérence entre la conception du mal comme matière et la conception du mal comme péché de l’âme (mal éthique). On peut voir par exemple: W. R. INGE, The Philosophy of Plotinus, the Gifford Lectures at S. Andrews, 1917-18, 2 voll., I, London 1929; et plusieurs études de Arthur Hilary Armstrong: A. H. ARMSTRONG, The Architecture of the Intelligible Universe in the Philosophy of Plotinus, an Analytical and His30

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Plotin y fait déjà allusion dans le passage du traité 5 que j’ai cité auparavant. Dans le traité 1, où l’on trouve la première allusion à la notion de matière31, celle-ci est associée à la laideur et à l’obscurité32. La matière peut être définie en tant que laideur ou laid absolu, puisqu’elle n’est pas dominée par une raison ou une forme, elle n’a pas accueilli la forme en elle. Elle est l’obscurité torical Study, Cambridge 1940 (Cambridge Classical Studies, 6); ID., Aristotle, Plotinus and St.Thomas, Oxford 1946 (The Aquinas Society of London. Aquinas Papers, 4); ID., Plotinus’s Doctrine of the Infinite and its Significance for Christian Thought, in «Downside review», 73 (1954-55), pp. 47-58. Une des hypothèses, par exemple soutenue par Edward B. Costello, c’est que l’affirmation de l’identité entre mal et matière doit être interprétée seulement du point de vue éthique, car Plotin n’envisagerait pas de mal métaphysique: cette hypothèse est pourtant réfutée par l’argumentation même du traité 51, qui remarque de façon claire la nécessité de définir la nature du mal en soi, en le distinguant du vice ou des maux éthiques: E. B. COSTELLO, Is Plotinus Inconsistent on the Nature of Evil?, in «International philosophical quarterly», 7 (1967), pp. 483-497. Pietro Prini, en revanche, lie l’élaboration de la notion de mal dans le traité 51 aux conditions particulières des dernières années de la vie de Plotin, caractérisées par la maladie et la solitude, mais même dans ce cas cette interprétation est réfutée par la cohérence avec laquelle l’identité entre mal et matière est soutenue par Plotin tout au long des Ennéades: Cfr. P. PRINI, Plotino e la genesi dell’umanesimo interiore, 1968, et P. PRINI, Plotino e la fondazione dell’umanesimo interiore, Milano 1992. Pour une discussion sur les diverses interprétations, jusqu’au début des années 1970, on peut voir l’article di Denis O’Brien: D. O’BRIEN, Plotinus on Evil. A Study of Matter and the Soul in Plotinus’s Conception of Human Evil, in Le Néoplatonisme, Colloque International du Centre National de la Recherche Scientifique (Royaumont, 9-13 juin 1969), Paris 1971,pp. 113-150. Plus récente est la contribution de Christian Schäfer, qui, tout en admettant l’identification entre mal et matière, propose de ne pas entendre en sens propre l’utilisation de la notion de mal en soi de la part de Plotin: C. SCHÄFER, Unde malum. Die Frage nach dem Woher des Bösen bei Plotin, Augustinus und Dionysius, Würzburg 2002. 31 Sur la notion de matière dans la pensée antique on peut voir: The Concept of Matter in Greek and Medieval Philosophy, Papers from the Conference (Notre Dame, September 5-9, 1961), ed. by E. McMullin, Notre Dame 1965, et Matter and Metaphysic, Fourth Symposium Hellenisticum (Pontignano, August 21-28, 1986), ed. by J. Barnes – M. Mignucci, Napoli 1988. On peut voir aussi l’important ouvrage de H. HAPP, Hyle. Studien zum Aristotelischen Materie-Begriff, Berlin – New York 1971. 32 Cfr. PLOTINUS, Enneades, I, 6 [1], 2, 13-18 (vol. I, p. 94): «En fait, tout ce qui est sans figure et est naturellement prédisposé à recevoir figure et forme, tant qu’il ne participe de raison et de forme demeure laid et étranger à la raison divine (aijscro;n kai; e[xw qeivou lovgou). C’est ça la laideur absolue (to; pavnth aijscrovn). Mais laid c’est aussi ce qui n’est pas maitrisé par une figure et par la raison, étant donné que la matière ne tolère pas d’être totalement modelée par la forme». Et cfr. ibid., 3, 17-19 (p. 95): «La beauté de la couleur est simple, grâce à la figure et à sa maitrise sur l’obscurité qui est dans la matière (tou` ejn u{lh/ skoteinou`), par le biais de la présence d’une lumière incorporelle, qui est principe rationnel et forme».

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recouverte par la couleur, laquelle pour cette raison apparaît belle, car sa forme domine l’obscurité de la matière. On trouve donc déjà dès les premiers écrits plotiniens les concepts de to; pavnth aijscrovn et de skoteinovth~ associés à la notion de matière. Plotin aborde à nouveau l’identification entre mal et matière dans le traité 38. La cible polémique implicite est ici le texte aristotélicien de Physique, I, 9, c’est-à-dire la critique menée par Aristote à propos de la conception platonicienne de la matière, et en particulier de l’identification entre matière et privation. En effet, Aristote reproche au platonisme de ne pas avoir saisi la différence entre la matière, qui est non-être seulement par accident, et la privation qui est non-être en soi et est entièrement séparée de la substance. Aussi bien la forme, que son substrat, la matière, participent à la constitution des êtres muables, mais avec deux aptitudes différentes: tandis que la forme est le désirable, le bon, le divin, la matière est ce qui tend naturellement à la forme et la désire. Mais si la nature de la relation entre matière et forme est telle, la matière, sur la base de la conception platonicienne, dans sa tension vers la forme et donc vers l’être, tendrait à sa propre destruction, car elle est non-être en soi, non pas par accident33. La matière peut tendre à l’être, puisqu’elle est privation par accident, ainsi que la femelle est telle par accident et peut donc tendre au mâle, et qu’une chose abjecte est abjecte par accident et peut donc tendre au beau. Plotin reprend le problème posé par Aristote, pour défendre l’identification entre matière et privation, en interprétant d’un autre point de vue la question du rapport entre matière et forme ou bien. Si pour la matière le bien consiste dans la forme, écrit Plotin, il est nécessaire alors de se demander ce qui en découle et surtout si l’on peut dire que la matière a une quelconque aspiration vers le mieux, et donc vers son bien. En effet, si le bien de la matière est la forme – mais la matière est l’informe par définition – en désirant son propre bien la matière désirerait cesser d’être en tant que telle, car en devenant seulement forme elle s’annulerait elle-même: il s’agit exactement de l’objection soulevée par Aristote contre la doctrine platonicienne de la matière. 33

Cfr. ARISTOTELES, Physica, I (A), 192a13-20.

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Dans le contexte d’un ordre universel au sein duquel toute chose cherche son propre bien, le problème de la possibilité pour la matière de désirer un bien qui coïnciderait avec sa propre non existence se pose. Toutefois, la question doit être abordée à partir d’une perspective différente. La matière, en effet, n’est pas parmi les êtres qui ont des désirs ni parmi ceux qui ont des perceptions. En outre, la matière n’est pas quelque chose de mauvais, elle est le mal en soi, c’est ce en vertu de quoi chaque chose mauvaise est telle qu’elle est. Si la nature de la matière est identique au mal, elle ne peut pas tendre ou aspirer au mieux et au Bien, puisque ce ne sont pas la méchanceté ou le vice qui aspirent au mieux, mais c’est ce qui est mauvais et qui possède le vice par accident qui tend à son propre bien: En fait, ce n’est pas le vice (hJ kakiva) qui choisit, mais ce qui ce trouve dans le vice (to; kakouvmenon). Mais si son être est identique au mal (to; kakovn), comment pourra-t-il choisir le bien?34

La matière, étant le mal, est lointaine du Bien, elle en est exclue, ne peut ni tendre à lui ni le désirer: et d’ailleurs, même si la matière avait conscience d’elle-même, celle-ci n’impliquerait absolument pas la présence d’un amour de soi ou d’une tendance à son propre bien, car le mal ne peut pas s’aimer et ne peut pas changer de non aimable en aimable. En faisant de la matière une pure passivité, dépourvue de désirs, d’intellect et de raison, un substrat muet, Plotin résout le problème posé par Aristote. Dans la liaison entre la forme et la matière, c’est en fait la forme qui agit sur la matière, tandis que celle-ci reste en même temps complètement impassible et passive. L’action de la forme ne dépasse donc pas les limites d’une projection superficielle d’images et de faibles fantômes sur un substrat muet, à la manière d’un gigantesque kaléidoscope. Si la matière est le mal en soi et le non-être, notre développement à propos de la relecture plotinienne du Sophiste aura montré ce qu’il faut entendre par forme du non-être (non-être réel): non pas le non-être compris en tant que non-être absolu, mais plutôt en tant que partie de la nature du divers qui s’oppose à la 34

PLOTINUS, Enneades,VI, 7 [38], 28, 15-17 (vol. III, p. 219).

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totalité des êtres et des lovgoi. Cette forme particulière de nonêtre comporte une sorte de videment d’être, comme celui qui sépare l’image de l’être de l’être même et chaque être inférieur de la plénitude de l’être. Donc non-être comme ce qui est en deçà de l’être, inférieur à l’être. Le monde sensible se montre abreuvé de non-être en tant qu’en deçà de l’être, puisque les choses sensibles sont et ne sont pas en même temps ou sont de façon fausse, étant le dernier degré de l’échelle de l’être à cause de leur constitution mixte de forme et de matière. Ceci [le non-être] est tout ce qui est sensible et toutes les affections liées au sensible, ou bien quelque chose qui vient après celles-ci, comme leurs accidents, ou bien leur principe ou l’un parmi les composants de ce tout qui est tel qu’il est35.

La relation que le mal a avec le bien est celle d’un manque absolu et non pas relatif, un manque qui ne peut pas être identifié à la déficience qui consiste à ne pas être identique au bien en soi et qui appartient à chaque être participant de toute façon au bien. Le mal est une déficience complète et totale: Ou plutôt il faut dire que le mal ne consiste pas dans une déficience quelle qu’elle soit, mais dans une déficience absolue: certainement ce qui est un peu déficient par rapport au bien n’est pas un mal, car il peut même être parfait par rapport à sa propre nature. Mais s’il est totalement déficient, comme dans le cas de la matière, alors il est réellement le mal n’ayant aucune part au bien36.

Ce non-être qui est en deçà de l’être, inférieur à l’être, non-être par privation et videment de l’être n’est donc rien d’autre que la matière même. En effet, les éléments constitutifs de la nature du mal en soi que Plotin signale, par exemple, dans le traité 51 ne sont pas différents de ceux par le biais desquels il décrit la matière dans d’autres traités: opposée à la forme, dépourvue de quantité 35 Ibid., I, 8 [51], 3, 9-12 (vol. I, p. 110): «Tou`to d jejsti; to; aijsqhto;n pa`n kai; o{sa peri; to; aijsqhto;n pavqh h] u{steronv ti touvtwn kai; wJ~ sumbebeko;~ touvtoi~ h] ajrch; touvtwn h] e{n ti tw`n sumplhrouvntwn tou`to toiou`ton o[n». 36 Ibid., 5, 5-9 (p. 113):« H ] oujk ejn th/` oJpwsou`n ejlleivyei, ajll jejn th/` pantelei` to; kakovn: to; gou`n ejllei`pon ojlivgw/ tou` ajgaqou` ouj kakovn, duvnatai ga;r kai; tevleon ei\nai wJ~ pro;~ fuvsin th;n auJtou`. All j oj {tan pantelw`~ ejlleivph/, o{per ejsti;n hJ u{lh, tou`to to; o[ntw~ kako;n mhdemivan e[con ajgaqou` moi`ran».

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et qualité, ni limite ni limitée, elle est privation et non-être. L’identification entre mal, matière et non-être n’est donc pas affirmée pour la première fois dans le traité 51. Le mal en soi n’est pas insuffisance partielle du bien, mais manque et privation absolus. Ce manque absolu est le même manque qui caractérise la matière, qui «ne possède pas l’être de façon à participer du bien: seulement de façon impropre on dit qu’elle ‘est’, car il est correct d’affirmer qu’elle n’est pas»37. La méchanceté de la matière n’est pas une qualité que l’on peut lui attribuer, car elle est dépourvue de toute qualité et c’est justement à cause de cette absence de qualité qu’elle est intrinsèquement méchante. La matière est aussi un o[gko~, qui s’empare progressivement de l’âme en l’envahissant, en se répandant et en 37 Ibid., 5, 10-12 (p. 113). Cfr. SCHÄFER, Unde malum cit. (à la note 30). Je ne partage pas la tentative, pourtant intéressante, de Schäfer, de démontrer que la notion de mal en soi chez Plotin ne doit pas être comprise au sens propre. D’après Schäfer, les affirmations plotiniennes concernant la matière doivent être en fait comprises au même sens que les affirmations concernant l’Un: comme on dit de l’Un qu’il est le Bien, non pas au sens propre, mais à partir de ses effets, car rien n’est prédicable de l’Un au sens propre, ainsi la matière aussi est dite mal en soi en vertu de ses effets. La matière serait donc le mal en soi, seulement en tant que simple possibilité du mal, c’est-à-dire en tant que possibilité de la chute de l’âme: elle ne serait pas mal in actu. Schäfer, en effet, donne beaucoup d’importance à l’information de la matière par l’âme et à la descente des âmes dans les corps, comprises comme une faute dans le sens du terme grec ajmartiva: l’âme chute car elle se trompe à propos de la nature de la matière et y reste prisonnière, comme Narcisse reste prisonnier de sa propre image reflétée sur l’eau. Une faute (Schuld) qui, d’un côté, est inhérente à la nature de l’âme, laquelle la pousse à donner les formes, et se trouve au principe de la diffusio boni, selon lequel tout doit recevoir une forme, mais qui est possible d’un autre côté à cause de la présence de la matière, qui est donc mal en soi seulement en tant que possibilité de la chute de l’âme. Cette interprétation est intéressante, mais son argumentation ne fournit pas assez de preuves textuelles, surtout en référence au traité 51. Elle se base, en outre, sur une idée forte de faute (même si c’est au sens tragique du terme) dans la descente de l’âme dans la matière. Cette idée me semble, pourtant, discutable. Comme j’essaierai de le montrer, la théodicée plotinienne est fondamentalement guidée par la nécessité d’exclure le mal de la sphère de l’intelligible. En ce sens, Plotin détermine de façon cohérente le mal en soi dans la matière, car ceci lui permet d’affirmer l’innocence de l’intelligible dans son ensemble, y compris l’âme. Pour l’interprétation de Schäfer on peut voir aussi: ID., Das Dilemma der neuplatonischen Theodizee. Versuch einer Lösung, in «Archiv für Geschichte der Philosophie», 82 (2000), pp. 1-35. Pour une critique de cet article, on peut voir J. OPSOMER, Proclus vs Plotinus on Matter (De mal. Subs. 30-7), in «Phronesis», 46 (2001), p. 158, note 15.Voir aussi C. SCHÄFER, Matter in Plotinus’s Normative Ontology, in «Phronesis», 49 (2004), pp. 266-294.

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invalidant ses fonctions et ses propriétés, en la remplissant de mal et en la rendant semblable à lui: une maladie qui par le biais de son obscurité souille l’âme et lui soustrait sa pureté. Le mal premier n’est ni l’âme ni le corps, car le corps est de toute façon doué d’une forme; il n’est pas non plus un certain mal singulier, comme l’injustice, ni un certain vice, et il n’est pas identifiable aux maux extérieurs à l’âme, comme la maladie ou la pauvreté, car même ceux-ci doivent relever de ce manque absolu qui est le mal en soi. Ce mal premier, ce mal en soi qui est la matière, est à tel point doué d’existence, quoiqu’il s’agisse d’une existence apocryphe, c’est-à-dire de l’existence du non-être, que tout au long du traité 51 il se montre métaphoriquement comme une sorte de force mauvaise, qui s’empare de l’homme et le transforme en son esclave contre sa volonté.

5. La matière en tant que privation absolue Lorsque Plotin écrit le traité 51, il a déjà développé, dans des écrits précédents, la question de la matière et de sa nature. C’est pourquoi il peut facilement conclure que de la définition de la nature du mal il faut déduire son identification à la matière38. On trouve un développement articulé de la notion de matière et de son rôle dans le traité 12, qui porte non pas sur la matière, mais sur les deux matières39. À partir de la définition commune et généralement acceptée de la matière comme réceptacle des formes, Plotin essaie dans ce traité d’approfondir la nature de ce réceptacle et de ses propriétés, en commençant par la distinction entre matière intelligible et matière sensible. La matière intelligible est définie au début du traité comme substrat des formes et des essences incorporelles40. La nécessité de l’existence d’une matière intelligible réside dans le fait que, étant donnée une multiplicité d’idées, il faut qu’il y ait aussi un substrat 38

Cfr. PLOTINUS, Enneades, I, 8 [51], 3, 35-40 (vol. I, p. 111). Pour une analyse approfondie du traité 12, voir PLOTIN, Les deux matières [Ennéades II, 4 (12)], éd. J.-M. Narbonne, Paris 1993. Beaucoup moins récent, mais très utile, est aussi l’étude de Bruni: G. BRUNI, Introduzione alla dottrina plotiniana della materia, in «Giornale critico della filosofia italiana», 42 (1963), pp. 2245. 40 Cfr. PLOTINUS, Enneades, II, 4 [12], 1, 14-18 (vol. I, p. 166). 39

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commun à elles: à côté de quelque chose qui est propre, à la différence spécifique, en effet, il faut aussi qu’il y ait quelque chose qui soit commun. En outre, si le monde sensible est copie du monde intelligible, alors même dans le modèle il faudra qu’il y ait une matière, comme il y en a dans la copie. L’unité du monde intelligible est seulement concevable en tant que diverse, articulée et pluriforme. La matière, continue Plotin, est le fond obscur de chaque être, les ténèbres contre lesquelles la luminosité de la forme se détache: ces ténèbres, toutefois, ne sont pas les mêmes dans les choses sensibles et dans les choses intelligibles. La matière divine est privation qui reçoit, cependant, une limite et une vie intellectuelle déterminée. En recevant une forme très réelle, elle est aussi un substrat très réel et donc on peut dire qu’elle est une substance. La matière sensible, par contre, ne reçoit ni de vie ni d’intelligence: Pourtant l’obscurité (to; skoteinovn) chez les choses intelligibles est différente de celle chez les choses sensibles, et la matière est différente, ainsi que la forme qui est posée sur les deux; car la matière divine, en recevant ce qui la définit, possède une vie définie et intelligible, tandis que la matière sensible devient quelque chose de défini, mais non pas de vivant et intelligent, elle est plutôt un cadavre adorné (nekro;n kekosmhmevnon). Et sa forme n’est qu’un fantasme (hJ morfh; de; ei[dwlon); de sorte que son substrat n’est lui-aussi qu’un fantasme (to; ujpokeivmenon ei[dwlon). Là-bas par contre la forme est vraie; et le substrat lui-aussi41.

Malgré les analogies qui semblent unir les deux matières, ce qui les sépare c’est l’appartenance à deux niveaux de réalité différents. Bien que même la matière intelligible soit l’indéterminé et l’obscur qui reste au fond de l’être, elle est un indéterminé qui possède toutes ensembles les formes parfaites, par rapport auxquelles les formes du monde sensible ne sont que de pâles figures, de faibles imitations. En vertu de son inséparabilité des formes, la matière intelligible peut, à l’encontre de la matière sensible, être dite substance. Elle est éternelle, comme les Idées, car elle n’a pas de commencement dans le temps, et toutefois elle est engendrée, parce qu’elle a un principe et ne s’engendre pas de soi-même42. 41 42

Ibid., 5, 12-20 (p. 169). Cfr. D. P. TAORMINA, À propos du modèle et de la copie. Notes sur Jean Philopon,

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En revanche, l’indétermination représente la nature même de la matière sensible. Il est impossible d’avoir un concept clair de la matière, puisqu’en étant totalement indéterminée et dépourvue de forme elle peut être saisie seulement par le biais d’un raisonnement bâtard, par le biais de l’indéterminé de la pensée: Comment devrais-je donc penser, l’absence de grandeur dans la matière? Comment pourras-tu penser l’absence de qualité d’une manière quelle qu’elle soit? Avec quelle sorte d’intellection et d’application de la pensée? Certainement avec une indétermination. Car si l’on connaît le semblable par le semblable, alors on connaît l’indéterminé par l’indéterminé. Donc le raisonnement autour de l’indéterminé pourrait être déterminé, mais son application sur l’indéterminé sera indéterminée43.

Ce passage fait clairement allusion au raisonnement bâtard, semblable au rêve, par le biais duquel, dans le Timée, il est possible de saisir la matière. Bâtard parce que la connaissance que nous pouvons avoir de la cwvra est forcement indéfinie44. Et pourtant il s’agit quand même d’une connaissance, parce que ce n’est pas la même chose de penser la matière et de penser rien, même si le concept de la matière demeure un concept vide. L’indéterminé est, en effet, objet d’une énonciation positive, toutefois obscure et indéterminée: c’est la même chose que penser l’obscurité, avec une compréhension qui reste nébuleuse et fuyante. Et c’est l’âme même qui recule et fuit la pensée de l’indéterminé, puisqu’elle ne tolère pas de demeurer pendant longtemps dans le non-être. L’indétermination de la matière, en effet, n’est pas participation à l’indéterminé, car la matière est l’infini même ou en soi. Si tout De aeternitate mundi contra Proclum II, in «Oriens – Occidens», 4 (2002), pp. 175-200: d’après Proclus, «il a été engendré» indique: 1) ce qui a eu un commencement dans le temps, soit par le biais d’une génération soit sans génération; 2) ce qui procède à partir d’une cause; 3) ce qui, selon l’essence, est composé et dont les éléments partagés ont besoin d’un principe d’unification; 4) ce qui, tout en n’étant pas engendré, a la nature d’un engendré; cfr. PROCLUS, In Platonis Timaeum Commentaria, 2 (B), ed. E. Diehl, 3 voll., Leipzig 1903-1906, I, p. 279,30 seqq. 43 PLOTINUS, Enneades, II, 4 [12], 10, 1-5 (vol. I, pp. 173-174): «Tiv ou\n nohvsw ajmevgeqe~ ejn u{lh/… Tiv de; nohvsei~ a[poion oJpwsou`n… Kai; tiv~ hJ novhsi~ kai; th`~ dianoiva~ hJ ejpibolhv… H ] ajoristiva: eij ga;r tw/` oJmoivw/ to; o{moion, kai; tw/` ajorivstw/ to; ajovriston. Lovgo~ me;n ouJ`n gevnoito a]n peri; tou` ajorivstou wJrismevno~, hJ de; pro;~ aujto; ejpibolh; ajovristo~». 44

Cfr. PLATO, Timaeus, 52 b.

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nombre et toute proportion, c’est-à-dire tout ordre et limite, se trouve hors de l’infini, il est nécessaire qu’il y ait aussi un infini qui doit être limité et ordonné: cet infini est la matière. La matière est l’infini même, engendré par la puissance infinie de l’Un. La matière du monde sensible est instable, indéterminée, toujours dépourvue de forme et d’extension, dépourvue de volume ou semblable à un volume vide, jamais rassasiée. Elle est privation, mais elle ne possède pas la privation comme une qualité, car la privation n’est pas une qualité: D’ailleurs la privation n’est ni une qualité ni un qualifié, mais une absence de qualité et de toute autre chose quelle qu’elle soit, comme le silence n’appartient ni à l’ordre du bruit ni à un autre; la privation, en effet, est une négation, tandis que le qualifié est dans une affirmation45.

Plotin insiste sur l’identité entre la u{lh et la stevrhsi~, dont il discute aussi dans le traité 38, pour deux raisons: en premier lieu parce que si l’on faisait de la privation une qualité et l’on disait que la matière participe de la privation, on affirmerait que la matière n’est pas entièrement dépourvue de qualité, mais que de quelque façon elle est qualifiée, et cela est impossible étant donné que le substrat ne peut pas posséder des qualités (autrement il perdrait sa nature de substrat); en deuxième lieu, parce que sur ce sujet il doit se confronter avec les chapitres 7, 8 et 9 du livre I de la Physique d’Aristote46. Comme il a déjà été dit, Aristote fait la distinction, contre l’hypothèse platonicienne de leur identification, entre substrat et privation. En premier lieu, matière et privation sont distinguées comme le sont le substrat et l’accident: en ce sens, la matière est dépourvue de qualité, elle est le sujet qui, dépourvu d’une qualité, arrive ensuite à la posséder, mais elle n’est pas la privation elle-même. Plotin exprime le problème en em45 PLOTINUS, Enneades, II, 4 [12], 13, 20-23 (p. 179): «Oujde; dh; hj stevrhsi~ poiovth~ oujde; poiovn, ajll jejrhmiva poiovthto~ h] a[llou, wJ~ hJ ajyofiva ouj yovfou h] oJtouou`n a[llou: a[rsi~ ga;r hJ stevrhsi~, to; de; poio;n ejn katafavsei». 46 Cfr. ARISTOTE, Physica, I (A), 189b30-192b4. Sur les influences possibles exercées par Alexandre d’Aphrodise et la divergence par rapport à l’identification entre matière et privation on peut voir L. LAVAUD, Matière et privation chez Alexandre d’Aphrodise et Plotin, in «Les Études Philosophiques», 3 (2008), pp. 399-414.

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ployant une formulation tirée de la Physique47 et qui sera par la suite adoptée par Simplicius dans son commentaire sur la Physique d’Aristote: la matière et la privation sont une seule chose du point de vue du substrat (ou du sujet), mais elles sont deux choses du point de vue de la définition48. Le deuxième argument est formulé par le biais de l’objection selon laquelle, tandis que le substrat est par définition ce qui demeure toujours, la privation est destinée à disparaître une fois qu’elle trouve satisfaction dans la chose dont elle est dépourvue. En identifiant la matière et la privation, il faut conclure logiquement que la matière est détruite, lorsqu’elle reçoit la forme ou la qualité dont elle est dépourvue. Contre la position aristotélicienne, Plotin vise à montrer que l’on ne peut pas parler de deux réalités vraiment distinctes si l’on ne peut pas attribuer à chacune d’entre elles une définition propre, et que donc la position platonicienne demeure la seule correcte. Les trois possibilités énumérées sont: 1) que la définition de matière et celle de privation ne contiennent pas l’une le concept de l’autre et soient donc entièrement distinctes; 2) que la définition de la première implique nécessairement celle de la deuxième et réciproquement, c’est-à-dire que la définition des qualités dont il est question ne soit pas séparable du substrat auquel elle s’applique, comme dans le cas du «camus», qui est prédicable seulement du nez et donc n’est pas séparable de la définition de «nez camus»; 3) finalement, que la définition de la première implique celle de la deuxième, mais non pas réciproquement, comme dans le cas du feu et de la chaleur (la chaleur est contenue dans le feu, mais non pas réciproquement). Dans le premier cas de figure, on a deux définitions différentes qui n’ont rien de commun entre elles, et c’est seulement dans ce cas que l’on peut parler de deux réalités distinguées: mais il s’agit d’une possibilité contraire à la position exprimée par Aristote lui-même, selon lequel la notion de matière implique le concept de privation et vice-versa. Dans le deuxième cas de figure, il n’y a pas de distinction entre les deux 47

Cfr. ARISTOTE, ibid., 190b23-24: «e[sti de; to; me;n uJpokeivmenon ajriqmw` me;n e{n, ei[dei de; duvo». 48 Cfr. PLOTINUS, Enneades, II, 4 [12], 14, 2-3 (p. 179): «uJpokeimevnw/ me;n e}n a[mfw, lovgw/ de; duvo». Cfr. SIMPLICIUS, Aristotelis Physicorum libros quattuor priores commentaria, I, 7, 45, ed. H. Diels, Berlin 1895, p. 217,32-33. Cfr. aussi PLOTIN, Les deux matières, ed. Narbonne cit. (à la note 37), pp. 340-341.

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définitions, et les deux choses sont en réalité la même chose (et c’est la position embrassée par Plotin). Dans le troisième cas de figure, finalement, il n’y a pas d’unité du sujet: en effet, si on dit que la matière est privation de la même façon qu’on dit que le feu est chaud, alors la privation est une sorte de forme de la matière, tandis que le substrat sera autre chose que la privation, et c’est-à-dire la matière même. Dans les trois cas de figure, on ne comprend pas comment on peut avoir l’«unité du sujet et la duplicité des définitions», présupposées par Aristote. D’autre part, conclut Plotin, si la privation est non-être, c’est-à-dire si elle indique une absence de quelque chose et non pas une présence – et même le substrat n’est rien d’autre que «l’être de l’indéterminé et l’être de ce qui est dépourvu de qualité» – il n’est pas possible de distinguer entre la définition de privation et celle de matière49. Une fois qu’il a affirmé l’identité entre les deux notions, Plotin doit ensuite revenir à la deuxième objection d’Aristote et montrer comment le substrat, identifié à la privation, peut toutefois demeurer. Il emploie cette fois l’exemple de l’union sexuelle entre mâle et femelle, pour mettre en lumière le caractère erroné de l’affirmation aristotélicienne selon laquelle la privation est détruite par le fait d’être comblée par ce dont elle dépourvue: Et lorsque la femelle est fécondée par le mâle, elle ne cesse pas pour autant d’être femelle, mais devient encore plus féminine; c’est-à-dire elle devient davantage ce qu’elle est50.

En affirmant que la privation reste telle, qu’elle ne disparaît pas et qu’elle est identique à la matière, Plotin veut donc soutenir qu’il est propre à la nature de la matière d’être toujours dans le besoin, de n’être jamais rassasiée, d’être toujours dans l’attente et la tension, car incapable de retenir les formes. La caractérisation de la matière en tant que pauvreté absolue et insatiable fait son apparition, avec une suggestive référence au mythe platonicien du Banquet, dans le traité 2651, où la matière est comparée à 49 Cette argumentation est développée dans le chapitre 4, cfr. PLOTINUS., Enneades, II, 4 [12], 14 (pp. 179-180). 50 Ibid., 16, 13-16 (p. 182): «Kai; o{tan to; qh`lu tou` a[rreno~ kai; oujk ajpovllutai to; qh`lu, ajlla; ma`llon qhluvnetai: tou`to dev ejstin: o{ ejsti ma`llon givgnetai». 51 Cfr. PLATO, Symposium, 203b1- 204a7; PLOTINUS, Enneades, III, 6, [26], 14, 14-17 (vol. I, p. 329).

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Pénia, la pauvreté absolue, une tension continuelle jamais satisfaite. L’union entre Pénia et Poros est interprétée par Plotin comme l’union entre la matière, le non-être, et «l’adresse des apparences», qui n’est pas l’être. En effet il n’est pas possible que ce qui est en dehors de l’être n’ait aucune participation à l’être, mais en même temps il n’est pas possible non plus que l’absolu nonêtre se joigne à l’être: D’ailleurs, étant donné que le non-être absolu ne se mélange pas à l’être, ce fait est un prodige: comment participe-t-il sans participer? Et comment reçoit-il quelque chose comme par une sorte de proximité, tout en étant incapable par sa nature de se coller à lui, pour ainsi dire?52

Cette adresse des apparences est, donc la seule forme d’être, paradoxale, que la matière arrive de quelque façon à accueillir. Cette union paradoxale, toutefois, ne doit pas nous tromper. Si la matière intelligible est un être, parce qu’elle vient après l’Un qui est au-delà de l’être et donc représente le premier être engendré par l’Un, la matière sensible, au contraire, est en deçà de l’être, puisqu’elle se trouve en dessous et est altérité par rapport à l’être. À cause de son caractère, de sa pauvreté absolue, de son être différent par rapport à tout le reste, elle est nécessairement le mal. Pourtant, cette étrange forme de conjonction du non-être à l’être doit recevoir une explication plus approfondie, et c’est dans la définition du caractère de passivité impassible de la matière que l’on peut trouver cette explication.

6. La passivité impassible de la matière La matière est non-être, comme partie de la nature du divers qui s’oppose à la totalité des raisons formelles et à chaque être, elle est privation absolue, est absolument passive. Mais quels sont les caractères de cette passivité? Plotin affronte ce problème dans le traité 26, dans le cadre d’une argumentation plus vaste concernant l’impassibilité des êtres incorporels. Si l’âme est impassible, 52 PLOTINUS, ibid., 14, 20-23 (p. 329): «To; de; pavnth mh; o]n a[mikton tw`/ o[nti, qau`ma to; crh`ma givgnetai, pw`~ mh; metevcon metevcei, kai; pw`~ oi|on para; th`~ geitniavsew~ e[cei ti kaivper th`/ aujtou` fuvsei me;n oi|on kolla`sqai ajdunatou`n».

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étant incorporelle, comme Plotin affirme au cours du traité, qu’est-ce qu’il faudra dire de la matière, qui est elle-aussi incorporelle? La matière, en effet, «n’est ni âme ni intellect ni vie ni forme ni principe rationnel ni limite»53: Pourtant, étant donné qu’elle dépasse toutes ces choses, elle ne pourrait même pas recevoir correctement la dénomination d’être, mais il serait plus approprié de l’appeler non-être, et non pas comme le repos ou le mouvement sont non-être, mais plutôt comme vraiment non-être, un simulacre et un fantasme de masse, un désir d’existence (...)54.

Le vrai non-être de la matière est une sorte d’aspiration à l’existence, une privation absolue de l’ensemble des caractères de l’être, que l’on ne peut pas combler. Et pourtant, son inertie, sa presque existence, sa passivité possède la tension de l’halètement, l’inquiétude du besoin, une immobilité qui n’est pas repos. La matière échappe à toute détermination, est dépourvue de grandeur et de masse, elle est en même temps grande et petite, ment dans tout ce qu’elle promet. Plotin décrit avec une particulière insistance le jeu de présence-absence auquel la matière donne lieu, une sorte de jeu de miroirs dans lequel tout ce qui apparaîtrait vrai se révélerait faux, dans lequel chaque figure et chaque image renverrait à son opposé et pâlirait, aucune forme ne parviendrait à la consistance de l’être véritable, se révélant sans cesse insaisissable, fugace, faible et oscillante. La matière se présente comme un simple réceptacle, qui pourtant est incapable de retenir les formes, mais se borne plutôt à les refléter sur sa surface comme un miroir, comme un fantôme traversé par des fantômes55. Ce non-être qui est semblable aux tours des illusion53 54

Ibid., 7-8 (vol. I, p. 317). Ibid., 7, 9-14 (p. 317): « Alla; j tau`ta uJperekpesou`sa pavnta oujde; th;n tou` o[nto~

proshgorivan ojrqw`~ a]n devcoito, mh; o]n d ja]n eijkovtw~ levgoito, kai; oujc w{sper kivnhsi~ mh; o]n h] stavsi~ mh; o[n, ajll jajlhqinw`~ mh; o[n, ei[dwlon kai; favntasma o[gkou kai; uJpostavsew~ e[fesi~ (...)». 55 Cfr. A. LINGUITI, La materia dei corpi: sullo pseudoilomorfismo plotiniano, in «Quaestio», 7 (2007), pp. 105-122. Reprenant une définition de Igal (J. IGAL, Introdució general, in PORPHYRIUS, Vida de Plotino, in PLOTINO, Enéadas, I, Madrid 1982, p. 68), Linguiti propose d’appliquer à la conception plotinienne du rapport entre matière et forme la notion de pseudo-hylémorphisme: non seulement il n’y a pas de véritable unité entre matière et forme, mais il n’y a probablement pas de notion de matière seconde dans les Ennéades, touts rapports étant entre des

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nistes, à cause de son impossibilité à s’unir pleinement à l’être, reste entièrement impassible sous les formes qui glissent sur lui. La matière, réceptacle éternel, ne peut en réalité rien recevoir, ne peut que rester impassible, elle ne peut donc pas être formée par les images qu’elle reçoit, ne peut pas être altérée. De ce point de vue il est erroné de dire que la matière est passive, car la passivité implique la corruption, tandis que la matière ne peut pas se corrompre, ne peut pas se transformer et ne peut pas se détruire. Le pâtir n’appartient et ne touche pas la matière en soi, mais seulement le mélange de matière et forme. Ce sont donc les choses qui entrent et sortent d’elle qui pâtissent et sont en conflit entre elles. L’impassibilité de la matière, due à son appartenance à un niveau de réalité radicalement séparé de celui des formes de l’être, pose le problème de la possibilité de parler de participation de la matière à l’être. En effet, si, la matière ne jouissait pas de quelque participation à l’être quelle qu’elle soit, elle serait identifiable au non-être absolu; mais cela, comme on l’a déjà vu, n’est pas possible. Il faut donc comprendre comment la matière est un non-être qui de quelque façon existe et de quelque façon participe de l’être. Cette question, en outre, est étroitement liée à la possibilité au moins que la matière participe du bien. C’est la question que Plotin se pose au cours du traité 2656. C’est justement parce que l’on ne peut pas dire que la matière participe vraiment de quelque chose, qu’elle peut en même temps participer et ne pas participer du bien: participer, parce que rien de ce qui existe n’est exclu de la participation au bien et la matière de quelque façon existe, ne pas participer parce que la matière ne pâtit pas de l’action du bien, c’est pourquoi elle est mauvaise en soi et non-être. En effectuant la distinction entre metavlhyi~ et pavqo~, Plotin introduit une notion de participation qui n’implique ni une translovgoi moins complexes et des lovgoi plus complexes. Voir aussi R. CHIARADONNA, Hylémorphysme et causalité des intelligibles. Plotin et Alexandre d’Aphrodise, in «Les études philosophiques», 3 (2008), pp. 379-397: Chiaradonna montre dans cet article la transformation plotinienne des principes de l’hylémorphisme tirés d’Alexandre et leur transposition dans un contexte différent. Sur l’image du miroir et les autres images utilisées par Plotin pour caractériser la matière, on peut voir F. FAUQUIER, La matière comme miroir: pertinence et limites d’une image selon Plotin et Proclus, in «Revue de métaphysique et morale», 37 (2003), pp. 65-87. 56 Cfr. PLOTINUS, Enneades, III, 6 [26], 11, 31-36 (vol. I, p. 323).

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formation de la chose qui participe ni une interpénétration entre participant et participé, et qui lui permet d’affirmer encore une fois l’impassibilité de la matière et sa permanence dans sa propre nature. La matière ne peut pas s’approprier des formes qui entrent en elle, mais doit rester imperméable, autrement elle ne garderait pas une nature qui échappe à toute qualité, détermination et essence, c’est-à-dire qu’elle ne serait pas radicalement autre par rapport à la totalité des êtres et des formes: Étant donné que la nature dont on parle ne doit être aucun des êtres, mais qu’elle fuit complètement l’essence des êtres et est absolument autre – car ces êtres sont des principes rationnels et existent réellement –, il est nécessaire qu’elle, gardant par le fait d’être autre sa propre intégrité qui lui a été donnée en partage, non-seulement ne reçoive pas le êtres, mais aussi, s’il y a une imitation quelle qu’elle soit de ceux-ci, qu’elle n’y participe pas afin de s’en emparer. Car de telle sorte elle serait totalement autre57.

La matière se trouve, par conséquent, dans une isolation totale, étrangère à tout être et à toute essence, dans l’impossibilité de retenir les formes, séparée de tous les êtres. Pour son incapacité de s’unir à l’être et de recevoir et retenir les formes, la matière est condamnée à une stérilité éternelle. Les formes passent sans qu’il n’y ait aucune union entre elles et le réceptacle, le rapport entre matière et forme peut être exprimé dans les termes d’une juxtaposition dans laquelle les deux termes restent réciproquement étrangers. La matière est passive à cause de son incapacité absolue d’agir, mais sa passivité n’implique pas de puissance générative. La matière ne procrée pas, n’engendre pas, étant tout simplement réceptacle et nourriture, la puissance générative de la forme lui est étrangère. Pour cette raison, l’image de la matière-mère a sens seulement si l’on pense qu’aucune faculté de génération, aucune fécondité n’appartient à la mère:

57 Ibid., 13, 21-27 (p. 327): « jEpeidh; th;n legomevnhn tauvthn fuvsin oujde;n dei` ei\nai tw`n o[ntwn, ajll ja{pasan ejkpefeugevnai th;n tw`n o[ntwn oujsivan kai; pavnth eJtevran – lovgoi ga;r ejkei`na kai; o[ntw~ o[nte~ –, ajnavgkh dh; aujth;n tw/` eJtevrw/ touvtw/ fulavttousan aujth`~ h}n ei[lhce swthrivan – ajnavgkh aujth;n mh; movnon tw`n o[ntwn a[dekton ei\nai, ajlla; kaiv, ei[ ti mivmhma aujtw`n, kai; touvtou a[moiron eij~ oijkeivwsin ei\nai. Ou{tw ga;r a]n eJtevra pavnth».

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Mais il semblerait que ceux qui l’appellent ‘mère’ sont ceux qui pensent que la mère a la fonction de la matière par rapport aux rejetons, car elle reçoit seulement sans rien donner aux rejetons58.

7. La nécessité du mal Sur la base de cette clarification des caractéristiques de la nature du mal, de la matière et du non-être, élaborée au cours de nombreux traités, des premiers jusqu’aux derniers, il est maintenant clair que l’identification entre ces trois termes ne représente pas une position tardive dans la pensée de Plotin, une position qu’il faudrait alors seulement attribuer aux dernières années de son élaboration. Cette identification montre plutôt une cohérence solide tout au long de sa pensée. En effet, Plotin développe, à partir de la réflexion sur le Sophiste, un type particulier de non-être, qu’il identifie au mal et à la matière. Les attributs qui contribuent à la définition de chacune des trois notions sont repris et maintes fois utilisés pour la définition des deux autres. Il n’est peut-être pas audacieux de soutenir que, même si Plotin n’avait pas affirmé explicitement l’identité entre mal et matière, cette identité aurait pu être déduite sur la base d’une comparaison attentive entre les deux notions. En définissant la nature du mal comme matière d’un côté, et non-être de l’autre, Plotin élabore une théorie du mal qui vise à exclure radicalement celui-ci du monde intelligible et divin. Étant stérile, le mal comme matière est opposé à la puissance générative de l’Un, étant altérité par rapport à l’être il est opposé à l’Intellect et à l’Âme, étant informe il est opposé au monde des formes. Opposé, il en est aussi totalement étranger. Du lieu de cette extranéité dérive tout ce qui est mauvais, toute laideur, toute obscurité: le divin n’est d’aucune façon responsable. Cependant, il reste une dernière question à clarifier. En dévoilant l’identité entre le mal et la matière, Plotin a répondu à une bonne partie des questions posées au début du traité 51: D’où viennent les maux? Quels êtres sont-ils affectés par lui? Qu’est-ce que le mal? Le mal existe-t-il parmi les êtres? Comment peut-on 58 Ibid., 19, 19-22 (p. 336): « All j jejoivkasi mhtevra aujthvn levgein o{soi kai; th;n mhtevra tavxin u{lh~ pro;~ ta; gennwvmena ajxiou`sin e[cein, wj~ ujpodecomevnh~ movnon oujde;n de; eij~ ta; gennwvmena didouvse~».

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connaître le mal? Mais il reste encore à expliquer l’existence en tant que telle du mal: Pourquoi le mal existe-t-il? Pour répondre à cette question, Plotin doit avancer dans son argumentation sur la nature du mal et en approfondir le caractère nécessaire. Le point de référence est l’affirmation contenue dans le Théétète à propos de la nécessité de l’existence des maux et de l’impossibilité qu’ils cessent. Si le Bien existe, il est nécessaire que le mal existe lui-aussi: mais d’où cette nécessité provient-elle? Il n’est pas nécessaire que les contraires de toutes les choses existent, même s’il est possible pour chaque être d’avoir son contraire. C’est possible mais ce n’est pas nécessaire. En outre, qu’est-ce que veut dire «contraire de l’être et du Bien»? Plotin répond à ces objections en définissant, d’un côté, le type particulier de contrariété qui appartient au mal, et en montrant, de l’autre, comment, lorsqu’il y a le Bien, il est nécessaire qu’il y ait aussi le mal. À l’encontre des autres contraires, le mal ne participe pas d’un genre commun avec le Bien, ou d’une espèce commune. Le mal est complètement séparé du Bien, ne partage rien avec lui, est un opposé sans aucune médiation. Puisqu’être contraire au Bien signifie être contraire à l’être, le mal est donc non-être, absolument séparé. Une fois que l’on a défini le type de contrariété qui appartient au mal en tant que non-être, il reste à en montrer la nécessité. L’existence nécessaire du contraire du Bien est inhérente à la structure même de la réalité, c’est-à-dire à la façon dont l’être arrive à l’existence. Le Bien, en effet, n’existe pas tout seul, il est fécond et donc il produit des êtres qui existent en vertu de leur participation à lui. Une telle production des êtres a un caractère descendant, vertical et hiérarchique, c’est-à-dire qu’elle implique une perte progressive de puissance et un affaiblissement de l’être et du bien. Il s’agit d’êtres progressivement moins doués d’être, de participation au bien et à toutes ces qualités qui dérivent de la fécondité du principe premier. Il est alors nécessaire qu’il y ait un point final de cette échelle descendante de l’être, un dernier degré au-delà duquel la fécondité du Bien ne puisse plus rien produire, une frontière qui sépare et en même temps joigne l’être et le rien absolu: Mais on peut saisir la nécessité du mal aussi de cette manière. Étant donné qu’il n’y a pas seulement le Bien, il est nécessaire que, par le fait de sortir de lui ou, si l’on préfère le dire ainsi,

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par la descente incessante et l’éloignement, il y ait un dernier, après lequel rien ne saurait plus venir à l’existence, et cela c’est le mal. Il est nécessaire qu’il y ait quelque chose après le premier, et donc aussi un dernier: celui-ci est la matière qui ne possède plus rien du Bien.Voilà la nécessité du mal59.

Ce dernier terme n’est pas simplement une ligne de frontière, il est la matière même, pure passivité, nécessaire pour que le monde sensible, le mélange d’intelligence et de nécessité, existe, et il est aussi le mal qui tyrannise les existences des hommes et menace sans cesse de les dominer. Mais alors, ce dernier anneau, le malmatière, le non-être, est-il aussi un produit de la fécondité de l’Un? En est-il la limite? En est-il une limite intrinsèque et en même temps partie? Cela voudrait dire que si l’être implique nécessairement le non-être, le non-être aussi doit être compris dans le processus de production de l’être à partir de l’Un et que donc l’origine du mal doit être déterminée dans le processus même qui amène la fécondité de l’Un à s’écouler dans la multiple variété de l’être. Enfin, que l’au-delà de l’être qui est l’Un soit étroitement lié avec l’en deçà de l’être, ou moins qu’être, qui est le mal-matière, et que l’altérité de l’Un soit jointe à l’altérité de ce nonêtre, qui ne doit pas être entendu, pourtant, comme non-être absolu. S’il faut déterminer l’origine ultime du mal dans le processus de déploiement hiérarchique de l’être, il est toutefois nécessaire de ne pas confondre le mal en soi avec le videment d’être qui a lieu dans la production progressive des réalités. D’ailleurs Plotin lui-même nie résolument que le mal puisse être de quelque façon attribué au monde intelligible ou qu’il puisse se réaliser en son intérieur. En effet, il n’est pas possible d’identifier ce qui représente un bien mineur au mal en soi ou à quelque chose de mauvais. Seulement, dans le monde sensible le mal s’étale et se manifeste, puisque c’est seulement avec la matière que l’altérité se transforme et se cristallise en opposition. De toute façon, ce qui est hors de doute c’est que le mal possède une inquié59 Ibid., I, 8 [51], 7, 16-23 (vol. I, p. 117): « E[ sti de; tou` kakou` labei`n kai; ou{tw th;n ajnavgkhn. JEpei; ga;r ouj movnon to; ajgaqovn, ajnavgkh th/` ejkbavsei th/` par jaujtov, h[, eij ou{tw ti~ ejqevloi levgein, th/` ajei; uJpobavsei kai; ajpostavsei, to; e[scaton, kai; meq jo} oujk h\n e[ti genevsqai oJtiou`n, tou`to ei\nai to; kakovn. jEx ajnavgkh~ de; ei\nai to; meta; to; prw`ton, w{ste kai; to; e[scaton: tou`to de; hJ u{lh mhde;n e[ti e[cousa aujtou`. Kai; au{th hJ ajnavgkh tou` kakou`».

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tante et indéniable réalité, car son existence est nécessaire en vertu de l’existence du bien, de sorte que nier le mal équivaut à nier le bien et toute autre réalité: Mais si l’on disait qu’il n’y avait pas de mal du tout parmi les êtres, il faudrait alors éliminer aussi le bien et rien de désirable n’existerait, et par conséquent aucun désir ou aversion ou pensée; car le désir est désir du bien, et l’aversion aversion du mal, tandis que la pensée et la sagesse sont pensée et sagesse du bien et du mal, et elles sont un des biens60.

Si c’est de façon catégorique que la réalité du mal est affirmée, un mal en soi en mesure de hanter l’existence humaine, un mal envahissant et nécessaire comme une ombre obscure derrière la luminosité des choses existantes dans le Bien, la confiance dans la capacité des formes à maîtriser la matière, dans la capacité du divin à ne pas se laisser toucher par une matière enroulée de chaînes en or pour être cachée au regard des dieux, n’en est pas moins catégorique: Mais le mal n’est pas seulement mal, grâce à la puissance et à la nature du bien; s’il est vrai que le mal se montre par nécessité étreint par des belles ficelles, comme des prisonniers dans des chaînes en or, le mal est caché par ces liens, de sorte que la matière, tout en étant présente, ne soit pas vue par les dieux, et que les hommes n’aient pas toujours à regarder le mal. Mais que même lorsqu’ils le voient, qu’ils puissent l’accompagner d’images du beau, pour se ressouvenir de lui61.

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Ibid.,15, 3-9 (p. 125): «Kako;n de; ei[ ti~ levgoi to; paravpan ejn toi`~ ou\si mh; ei\nai, ajnavgkh aujtw`/ kai; to; ajgaqovn ajnairei`n kai; mhde; ojrekto;n mhde;n ei\nai: mh; toivnun mhde; o[rexin mhd’au\ e[kklisin mhde; novhsin: hJJ ga;r ojrexi~ ajgaqou`, hJ de; e[kklisi~ kakou`, hJ de; novhsi~ kai; hJ frovnhsi~ ajgaqou` ejsti kai; kakou`, kai; aujth; e{n ti tw`n ajgaqw`n». 61 Ibid., 15, 23-28 (pp. 125-126): «To; de; kako;n ouj movnon ejsti; kako;n dia; duvnamin ajgaqou` kai; fuvsin: ejpeivper ejfavnh ejx ajnavgkh~, perilhfqe;n desmoi`~ tisi kaloi`~, oi\a desmw`taiv tine~ crusw`, kruvptetai touvtoi~, i{na parou`sa mh; oJrw/`to toi`~ qeoi`~, kai; a[nqrwpoi e[coien mh; ajei; to; kako;n blevpein, ajll jo{tan kai; blevpwsin, eijdwvloi~ tou` kalou` eij~ ajnavmnhsin sunw`sin». J’assume ici la correction de l’édition proposée par Dominic J. O’Meara, qui substitue i{na ou{tw par parou`sa (dans les manuscrits on trouve i{na ouj`sa que les éditeurs avaient essayé de corriger). De cette façon parou`sa doit être référé à la matière, en tant que sujet sous-entendu, qui devient donc aussi le sujet de mh; oJrw/`to: tout en étant présente, elle n’est pas vue par les dieux; cfr. O’Meara, in PLOTIN, Traité 51 cit. (à la note 1), note 90, p. 86.

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CHAPITRE II

LA PREMIÈRE MÉSAVENTURE DE LA PUISSANCE

1. Le problème de la dynamis Entièrement passive, la matière est aussi impassible. La forme, en effet, ne peut pas opérer sur elle, ou autrement dit la matière n’est pas en mesure d’accueillir la forme. Celle-ci se borne donc à se refléter sur le substrat comme sur un miroir. La matière ne peut subir d’altération d’aucune sorte, c’est pourquoi elle ne peut pas s’unir à la forme, car sinon elle perdrait son caractère d’indétermination absolue, assumant les déterminations données par le lovgo~. La passivité impassible de la matière face aux formes pose le problème du rapport entre puissance et acte. Si l’être en acte présuppose la présence d’une forme et que la matière n’est pas en mesure de recevoir réellement une forme, elle ne peut pas passer non plus de la puissance à l’acte. En d’autres termes elle est destinée à rester en puissance et à n’être jamais en acte. L’être en puissance de la matière doit être entendu au sens absolu et non pas relatif. L’indigence absolue de la matière trouve son expression dans le fait de demeurer toujours en puissance. Face à cette notion de puissance appliquée à la matière, la doctrine aristotélicienne de l’être en puissance et en acte représente pour Plotin un point de référence obligé, mais qui demande une confrontation nécessaire1. Les éléments sur lesquels la

1 Pour une analyse des différences et de critiques de Plotin par rapport à Aristote, on peut voir R. CHIARADONNA, Sostanza movimento analogia. Plotino critico di Aristotele, Napoli 2002.

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PREMIÈRE PARTIE. THÉODICÉE PLOTINIENNE

proposition plotinienne se heurte à la notion aristotélicienne d’être en puissance sont au moins doubles: le premier concerne la possibilité d’appliquer la notion de puissance au monde intelligible; le deuxième concerne la possibilité de penser un être en puissance complètement dépourvu de relations avec l’être en acte2. Ces deux notions mettent toutes deux en question la théodicée plotinienne. En ce qui concerne la première, en effet, il est question de savoir comment on peut appliquer la notion de puissance au monde intelligible, alors que celle-ci implique indigence, imperfection, corruptibilité. Comment donc concilier la nécessité que les êtres intelligibles soient un acte pur, car absolument parfaits, avec la fécondité propre de l’Un et du monde intelligible, que Plotin exprime dans les termes de duvnami~ pavntwn3, puissance de toutes choses. En ce qui concerne la deuxième notion, l’impossibilité de concevoir la matière comme pur être en puissance, jamais en acte, équivaudrait à affirmer que la matière est toujours unie aux formes: dans ce cas, soit il faudrait admettre que la matière n’est pas le mal en soi, puisque de toute façon elle est toujours jointe aux formes (dans les corps), soit il faudrait concéder que tout en étant le mal en soi, elle n’est pas séparée de l’intelligible. Autrement dit, il s’agirait d’affirmer que quelque chose qui participe de l’intelligible puisse être le mal absolu, ou en soi. Pourtant, comme on l’a déjà vu, l’élaboration d’une théorie de la nature du mal est pour Plotin directement corrélative à la démonstration de l’absolue non-implication du mal en soi dans le monde intelligible. La matière est déterminée comme mal en soi justement en tant qu’elle est entendue comme jetée en deçà de l’être et des formes. Pour répondre à ces questions, Plotin doit donc aborder la doctrine aristotélicienne de la puissance et de l’acte, afin d’approfondir la nature de l’être en puissance de la matière et la différence entre être en puissance, au sens aristotélicien, et puissance féconde. À savoir, la différence entre un être en puissance compris 2 Cette disjonction entre l’être en puissance de la matière et l’être en acte a été remarquée aussi par Gwenaëlle Aubry: cfr. G. AUBRY, Dieu sans la puissance. Dunamis et Energeia chez Aristote et chez Plotin, Paris 2006, pp. 281-282. 3 Cfr., par exemple, PLOTINUS, Enneades, V, 4 [7], 2, 38 (vol. II, p. 237); V, 1 [10], 7, 9-10 (vol. II, p. 195);V, 3 [49], 15, 33 (vol. II, p. 229).

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II. LA PREMIÈRE MÉSAVENTURE DE LA PUISSANCE

comme manque, l’être en puissance de la matière, une condition d’absolue indigence, et la puissance de l’Un comme plénitude parfaite, qui n’a besoin de rien. Cette argumentation est développée dans le traité 25, où les concepts de puissance et d’acte sont examinés et une analyse éclairante de la matière comme être en puissance pur est développée.

2. L’être en puissance selon Aristote Plotin garde une attitude fondamentalement autonome par rapport à la doctrine aristotélicienne. Le traité 25 contient une première partie4, dans laquelle Plotin ré-parcourt la réflexion aristotélicienne, en exposant ses points saillants: la distinction entre être en puissance et être en acte, les deux sens de acte, c’est-à-dire l’être en acte (le résultat, acte déjà accompli) et l’acte (l’activité qui a sa fin en elle-même), l’impossibilité que quelque chose soit rien en puissance, la nécessité que tout ce qui est quelque chose en puissance soit en même temps autre chose en acte, l’impossibilité que les intelligibles soient en puissance, la distinction entre puissance active et passive5. Le livre Q de la Métaphysique d’Aristote porte sur le développement de la signification de l’être comme être en puissance et être en acte. À partir de la définition de la puissance comme principe du changement, Aristote fait d’abord une distinction entre puissance passive et puissance active. La première se réfère à un sujet qui a puissance de subir un changement par le biais d’une intervention extérieure ou par le biais de soi-même en tant 4

Sur la structture du traité et son interprétation on peut voir l’introduction et le commentaire par Jean-Marc Narbonne: cfr. PLOTIN,Traité 25, ed. J.-M. Narbonne, Paris 1998. 5 Parmi les recherches les plus récentes sur la notion de puissance et acte chez Aristote, on peut voir Dunamis. Autour de la puissance chez Aristote, edd. M. Crubellier – A. Jaulin – D. Lefebvre – P.-M. Morel, Louvain-la-Neuve 2009; L. JANSEN, Tun und Können. Ein systematischer Kommentar zu Aristoteles’Theorie der Vermögen im neunten Buch der «Metaphysik», Frankfurt am Main 2003; C. WITT, Ways of Being. Potentiality and Actuality in Aristotle’s Metaphysics, Ithaca 2003; D. LEFEBVRE, Comment bien définir une puissance? Sur la notion de puissance des contraires (Aristote, Métaphysique Q 2), in «Philosophie Antique», 3 (2003), pp. 121-144; M. FREDE, Aristotle’s Notion of Potentiality in Metaphysics, in Unity, Identity and Explanation in Aristotle’s Metaphysics, edd. T. Scaltsas – D. Charles – M.-L. Gill, Oxford 1994, pp. 173-195.

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PREMIÈRE PARTIE. THÉODICÉE PLOTINIENNE

qu’autre; la deuxième à un sujet qui a la capacité de produire un changement dans d’autres êtres. À cette dernière appartiennent, par exemple, les arts productifs. Aristote distingue, ensuite, d’une part les puissances rationnelles, comme les arts productifs, et d’autre part celles qui sont dépourvues de raison, comme les éléments naturels: tandis que les premières peuvent produire des effets contraires entre eux, les deuxièmes peuvent produire un seul effet inhérent à leur nature6. Ultérieurement, la relation entre la puissance et l’acte est examinée; Aristote soutient, en effet, qu’il faut parler de puissance avant même sa réalisation, en déterminant en elle le principe du devenir, contre les Mégariques qui niaient qu’il y ait une puissance avant son passage à l’acte et arrivaient ainsi à identifier puissance et acte. Une fois que la nécessité de l’être en puissance est affirmée, il reste encore la question de ce qui peut être considéré en puissance et de ce qui, en revanche, ne peut pas être considéré tel. En ce sens il faut, par exemple, distinguer entre le possible et l’impossible. En effet, il est erroné d’affirmer qu’une chose est en puissance, mais qu’elle ne se réalisera jamais, puisque, de cette manière, on élimine l’impossible. En outre, chaque puissance, rationnelle ou irrationnelle, est toujours déterminée; pour qu’elle puisse être considérée comme puissance, il est nécessaire qu’il y ait tout un ensemble de circonstances internes et extérieures, ainsi que l’absence d’empêchements internes ou extérieurs. Pour cette raison il n’est pas correct d’affirmer que la terre est la statue en puissance, car elle doit encore être transformée en airain pour pouvoir être définie comme telle: c’est-à-dire que les conditions spécifiques, internes et extérieures, requises pour que le passage de la puissance à l’acte puisse effectivement s’accomplir, doivent encore se réaliser7. 6

Cfr. ARISTOTELES, Metaphysica, 1046b4-7. Cfr. C. NATALI, Dynamis e techne nel pensiero di Aristotele, in Dunamis. Autour de la puissance chez Aristote cit. (à la note 5), pp. 271-290: comme le souligne Natali, il faut qu’il y ait une correspondance entre la matière et l’acte ou forme ou fonction. Dans le cas des objets naturels cette correspondance est directe: la graine de poire est naturellement un arbre de poires en puissance. Dans le cas de la production des objets artificiels, en revanche, l’utilisation de la matière peut suivre une fonction naturelle propre, une fonction (technique) impropre, mais adéquate et une fonction (technique) impropre et inadéquate. En ce sens une même matière peut être en puissance une série multiple d’objets, mais cette série doit avoir une correspondance avec les propriétés de cette matière. 7

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II. LA PREMIÈRE MÉSAVENTURE DE LA PUISSANCE

La dernière précision introduite par Aristote est relative à la puissance comme matière. Lorsque l’on dit qu’un objet déterminé est fait d’une certaine matière, par exemple une caisse en bois, on indique dans cette matière déterminée la puissance de l’objet donné. Le bois sera donc la caisse en puissance. Puisque le bois est composé de terre, la terre sera le bois en puissance, jusqu’à arriver à quelque chose qui n’est plus du tout composé. Ce quelque chose est la matière première: Mais s’il y a quelque chose de premier, dont on ne dit plus qu’il est fait d’autre chose, cela est la matière première (prwvth u{lh)8.

Sur la base de cette mise au point, Aristote distingue deux cas de figure ultérieurs, qui sont relatifs au sujet ou substrat. Le sujet ou substrat peut être ou la substance par rapport à ses accidents ou bien la matière par rapport à ses attributs: dans le premier cas de figure le substrat est quelque chose de déterminé, dans le deuxième il est quelque chose d’indéterminé et ce qui est prédiqué de lui est une forme ou quelque chose de déterminé. Dans ce dernier cas l’objet qui dérivera du substrat-matière ne tirera pas de lui son nom, par exemple «bois», mais seulement l’adjectif qui dérive de lui, «en bois». Autrement dit, si le bois est la substrat-puissance de la caisse, la caisse qui en dérivera prendra la dénomination de caisse en bois. Le cas de figure dans lequel le substrat est une substance par rapport à ses attributs est différent: On dit que celui qui a appris la musique est musicien et non pas musique, et que l’homme est blanc, non pas blancheur, et on ne dit pas qu’il est promenade ou mouvement, mais qu’il se promène ou se meut, comme dans le cas de ce qui est fait d’autre chose9.

Autrement dit, ce n’est pas au substantif qui indique les affections-puissance de dénommer l’objet: au nom du substrat il faudra seulement ajouter l’adjectif dérivant de ces affections (blanc de blancheur, musicien de musique...). En conclusion, il n’est pas possible que quelque chose soit en puissance en termes absolus, 8 9

ARISTOTELES, ibid., 1049a24-26. Ibid., 1049a30-34.

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car l’être en puissance se définit toujours en relation à l’être en acte, soit dans le sens qu’une chose en puissance est toujours déjà quelque chose en acte, soit dans le sens qu’une chose en puissance est toujours puissance de quelque chose de déterminé. Ce point de vue heurte, naturellement, la proposition de Plotin qui considère la matière comme être en puissance dépourvu de relations avec l’être en acte, comme pure potentialité de rien. Après le développement des différentes distinctions de l’être en puissance, Aristote approfondit la relation entre puissance et acte du point de vue de la substance, à partir de l’affirmation de l’antériorité de l’acte par rapport à la puissance, et de la définition de ce que l’on comprend par acte: «L’acte c’est le fait d’exister de la chose»10. L’acte précède la puissance dans plusieurs sens, du point de vue temporel, du point de vue de la définition (car je peux définir une chose en puissance seulement en référence à l’acte dont elle est puissance), du point de vue de la substance. Le sens le plus parfait de l’antériorité de l’acte par rapport à la puissance est donné par la priorité de substance des choses éternelles par rapport aux choses corruptibles. D’après Aristote il est impossible que les êtres incorruptibles soient en puissance. En effet, l’être en puissance peut être comme il peut ne pas être, puisque ce qui est possible peut aussi ne pas venir à l’existence. Tout ce qui peut ne pas être est par nature corruptible et contingent: Toutes les choses incorruptibles sont donc en acte; ni les choses qui sont par nécessité sont en puissance non plus (et en vérité celles-ci sont premières, car si elles n’étaient pas, rien ne serait)11.

L’attribution à l’Un de la duvnami~ pavntwn trouve, donc, un obstacle dans l’affirmation aristotélicienne de l’impossibilité d’attribuer l’être en puissance aux êtres intelligibles, c’est-à-dire à ce qui est doué d’une existence nécessaire et non pas contingente. Sur la base de la notion aristotélicienne d’être en puissance, en effet, affirmer au sujet de l’Un qu’il possède une duvnami~ équivaudrait à dire qu’il manque de quelque chose et est sujet au changement. Pour cette raison le premier moteur immobile est pour 10 11

Ibid., 1048a30-31: « E[ sti dh; ejnevrgeia to; uJpavrcein to; pravgma». Ibid., 1050b18- 19.

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II. LA PREMIÈRE MÉSAVENTURE DE LA PUISSANCE

Aristote un acte pur, entièrement dépourvu de puissance, une cause première qui meut toutes les choses, demeurant en elle complètement immobile, c’est-à-dire complètement immuable.

3. La matière comme non-être en puissance Après avoir conclu, dans le traité 25, l’exposition de la position aristotélicienne, Plotin commence l’approfondissement et la critique de quelques-uns de ses aspects saillants. En premier lieu, il nie l’existence d’un passage continu de la puissance à l’acte en ce qui concerne le changement substantiel. Ce qui est en puissance en tant que substrat matériel, en effet, comme par exemple l’airain qui est statue en puissance, ne s’actualise pas, ne se transforme pas dans quelque chose en acte. Si, comme le remarque justement David Charles12, d’après Aristote au moins une des potentialités du bois demeure dans la caisse en bois, de sorte que le nouveau composé n’est pas un remplacement de la matière préexistante, Plotin propose une conception du rapport entre puissance et acte en tant que matière et forme tout à fait différent. Par exemple, on ne peut pas affirmer que la statue en airain est l’être en acte de la statue en puissance (qui était le substrat matériel: airain), car au substrat matériel on a ajouté une forme qui n’est pas contenue en lui. Donc, étant donné que la forme s’ajoute de l’extérieur et n’est pas tout à fait impliquée à l’avance dans le substrat matériel, de l’être en puissance à l’ être en acte il y a un saut, une césure, et non pas une continuité. Plutôt que de dire que l’être en puissance devient en acte, il faut affirmer que de l’être en puissance s’engendre successivement un être en acte, qui est, toutefois, un mélange de matière et d’une forme ajoutée de l’extérieur. Alors si les choses sont de cette manière, ce n’est pas ce qui est en puissance qui devient en acte, mais de l’être qui auparavant était en puissance est engendré par la suite l’être qui est en acte13. 12

D. CHARLES, Q 7 et 8: Quelques questions à propos de la potentialité (dunamis) et de l’actualité (energeia), in Dunamis. Autour de la puissance chez Aristote cit. (à la note 5), pp. 353-390 et notamment pp. 370-371. 13 PLOTINUS, Enneades, II, 5 [25], 2, 8-10 (vol. I, p. 184): «Eij dh; ou{tw~, ouj to; dunavmei givnetai ejnergeiva/, ajll jejk tou` dunavmei o[nto~ provteron ejgevneto to; ejnergeiva/ u{steron».

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PREMIÈRE PARTIE. THÉODICÉE PLOTINIENNE

La différence fondamentale entre Plotin et Aristote concerne, dans ce cas, la relation entre la matière et la forme, à savoir que d’après Plotin la forme n’est pas immanente à la matière et, au contraire, non seulement elle s’ajoute de l’extérieur, mais elle se borne tout simplement à se juxtaposer à la matière, sans donner lieu à un vrai composé, dans lequel les deux sont entrelacées. Cette discontinuité, par contre, ne caractèrise pas la puissance active, par exemple, la puissance de l’âme savante qui peut ne pas exercer à l’instant sa sagesse et qui toutefois peut l’exercer à tout instant sans aucune intervention extérieure, se réalisant en elle même et par soi même. Cette puissance active, cependant, est déjà dans une certaine mesure un acte, c’est pourquoi le changement qui se produit en elle est un passage d’un acte à un autre acte, et non pas de la puissance à l’acte. Cette vision du changement substantiel, caractérisée par la discontinuité, trouve sa motivation dans la conception plotinienne de la matière et de la relation entre matière et forme. En effet, la matière étant radicalement autre, n’entretient pas de relation réelle avec la forme, demeurant au contraire toujours inaltérée et étrangère, car elle n’a pas la capacité de se modifier: forme et matière se limitent à leur juxtaposition sans unité. Plutôt que donner vie à un composé par le biais de l’union avec la forme, entendue ou comme mélange ou comme entrelacement ou comme interpénétration ou d’une autre façon quelle qu’elle soit, la matière s’offre comme un miroir sur lequel les formes se reflètent en succession, mais qui demeure inaltéré et impassible sous le passage des images14. À ce point il faut se demander si l’idée développée en Métaphysique Q, selon laquelle, d’un côté, chaque être en puissance doit être puissance de quelque chose de déterminé, de l’autre chaque être en puissance est en même temps déjà quelque chose d’autre en acte, garde sa validité par rapport à la matière première: En ce qui concerne la matière, pourtant, il faut examiner si elle est en puissance par rapport aux choses qui sont informées en étant quelque chose en acte ou en n’étant rien en acte15. 14

Cfr. PLOTIN, Traité 25, ed. Narbonne cit. (à la note 4), pp. 87-88. PLOTINUS, Enneades, II, 5 [25], 2, 1-2 (p. 184): «Peri; de; th`~ u{lh~ skeptevon, eij e{terovn ti ou\sa ejnergeiva/ dunavmei ejsti; pro;~ a} morfou`tai, h] oujde;n ejnergeiva»/ . 15

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II. LA PREMIÈRE MÉSAVENTURE DE LA PUISSANCE

La réponse à la question c’est que si la matière n’est aucun des êtres, elle ne peut jamais être quelque chose en acte. Elle ne peut pas être en acte ni comme les êtres qui sont engendrés à partir d’elle, c’est à dire les êtres corporels, ni comme une forme, c’està-dire comme un être incorporel. En effet, comme on l’a déjà vu, la matière est non-être aussi bien par rapport aux êtres qui sont vraiment que par rapport aux êtres qui sont dits faussement être, les êtres corporels. Si elle n’est pas en acte, elle ne peut qu’être en puissance et être donc destinée à rester telle. À l’encontre de tous les autres êtres, la matière peut être en puissance sans être déjà un être déterminé en acte, justement en vertu de sa non appartenance au domaine de l’être. Mais puissance de quoi? De rien en particulier, à l’encontre de tous les autres êtres sensibles. Ou bien, de toutes les choses. Elle est rien en puissance, étant tout en puissance, c’est-à-dire qu’il n’existe pas d’être particulier par rapport auquel elle peut se définir en puissance. S’il n’en était pas ainsi, elle ne pourrait pas être le substrat de tous les êtres corporels, car elle serait liée à un être en particulier. Tout en étant tout en puissance, elle ne devient donc jamais rien en acte, étant incapable non seulement de se transformer, mais même d’accueillir les formes: Donc, étant prisonnière des deux espèces d’être, elle ne saurait être en acte aucune d’entre elles, tandis qu’il lui est seulement laissé d’être en puissance une sorte de fantôme faible et indistinct, incapable d’être informé (morfou`sqai mh; dunavmenon). Donc un fantôme en acte (ejnergeiva/ ei[dwlon); donc une ruse en acte (ejnergeiva/ yeu`do~)16.

La matière est en même temps tout en puissance et rien en acte. Puisque les formes glissent sur elle sans qu’elle puisse les recevoir, elle est destinée à rester éternellement en puissance, éternellement indigente. Elle se définit toujours dans sa relation à quelque chose d’autre, une relation dans laquelle elle demeure sans cesse, mais qui ne peut pas avoir d’accomplissement. Étrangère au domaine aussi bien des êtres vrais que de ceux qui sont dit faussement être, incapable de s’actualiser, elle est douée d’un type particulier d’existence, l’existence consistante dans son non-être 16

Ibid., 5, 19-23 (pp. 188-189).

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même: c’est pourquoi il n’est pas possible d’affirmer que le nonêtre de la matière est le non-être absolu. Qu’est-ce que l’on peut donc affirmer d’elle? Qu’elle est un vague fantôme, dont l’être consiste dans ce qui sera, dans l’être à venir qui s’annonce en elle. Étant potentiellement toutes les choses, elle n’est aucune d’entre elles, elle est un non-être dont l’être consiste dans le fait de faire allusion à ce qui sera en elle. Son être en puissance et son être en acte sont donc ceux d’un vague et fragile fantôme, d’un mensonge et d’une ruse, et toutefois d’un mensonge et d’une ruse existants. Elle possède une réalité, qui cependant consiste justement dans son non-être, qui est «non-être réel», car la matière est étant projetée dans l’avenir de ce qui sera en elle, mais en même temps elle n’est pas, étant immuablement séparée de l’être et imperméable à son reflet.

4. La puissance de l’Un Sur la base de la notion aristotélicienne de puissance, admettre l’être en puissance au sens absolu pour les intelligibles équivaut à en faire des êtres corruptibles et soumis au changement. En outre, compte tenu que l’acte est prioritaire par rapport à la puissance, par substance et par notion, il est nécessaire que les hypostases premières soient acte en soi, parce qu’autrement elles demanderaient un principe supérieur qui serait censé les mener de la puissance à l’acte. De l’autre côté, cependant, Plotin doit rendre raison de l’écoulement de la multiplicité à partir de l’ineffable unité de l’Un, entendu comme source de toute vie et en même temps vivant lui même. La solution trouvée consiste à développer une notion de puissance active identifiée à la plenitude et à la perfection. À l’intérieur du monde intelligible ce qui est puissance est déjà en état d’actualité17: L’intellect, en effet, ne passe pas de la puissance, en tant que capacité de penser, à l’acte de penser, car autrement il aurait 17 Cfr. CH. HORN, L’auto-déclaration de l’Un dans l’Ennéade V, 3 [49] et son arrière-plan dans la théorie plotinienne de la prédication, in La connaissance de soi. Études sur le traité 49 de Plotin, ed. M. Dixsaut, Paris 2002, pp. 41-71: d’après Horn, Plotin attribuerait à l’Un seulement la puissance et non pas l’acte et utiliserait la dichotomie dunamis-energeia justement «pour distinguer l’Un de l’Intellect en ce qui concerne l’auto-connaissance» (p. 70).

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besoin d’un autre intellect qui ne soit pas passé de la puissance [à l’acte]. Mais plutôt le tout est en lui18.

Les intelligibles sont donc en acte et sont acte, étant des formes vivantes, et il est possible en même temps d’affirmer qu’ils ne sont pas en puissance, mais qu’ils sont puissances, puisqu’ils tirent d’eux-mêmes, comme des artistes, ce qu’ils produisent. Plotin insiste particulièrement sur le sens productif et créateur auquel il faut comprendre la puissance dans les intelligibles, en tant que fécondité qui doit s’étaler, mais qui n’implique pas tout à fait une transformation des intelligibles mêmes. Ceux-ci sont étrangers à la condition de toutes les autres choses existantes, qui sont en acte puisqu’elles existent et sont ce qu’elles sont, mais en même temps sont en puissance par rapport à une autre chose. Les intelligibles sont en effet seulement en acte, car sinon il faudrait admettre qu’ils manquent de quelque chose, qu’ils doivent encore atteindre ou devenir. La puissance des intelligibles, à l’encontre de l’être en puissance, se base sur la perfection et non pas sur le manque. La façon dont, en vertu de cette puissance, toutes les choses dérivent de l’Un avait déjà été le sujet d’une réflexion de la part de Plotin dans le traité 7. Ici, de façon claire, c’est la perfection de l’Un qui est indiquée comme la raison pour laquelle les êtres sont engendrés à partir de lui, car la perfection et la fécondité sont intimement liées et ce qui est parfait ou qui a obtenu la perfection ne peut pas ne pas engendrer. Étant parfait en soi, l’Un ne peut que laisser déborder les effets de cette perfection. La puissance de l’Un se communique à tous les autres êtres, à l’exception de la matière, comme une vie qui vivifie tout ce qu’elle produit. Elle est la puissance générative qui unit chaque vivant (aussi bien les plantes que les animaux), jusqu’à toucher même les êtres inanimés, dans la mesure où ceux-ci produisent des effets: Comme le feu quand il réchauffe, la neige quand elle refroidit, les médicaments quand ils agissent sur autre chose selon 18 PLOTINUS, Enneades, II, 5 [25], 3, 25-28 (p. 186): «Nou`~ ga;r oujk ejk dunavmew~ th`~ kata; to; oi|ovn te noei`n eij~ ejnevrgeian tou` noei`n – a[llou ga;r a]n protevrou tou` oujk ejk dunavmew~ devoito – ajll ej jn aujtw`/ to; pa`n».

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leur nature – tout imite selon sa puissance le principe, vers son éternité et sa bonté19.

La puissance de l’Un est donc paradigme de toute relation causale. En ce sens, on peut dire que Plotin élabore une notion de causalité différente de la causalité aristotélicienne, une notion basée sur la fécondité de la puissance de l’Un, qui se transmet aussi aux êtres qui dérivent de lui. Chaque étant engendre quelque chose en vertu de la puissance qu’il a reçue, car il est une copie de la puissance de l’Un. Cette duvnami~ s’exerce cependant sans que l’Un en pâtisse ou soit concerné par les événements qui s’engendrent à partir de lui: l’Un engendre tout en restant en soimême parfaitement immuable, sans être soumis à des altérations, à des changements ou à des diminutions. Comme l’a souligné Gwenaëlle Aubry, l’Un engendre simplement en vertu de sa perfection, dont sa puissance même est un effet20. De la même manière l’Intellect lui aussi ne peut se passer d’engendrer en vertu de sa perfection21. La duvnami~ de l’Un n’a donc rien à voir avec le to; dunavmei aristotélicien, en étant expression de perfection et non pas de manque, en étant origine de la génération de tous les êtres, sans impliquer de changement pour celui qui engendre. À la puissance infinie de l’Un, puissance de toutes choses, correspond, au point final de la série des êtres qui dérivent de cette puissance, l’être en puissance de la matière: à l’absolue perfection de l’Un fait contrepoids la déficience absolue de la matière, à la fécondité débordante du principe la complète stérilité du substrat, à la duvnami~ pavntwn, puissance de toutes choses, un pavnta dunavmei, l’être en puissance toutes choses. Tous deux, aussi bien l’Un que la matière, sont entièrement impassibles, mais le premier par sa plénitude parfaite, la deuxième par son absolue pauvreté.

19

Ibid.,V, 4 [7], 1, 31-34 (vol. II, p. 235). Cfr. G. AUBRY, Puissance et principe: la duvnami~ pavntwn, ou puissance de tout, in «Kairos», 15 (2000), [pp. 9-32], p. 23. 21 Cfr. PLOTINUS, Enneades,V, 1 [10], 7, 31-34 (vol. II, p. 235). 20

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CHAPITRE III

LES MÉSAVENTURES DE LA PROVIDENCE

1. La génération de la matière Plotin insiste dans toute son œuvre sur la définition du mal comme matière, il est en ce sens cohérent du début jusqu’à la fin: il n’y a pas d’hésitations ni de glissements vers une conception gnostique du monde, à laquelle il aurait adhéré dans les dernières années de sa vie. L’identification de la matière au non-être, dans l’acception particulière de partie de la nature du divers qui nie la totalité des étants et des formes que l’on a déjà analysée, traverse toute la pensée plotinienne, des premiers traités jusqu’aux derniers. La matière est caractérisée comme substrat, non-être réel qui existe de quelque façon et qui participe donc de l’être et du bien, obscurité, cadavre orné, fantôme, passivité impassible face aux formes et au bien, pure potentialité projetée vers l’avenir, altérité absolue. On peut en revanche trouver un premier problème de cohérence en ce qui concerne les conséquences qui doivent être tirées de cette identification. Si le mal en soi est la matière, quels sont les effets de cette matière intrinsèquement mauvaise sur le monde sensible qui est constitué à partir d’elle? Et quelle est la relation qui s’établit entre les destins individuels, les comportements des individus particuliers, leurs choix et leur liberté et l’inévitable influence négative que la matière, qui contribue quand même à constituer les corps où les âmes particulières se trouvent, exerce sur eux? Une fois que l’identification entre mal et matière est articulée, il n’est pas possible de contourner la

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question de la relation entre matière et âme, entendue aussi bien en tant qu’Âme universelle qu’en tant qu’âmes individuelles, dans tous ses aspects: de la formation du monde – et donc du rapport entre matière et formes, entre la matière informe et l’Âme qui offre les formes, entre cosmos et Logos-nature –, à la descente des âmes dans les corps, et donc le rapport entre responsabilité individuelle et nécessité de la matière. Mais dans la pensée plotinienne il y a encore une autre relation, qui concerne l’origine même de la matière. Celle-ci, en effet, n’est pas un principe inengendré, elle est comprise au contraire dans le processus d’émanation du réel à partir de l’Un. Qui donc engendre la matière? Dans quelques passages Plotin semblerait indiquer qu’il s’agit de l’Âme. C’est donc d’ici qu’il faut partir. Les interprètes ne sont pas tout à fait d’accord au sujet de la production de la matière par l’Âme, étant partagés entre des hypothèses différentes, dont les deux principales sont, d’un côté, la génération éternelle de la matière de la part de l’Âme, d’un autre côté l’existence éternelle de la matière indépendamment de l’Âme, selon le modèle de la cwvra platonicienne1. La dif1 Kevin Corrigan, en revanche, a proposé l’hypothèse d’une génération multiple de multiples matières: cfr. K. CORRIGAN, Is There More than One Generation of Matter in the Enneads?, in «Phronesis», 30 (1986), pp. 167-181. Une autre hypothèse a été proposée par Jean-Marc Narbonne: cfr. PLOTIN, Traité 25, ed. Narbonne cit. (chap. II, à la note 4), pp. 118-136; et J.-M. NARBONNE, La controverse à propos de la génération de la matière chez Plotin: l’énigme résolue?, in «Quaestio», 7 (2007), pp. 123-263. Narbonne, tout en refusant l’idée que la matière soit inengendrée, propose, en polémique notamment avec O’Brien et l’idée que l’Âme engendre la matière, un autre modèle de dérivation de la matière. Son origine serait la fuite d’une partie de l’infinité produite par l’Un (l’Altérité intelligible), qui s’éloigne ou dévie de l’être. Cette fuite a lieu sans une contribution de la part des hypostases, elle n’est donc pas immanente à l’ordre de la succession à partir de l’Un et trouve sa place à la fin de la série des êtres. C’est pourquoi la matière est éternellement séparée, entièrement autre. Narbonne se base notamment sur l’analyse de Enneades, II, 4 [12], 5, 20-28 (vol. I, p. 169), II, 5 [25], 4, 14-18 (vol. I, pp. 187-188) et 5, 9-22 (p. 188): il s’agit, en effet, de passages où il est question d’une matière en fuite. Sur la base de cette hypothèse, les textes sur lesquels Denis O’Brien fonde son idée d’une génération de la matière par l’Âme ne seraient pas suffisants. En particulier Enneades, III, 4 [15], 1, 5-12 (vol. I, p. 283) et III, 9, [13], 3, 7-14 (vol. I, p. 380) feraient allusion, d’après Narbonne, non pas à la génération de la matière par l’Âme, mais à la génération de ce qui en Enneades, IV, 3 [27], 9, 22-23 (vol. II, p. 23) est appelé le ‘lieu’, dans lequel les corps sont engendrés et qui ne coïncide pas avec la matière, lui étant postérieur: l’Âme transformerait donc la matière en lieu, créant ainsi un lieu pour les corps. En réalité, les textes de III, 4 [15], 1 et III, 9 [13], 3, tout en ne citant pas de façon explicite

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ficulté des textes plotiniens et le nombre réduit de textes qui peuvent donner une contribution décisive à la clarification de la position du philosophe ont certainement contribué à ces divergences. Plotin fait allusion plusieurs fois et dans des traités différents au fait que l’Âme engendre quelque chose: en conclusion du traité 43, dans le contexte de l’affirmation de la continuité entre émanation hypostatique à partir de l’Un, à cause de laquelle tout ce qui est participe d’une même vie qui s’étend et s’étale dans chaque être, Plotin fait allusion à la génération par l’Âme qui se trouve dans les végétaux «de ce dans lequel elle se trouve»2. La question est reprise, toujours par rapport à l’Âme qui se trouve dans les végétaux, dans le traité 15, où Plotin semble faire allusion plus clairement à la génération de la matière, caractérisée ici comme ce qui est entièrement différent de l’Âme et dépourvu de vie:

la matière, utilisent, comme on le verra, une série d’éléments comme l’indétermination absolue, qui sont normalement utilisés pour la description de la matière. D’ailleurs, le texte très bref et très difficile de IV, 3 [27], 9, 22-23 n’exclut pas du tout que la génération du lieu puisse être postérieure à la génération de la matière. Enfin, je trouve superflue l’hypothèse d’une fuite de l’intelligible comme explication de l’origine de la matière, par rapport à une théorie, comme la théorie plotinienne, pour laquelle la production de l’être est identifiée à une perte ontologique progressive: comme Plotin le souligne, l’existence du mal trouve en effet son explication en tant que point final et nécessaire de cette dégradation, en tant que dernière étape de la procession (cfr. Enneades, I, 8 [51], 7, 16-23 [vol. I, p. 117]). Dans ce contexte l’hypothèse d’une matière ‘en fuite’ de l’Altérité me paraît se heurter à la logique générale de la procession et aussi répondre à un faux problème. D’après Narbonne, en fait, on ne peut pas justifier le fait que Plotin à la fois reproche aux gnostiques d’avoir affirmé que l’âme produit l’obscurité-matière en s’inclinant et soutient lui-même la théorie d’une génération du mal-matière de la part de l’Âme. Voir à ce propos: NARBONNE, La controverse cit., pp. 129-130; ID., Plotinus and the Gnostic on the Generation of Matter (3 3[II 9], 12 and 51 [I 8], 14), in «Dionysius», 24 (2006), pp. 45-64; ID., A Doctrinal Evolution in Plotinus? The Weakness of the Soul in its Relation to Evil, in «Dionysius», 25 (2007), pp. 77-91. Comme j’essaierai de montrer dans le chapitre IV, pourtant, face aux gnostiques le problème fondamental de Plotin n’est pas la dérivation du mal-matière à partir de l’Âme, mais la façon de cette génération, qui d’après Plotin ne peut impliquer aucune faute ou inclinaison au sens de la défaillance de l’Âme, mais doit plutôt avoir lieu par nécessité et sans que l’Âme en pâtisse. Ce que Plotin reproche aux gnostiques c’est donc l’idée d’une défaillance dans l’intelligible, non pas d’une dérivation dernière du mal de l’intelligible. 2 On trouve une autre référence à la nécessité que l’Âme engendre quelque chose en PLOTINUS, Enneades,V, 1, [10], 7, 43-48 (vol. II, p. 197).

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N’engendre-t-elle donc rien? Elle engendre quelque chose qui est totalement différent d’elle, car il n’y a plus de vie après elle, mais ce qui est engendré n’est pas vivant. Et qu’est-ce qu’il faut dire donc? Cela: comme tout ce qui était engendré avant cette chose, était engendré informe, mais se tournant vers son géniteur, comme s’il en était nourri, recevait une forme, ainsi même ici ce qui est engendré n’est plus une forme d’âme, car il ne vit plus, mais plutôt indétermination totale3.

Il s’agit du texte plotinien le plus explicite par rapport à la génération de la matière. Non seulement il fournit l’indication précieuse d’une dérivation de la matière de l’Âme, mais il décrit même le moment où ce qui est engendré reste entièrement dépourvu de détermination. Ce n’est pas d’avoir été engendrée en tant qu’indéterminée qui constitue la caractéristique principale de la matière, puisqu’elle partage cette absence de forme initiale avec tout ce qui est engendré à partir de l’Un. À la différence de tout le reste, cependant, la matière est dépourvue de la capacité et, pourrait-on dire, de la force de se tourner vers son géniteur pour recevoir de lui la forme. Son indétermination demeure absolue, n’est pas éclairée par la lumière de l’intelligible: la matière ne peut que gésir, sans vie. L’Âme, comme l’écrit Plotin, engendre quelque chose, mais il s’agit de quelque chose qui exprime une altérité absolue, car dépourvue de vie, d’intelligence et de forme. La définition d’«indétermination totale» exclut que ce passage fasse référence au corps, et non pas à la matière première, car seule la matière, comme nous l’avons vu, présente le caractère d’absence absolue de forme, le corps étant déjà un composé. Dans le troisième chapitre du traité 13, Plotin fait une référence explicite à la génération du non-être de la part de l’âme particulière, qui se tourne vers soi même, en se détournant de ce qui la précède. À la suite d’O’Brien je lis dans ce passage une description de la génération de la matière:

3 Ibid., III, 4 [15], 1, 5-12 (vol. I, p. 283): «Au{th me;n ou\n oujde;n genna/`… Genna/` pavnth e{teron auJth`~: oujkevti ga;r zwh; meta; tauvthn, ajlla; to; gennwvmenon a[zwn. Tiv oun… H [ , w{sper pa`n, o{son pro; touvtou ejgenna`to, ajmovrfwton ejgenna`to, eijdopoiei`to de; tw/` ejpistrevfesqai pro;~ to; gennh`san oi|on ejktrefovmenon, ou{tw dh; kai; ejntau`qa to; gennhqe;n ouj yuch` e[ti ei\do~ – ouj ga;r e[ti zh/` – ajll jajoristivan ei\nai pantelh`».

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III. LES MÉSAVENTURES DE LA PROVIDENCE

L’âme particulière (merikhv), se mouvant vers ce qui la précède, est donc éclairée – car elle rencontre l’être –, tandis que se mouvant vers ce qui est après elle, elle rencontre le nonêtre. Et elle fait cela, quand elle se tourne vers soi-même: car elle, désirant soi-même, produit l’image de soi postérieure à elle, le non-être, comme si elle marchait à vide et devenait plus indéterminée4.

O’Brien interprète «l’âme particulière» comme l’âme inférieure, à savoir le principe sensitif et végétatif 5; à la lumière de cette lecture et de l’identification entre non-être et matière il serait possible de lire dans ce passage une description de la génération de la matière de la part de l’âme tout à fait semblable à celle que l’on trouve dans le traité 15. Toutefois, le passage est plutôt obscur et il semblerait qu’ici Plotin fasse plutôt allusion à une génération de la matière à partir de son propre corps de la part de l’âme particulière, entendue en tant qu’âme individuelle. Soit que l’on interprète l’âme merikhv comme la partie inférieure de l’âme hypostatique soit qu’on l’interprète en tant qu’âme individuelle, ce qui est établi dans ce passage c’est le rapport de dérivation générative entre la matière et la sphère de l’âme. L’âme merikhv produit son image, qui, dans le continuum du processus génératif à partir de l’Un, ne peut être qu’inférieure. Dans l’acte génératif de l’âme on arrive au point dernier de la dégradation ontologique progressive des êtres, à la production de «ce qui n’est pas». Ce non-être est décrit tout de suite après avec les caractères plusieurs fois rencontrés dans l’illustration de la nature de la matière: l’obscurité, l’indétermination absolue et, surtout, la totale absence de participation au lovgo": Et l’image totalement indéterminée de celle-ci [de l’âme] est obscure, car elle est totalement vide de raison et d’intellect et s’éloigne beaucoup de l’être6.

4

Ibid., III, 9 [13], 3, 7-12 (vol. I, p. 380). Cfr. D. O’BRIEN, Plotinus on the origin of matter. An exercise in the interpretation of the Enneads, Napoli 1991, p. 25. 6 PLOTINUS, Enneades, III, 9 [13], 3,12-14 (vol. I, p. 380): «Kai; touvtou to; ei[dw5

lon to; ajovriston pavnth skoteinovn: a[logon ga;r kai; ajnovhton pavnth kai; polu; tou` o[nto~ ajpostatou`n». Je suis ici l’indication de Schwyzer, qui réfère touvtou à l’âme.

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C’est à cette image obscure et totalement indéterminée que l’âme donne les formes, modelant ainsi les corps, dans un mouvement qui succède au processus génératif. Il est donc possible de distinguer trois mouvements différents de l’Âme: le mouvement vers ce qui la précède, l’intelligible dont elle tire son origine et reçoit son illumination; le mouvement de séparation et d’éloignement de l’intelligible, par lequel l’Âme se tourne vers soi même et tire de soi-même une image absolument indéterminée et dépourvue de raison, qui est matière et non-être; et, enfin, le mouvement par lequel l’Âme se tourne vers l’image engendrée et lui donne forme, en modelant l’être corporel.

2. Âme et monde ou la nécessité de l’ordre La question de la distinction entre les différents genres d’âme (Âme hypostatique, Âme du monde, âme particulière...), de la relation réciproque entre eux et du rapport avec la matière et le corps (le cosmos ou le corps individuel) présente de nombreuses difficultés d’interprétations, dues aux fréquentes oscillations de Plotin et à une certaine imprécision terminologique7. Le fait que l’Âme entretient une relation quelle qu’elle soit avec la matière est hors de doute. Sans une intervention de l’Âme aucune corporéité ne serait possible. La matière, en effet, seule parmi tout ce qui provient de l’Un, n’a ni la capacité ni la force de se tourner vers ce qui la précède pour en être éclairée et déterminée par les formes. Entièrement impuissante, elle demeure même entièrement indéterminée, incapable d’engendrer toute seule des corps, constitués de matière et de forme. C’est donc l’Âme qui se tourne vers la matière et projette sur elle des formes, qui, en passant sur la matière impassible, comme sur la surface d’un miroir, donnent vie à la multiplicité du monde corporel. Cette relation entre matière et forme, entre matière et Âme et entre corps et âmes pose pourtant des problèmes d’une énorme complexité. Parmi ceux-ci j’aborderai ici la question du caractère 7 Pour un cadre général de la question, on peut voir H. J. BLUMENTHAL, Soul, world-soul and individual soul, in Le Néoplatonisme cit. (chap. I, à la note 30), pp. 5563. La carence de distinctions précises entre les divers genres d’âme relève, d’après l’auteur, de ce que pour Plotin toutes les âmes sont en réalité une seule âme.

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nécessaire ou contingent de la relation, car plus directement liée au problème de la théodicée et de ses difficultés. Le traité 6 montre déjà la conscience de la complexité du sujet et essaie d’offrir quelques éléments de solution. Après un bref examen des théories des philosophes présocratiques au sujet du rapport entre âme et corps, Plotin doit enfin se confronter à son maître, Platon. Une lecture attentive de la théorie platonicienne de l’âme, développée au cours des différents dialogues doit en effet forcément souligner ses éléments apparemment aporétiques et presque contradictoires. Dans toute une série de dialogues, du Phédon à la République on peut remarquer aussi bien un fort mépris vis-à-vis du sensible, qu’un âpre reproche adressé à l’âme à cause de son union avec le corps: le corps est la prison, la caverne dans laquelle l’âme réside, ayant perdu ses ailes, à cause d’une chute. Dans le Timée, en revanche, la relation entre l’âme et la matière est développée d’un point de vue entièrement différent, et Platon écrit des mots d’éloge pour l’âme du monde et le monde sensible en tant que cosmos ordonné, copie parfaite du monde des idées. La présence d’au moins deux différents points d’observation de la question, aussi bien entre les différents dialogues platoniciens qu’à l’intérieur de chacun d’entre eux suggère à Plotin les cornes du dilemme: d’un côté l’idée d’une union naturelle entre l’âme et le corps, à travers laquelle l’âme garantit la perfection et la forme du corps, de l’autre côté l’idée d’une chute de l’âme vers la matérialité, volontaire ou obligée. L’argumentation complexe à travers laquelle Plotin vise de toute façon à montrer la cohérence de la pensée platonicienne, malgré ses contradictions apparentes8, prend pour point de départ la distinction entre l’Âme universelle, qui résiste à l’univers sensible et le gouverne, et les âmes particulières9. La relation entre l’Âme de l’univers et le cosmos sensible décrite par le philosophe implique l’immuabilité et l’impassibilité de l’Âme dans sa liaison 8

Sur ce sujet on peut voir Introduzione, a c. del seminario plotiniano di Padova, in PLOTINO, La discesa dell’anima nei corpi, Enn. IV, 8 [6], Plotiniana arabica (pseudo-teologia di Aristotele, capitoli 1 e 7, «Detti del sapiente greco», ed. C. D’Ancona, Padova 2003, pp. 25 seqq. 9 Sur l’activité de l’Âme comme contemplation et sur le lien entre la distinction entre âmes particulières et Âme universelle et les degrés divers de contemplation de l’intelligible, on peut voir: M. L. GATTI, Plotino e la metafisica della contemplazione, Milano 1996.

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avec la matière. Le corps de l’univers, étant en soi accompli et parfait, est totalement disponible au gouvernement exercé par l’Âme. Celle-ci donne donc l’ordre et la beauté à l’univers, à travers son activité contemplative, sans avoir besoin de s’éloigner du monde intelligible où elle réside et de se mélanger avec le corporel. Son activité de contemplation de l’Intellect lui-même est en même temps le soin de ce qui se trouve en dessous d’elle: en ce sens l’Âme est intermédiaire entre les formes contenues en unité dans l’Intellect et le monde sensible qui les reçoit comme lovgoi: Tandis qu’à celle qui est dite Âme universelle il n’arrive pas d’être dans une action inférieure, mais plutôt de considérer de façon contemplative ce qui est après elle, sans être touchée par les maux, et de rester toujours jointe à ce qui est avant elle10.

Dans cette relation le concept de chute, avec les idées de changement, de perte ontologique, de dégradation, de prison de l’âme, qui lui sont liées, n’entre pas en jeu. Au contraire, l’activité de l’Âme qui donne les lovgoi à la matière est une conséquence naturelle et nécessaire de son activité contemplative. La nécessité de la relation entre Âme et matière ou entre Âme universelle et cosmos sensible est un élément clé pour comprendre la polémique suivante de Plotin contre les gnostiques, et en particulier contre l’idée gnostique d’une production du monde sensible par l’effet d’une chute qu’il faudrait attribuer au monde intelligible. L’affirmation de l’existence nécessaire et non contingente du monde sensible, en tant qu’effet nécessaire de la procession à partir de l’Un exclut, donc, toute hypothèse d’une «mauvaise création» due à une défaillance de l’intelligible, qu’il soit compris comme l’éon Sophie ou comme l’Âme hypostatique. En effet, pour expliquer la raison pour laquelle l’Âme joue une fonction de mise en ordre et de formation du monde, Plotin part de la fécondité suprême de l’Un, laquelle rend nécessaire qu’il soit suivi par quelque chose. En ce sens, il reprend les argumentations déjà alléguées par Platon dans le Timée afin d’expliquer la raison de la production du monde sensible11. Puisque l’Un ne souffre pas 10 11

PLOTINUS, Enneades, IV, 8 [6], 7, 26-29 (vol. II, p. 176). Cfr. PLATO, Timaeus, 29e1-4.

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d’envie et qu’il n’est pas jaloux, de lui procède nécessairement la pluralité qui est contenue dans une simplicité et unité ineffables, dans sa puissance créatrice. Si rien ne procédait de l’Un, toutes les choses resteraient cachées, car l’Un ne possède pas de forme distincte. La fécondité de l’Un se reverse et se retrouve aussi dans les autres hypostases qui procèdent de lui, c’est pourquoi la procession, une fois qu’elle est entamée, doit poursuivre jusqu’aux limites dernières du possible, de sorte que la puissance ineffable du Bien puisse se répandre sur tout ce qui est. D’après Plotin, aussi bien si la matière existe éternellement, que si sa naissance est une conséquence nécessaire des causes antérieures, le gouvernement de l’Âme doit s’exercer sur elle, de sorte qu’elle puisse de quelque façon participer du bien. Le passage est particulièrement obscur et il a donc reçu différentes interprétations, parce qu’il pose directement le problème de la génération de la matière. Donc si la nature de la matière était depuis toujours, il n’était pas possible qu’elle, tout en existant, ne participe pas de ce qui distribue le bien à toutes les choses selon leur possibilité; si sa génération était une conséquence nécessaire des causes qui sont avant elle, même dans ce cas elle ne devait pas être séparée, comme si ce qui lui a quand même donné l’être, comme par une grâce, par impuissance s’arrêtait avant d’arriver jusqu’à elle12. 12 PLOTINUS, Enneades, IV, 8 [6] 6, 18-23 (vol. II, p. 174): «Ei[t jou\n h\n ajei; hJ th`~ u{lh~ fuvsi~, oujc oi|ovn te h\n au\th;n mh; metascei`n ou\san tou` pa`si to; ajgaqo;n kaqovson duvnatai e{kaston corhgou`nto~: ei[t jhjkolouvqhsen ejx ajnavgkh~ hJ gevnesi~ aujth`~ toi`~ pro; aujth`~ aijtivoi~, oujd jw|~ e[dei cwri;~ ei\nai, ajdunamiva/ pri;n eij~ aujth;n ejlqei`n stavnto~ tou` kai; to; ei\nai oi|on ejn cavriti dovnto~». – Cfr. J. M. RIST, Plotinus: the Road to Reality,

Cambridge 1967, pp. 118-119; ID., Plotinus on Matter and Evil, in «Phronesis», 6 (1961), pp. 157-158. D’après John Rist les deux hypothèses développées dans ce passage doivent être interprétée comme 1) génération éternelle de la matière et 2) génération temporelle de la matière. – Hans-Rudolf Schwyzer propose une interprétation tout à fait différente, en direction de l’impossibilité de la génération de la matière sensible: cfr. H.-R. SCHWYZER, Zu Plotins Deutung der sogenannten Platonischen Materie, in Zetesis, Festschrift E. de Strycker, Antwerp – Utrecht 1973, pp. 266-280. – Sur la base de l’impossibilité d’une participation au bien et à l’être de la matière du monde sensible dans la pensée plotinienne, Denis O’ Brien a suggéré que, dans ce passage, Plotin n’est pas en train d’opposer ni une matière inengendrée et une matière engendrée, dans le temps ou intemporellement, ni deux matières toutes deux engendrées, mais l’une éternellement et l’autre dans le temps. Au contraire, les deux hypothèses feraient référence à deux matières qui sont toutes deux engendrées et toutes deux sans commencement dans

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PREMIÈRE PARTIE. THÉODICÉE PLOTINIENNE

Ce qui est évident, indépendamment des différentes interprétations possibles du passage, c’est que la matière du monde sensible ne peut pas être entièrement séparée de l’ordre universel; l’Âme exerce donc, par sa nature même, la fonction intermédiaire entre la matière et les formes et donc entre le non-être de la matière et le domaine de l’être, dont celle-ci est en même temps exclue et comprise. Autrement, souligne Plotin, si l’Âme se bornait à penser et contempler, il n’y aurait rien pour la distinguer de l’Intellect, tandis qu’il est le propre de la nature de l’Âme que son activité contemplative soit en même temps gouvernement du monde sensible et transmission à celui-ci des idées contemplées.

3. Entre audace et nécessité: la descente de l’âme dans le corps Si la relation entre l’Âme universelle et le monde sensible, et donc la matière sur laquelle elle projette les formes, trouve une explication en termes de nécessité et d’ordre nécessaire, une perspective apparemment plus ambiguë accompagne la question de la relation entre les âmes particulières et les corps. Cette thématique affleure en particulier dans le traité 6 (Ennéades, IV, 8)13. Étant donné que l’Âme universelle est une unité dans la pluralité, une le temps, à savoir la matière intelligible et la matière sensible. Ce n’est que pour la première hypothèse, en effet, que Plotin parle d’une participation à l’être, ce qui serait cohérent avec ce qu’il a écrit dans le traité sur le deux matières, Enneades, II, 4 [12], par rapport à la distinction entre une matière intelligible appartenant au domaine de l’être, et donc substance au sens propre, et une matière du monde sensible extérieure au domaine de l’être. Cfr. D. O’BRIEN, Plotinus and the Gnostics on the Generation of Matter, in Neoplatonism and Early Christian Thought, edd. H. J. Blumenthal – R. A. Markus, Londres 1981, pp. 114-115. – Jean-Marc Narbonne a réfuté cette interprétation, en soulignant que si les deux pôles de l’alternative concernaient deux choses différentes, il n’y aurait plus d’alternative. L’alternative proposée par Plotin serait donc plus simple: soit la matière est inengendrée soit elle est engendrée. Plotin n’exprimerait pas ici sa position sur cette alternative, car la question n’a pas d’importance dans le contexte du problème qu’il est en train d’examiner, à savoir la participation de toutes les choses à l’activité bienfaisante de l’Un. Cfr. PLOTIN, Les deux matières, éd. Narbonne cit. (à la note 37), pp. 139-145. En réalité il faut remarquer que, malgré la tentative de Narbonne de considérer comme clairs ces passages et les deux pôles de l’alternative, dans le premier cas de figure Plotin ne parle pas du tout de façon explicite d’une matière inengendrée, mais plutôt d’une matière qui existe depuis l’éternité, ce qui n’exclut pas la génération. – Sur ce sujet en général on peut voir aussi PLOTINO, La discesa dell’anima nei corpi cit. (à la note 8), pp. 195-197. 13 Cfr. PLOTINUS, Enneades, IV, 8 [6], 1, 1-11 (vol. II, p. 165).

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pluralité d’âmes jaillit nécessairement de son unité, ainsi dans l’Intellect sont également présents les intellects individuels contenus en puissance. Tant que les âmes particulières demeurent dans l’unité de l’Âme universelle, jointes à elle, elles peuvent pourvoir à ce qui est inférieur sans en être contaminées. Mais quand elles changent de l’entier pour être une partie et appartenir à soi-mêmes (ejk tou` o{lou eij~ to; mevro~ te ei\nai kai; eJautw`n), comme étant fatiguées d’être avec d’autres, elles se retirent chacune dans l’appartenir à soi-même14.

Plotin utilise parfois, pour décrire la descente des âmes dans les corps, le terme de tovlma, audace. Celle-ci pousserait les âmes particulières, par amour de soi et volonté de s’appartenir, à briser leur unité avec l’Âme supérieure et avec l’Intellect. Même dans le cas des mythes gnostiques, comme on le verra, la chute de Sophie se présente comme une rupture de l’intégrité du Plérome, comme un éloignement de sa place à l’intérieur de l’ensemble divin, symbolisé par la séparation avec son partenaire de couple (syzygie). Pourtant, il serait hasardeux d’affirmer que cette infraction causée par Sophie soit déterminée par un excès d’individualisation, comme dans le cas des âmes particulières chez Plotin. Aussi bien dans le cas de figure d’une tentative mimétique de SophiePrunikos, qui présume de pouvoir engendrer toute seule à imitation du Père, que dans le cas de figure de la tentative d’union et de connaissance directe du Père de la part de Sophie, l’impulsion à l’origine du geste du dernier éon semble être plutôt un désir énorme et irrésistible d’union directe, jusqu’à l’identification, avec le Père lui-même, plutôt qu’une volonté d’affirmation individuelle. Si l’on peut parler de tovlma dans le cas de l’éon Sophie, il faut cependant prendre en considération le fait que l’audace de Sophie consiste dans la présomption de pouvoir se passer de la hiérarchie médiatrice du Plérome pour serrer un lien plus étroit avec le Père: une audace, donc, de nature différente par rapport à celle de l’âme qui se détache de la totalité par amour de soi.

14 Ibid., 4, 10-12 (p. 171). Dans le traité 22 (Enneades, VI, 4 [22], 6, pp. 121122), Plotin propose une analogie avec la division des sciences pour définir le procès par lequel les âmes, se détachant de la totalité, deviennent partielles, en rapport au corps auquel elles se joignent.

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D’après Plotin, les âmes, se détachant de la totalité pour s’individualiser, se précipitent dans ce qui est extérieur et tombent dans les chaînes des corps. Pour cette raison, la faute de l’âme est double, car la première est celle qui a donné lieu à la descente, la deuxième consiste dans les mauvaises actions qu’elle accomplit, en étant précipitée dans le corps, presque oublieuse de son appartenance au monde intelligible. Pourtant, l’emploi du terme tovlma et le texte du traité 6 (Ennéades, IV, 8) doivent être considérés à la lumière de la perspective plus générale de la pensée de Plotin par rapport à l’information de la matière de la part de l’Âme universelle et à la descente des âmes dans les corps. Celles-ci, en effet, sont présupposées par l’ordre de l’univers. Si le degré inférieur de l’être, représenté par le monde visible des corps, existe nécessairement, il doit toujours être animé et informé. En effet, il n’est pas possible de supposer des corps existants de façon indépendante des âmes auxquels ces dernières s’ajouteraient ensuite par un choix libre. Il y a donc ici une oscillation entre contingence et nécessité, que l’on peut difficilement résoudre, mais qui peut trouver une explication partielle dans la superposition entre le plan ontologique et le plan axiologique. C’est pourquoi la descente dans les corps, tout en étant une conséquence nécessaire d’un ordre tout aussi nécessaire, est quand même définie comme audace. En ce sens, je ne crois pas que l’on puisse interpréter cette définition comme l’indice d’un péché ou d’une véritable chute morale de l’âme. Or, si le vice appartient aux âmes particulières, quel est le rapport entre la matière, en tant que mal en soi, et cette faiblesse de l’âme? Au sujet de la relation entre la matière, comme occasion pour le mal qui se présente à l’âme, et la chute ou le vice, comme effet d’une libre inclinaison de l’âme, Denis O’Brien propose une hypothèse de solution, selon laquelle la matière et la volonté de l’âme seraient toutes deux des causes nécessaires, mais non suffisantes du mal: seulement le concours des deux causes, la matière comme occasion du péché et la libre inclinaison de l’âme, constituerait une source suffisante du mal15. Cette proposition est convaincante du côté du rôle de la volonté des âmes particulières: celle-ci ne serait pas suffisante, toute seule, pour qu’il y ait le mal. 15

Cfr. O’BRIEN, Plotinus on Evil cit. (chap. I, à la note 30), pp. 113-150.

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D’ailleurs, dans le traité 51, Plotin le répète plusieurs fois: le vice ne peut être considéré comme le mal en soi, mais seulement comme un mal particulier16. La proposition de O’Brien est, en revanche, moins convaincante du côté du rôle de la matière. S’il faut attribuer un sens à l’affirmation plotinienne, selon laquelle seule la matière est le mal en soi, et à l’analogie paradoxale entre la matière et la forme, selon laquelle tout ce qui est mauvais est tel en vertu d’une participation à la nature du mal en soi, alors il faut que même l’inclinaison de l’âme particulière, son péché, obéisse à cette logique. Autrement dit, c’est la matière même qui contamine de quelque façon la volonté de l’âme particulière. Elle n’est pas seulement l’occasion du péché, mais a un effet concret, retient de quelque façon la partie inférieure de l’âme dans une prison, d’où il est difficile, mais non pas impossible de s’enfuir. Une fuite que Plotin ne décrit pas en termes d’un abandon du corps, d’un changement de lieu, mais d’une acquisition de la vertu, d’une capacité de ne pas se laisser traîner par le courant des passions et des impulsions dérivant de la corporéité, de s’affranchir de l’esclavage de la matière17. Pourtant, si le rôle de la matière est tel, quelle est la place qui reste réellement à la liberté individuelle? Ce problème peut être abordé à partir d’un autre point de vue: celui de la Providence et d’une théodicée oscillant entre les exigences de la nécessité et celles de la liberté.

4. Temporalité et opposition: le drame de la Providence Dans le traité 11 le mouvement péjoratif vers le bas n’est pas seulement attribué aux âmes particulières se détachant par audace de la totalité à laquelle elles appartiennent. Au contraire, Plotin semble introduire un élément de dégradation directement à l’intérieur du procès de génération qui voit l’Âme en tant que protagoniste. À l’intérieur du processus d’émanation à partir de l’Un, ce qui distingue l’hypostase Âme des précédentes consiste dans le fait que, tandis que l’Intellect, entièrement rempli par la contemplation de l’Un, crée de façon semblable à l’Un, en déversant une 16 17

Cfr. PLOTINUS, Enneades, I, 8 [51], 5, 14-17 (vol. I, p. 113); 8, 40-42 (p. 119). Cfr. ibid., 7, 1-16 (pp. 116-117).

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multiplicité hors de lui et en restant en même temps totalement immobile, l’Âme ne crée pas dans l’immobilité: Pourtant elle ne crée pas en demeurant immobile, mais elle engendre une image en se mouvant. Regardant là-bas à ce d’où elle a été engendrée elle en est remplie, mais avançant dans une direction autre et opposée elle engendre come une image de soi la sensation et la nature dans les plantes18.

L’image engendrée par l’Âme hypostatique, dont la partie supérieure reste à sa place, non descendue, est elle-aussi une partie de l’Âme, une partie inférieure, «nature», qui se tourne pour donner forme au monde matériel. Ce mouvement est décrit comme un mouvement vers le bas, vers ce qui est pire, comme une dégradation qui suit, comme une tension de direction opposée, le mouvement par lequel l’Âme se tourne vers son origine pour en être remplie et informée. Ce qui semble affleurer avec une certaine évidence dans ces lignes est l’idée qu’au niveau ontologique de l’Âme on trouve pour la première fois le mouvement, la dispersion, la dégradation, qui, tout en étant référées aux âmes particulières, semblent avoir leur origine dans un mouvement immanent de l’Âme universelle elle-même, dans une sorte d’incapacité à engendrer l’être, demeurant dans une parfaite immobilité contemplative. Ce passage prend un sens plus défini, s’il est lu à la lumière de la description du processus de temporalisation de l’Âme dans le traité 45. L’Âme, en effet, est mue par le désir de transmettre l’objet de sa contemplation à la matière qui se trouve en dessous d’elle et joue ainsi un rôle de médiation, en modelant le monde sensible. Mais l’activité d’information du monde de la part de l’Âme a une nature temporelle, se développe dans la succession temporelle et, donc, dans la dispersion par rapport à l’unité et l’éternité de l’Intellect19. Les formes contenues toutes ensemble et simultanément dans l’Intellect, se succèdent l’une après l’autre dans la diavnoia de l’Âme, dans une pensée discursive temporelle. Si la partie supérieure de l’Âme demeure dans l’im18 Ibid.,V, 2 [11], 1, 18-21 (vol. II, p. 204): « JH de; ouj mevnousa poiei`, ajlla; kinhqei`sa ejgevnna ei[dwlon. jEkei` me;n ou\n blevpousa, o{qen ejgevneto, plhrou`tai, proelqou`sa de; eij~ kivnhsin a[llhn kai; ejnantivan genna/` ei[dwlon auJth`~ ai[sqhsin kai; fuvsin th;n ejn toi`~ futoi`~». 19

Cfr. ibid., III, 7 [45], 11, 23-33 (vol. I, p. 355).

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mobilité éternelle auprès de l’Intellect, le mouvement par lequel la partie inférieure produit le monde sensible marque le passage d’un mode de vie à un autre, ouvrant la dimension de la temporalité. Comme le remarque Riccardo Chiaradonna, ce temps associé à l’Âme ne doit pas être confondu avec le temps mesuré, phénoménal et quantitatif, du monde sensible, car il est plutôt le temps dans son essence20. Il s’agit, pourtant, d’un mouvement vers le pire, dans lequel la procession d’un niveau ontologique à un autre est pourvue d’une valeur axiologique indéniable, qui deviendra manifeste dans la cristallisation de l’altérité en opposition, dans le monde sensible. Sur la base des argumentations du traité 47, on peut voir de façon plus claire quelles sont les conséquences de ce passage pour l’ordre global du monde sensible et pour le rôle joué par la liberté des âmes particulières. Dans ce traité, dans lequel Plotin utilise plusieurs éléments dérivant du stoïcisme, on trouve, en effet, un long développement concernant la question des maux physiques et moraux. Ce développement a comme arrière-fond la polémique contre les gnostiques, qui pourtant ne sont pas explicitement nommés, en ce qui concerne la nature du monde sensible et l’existence d’une Providence. Le mal, dont Plotin parle ici et sur lequel il s’interroge, ne doit pas être compris comme mal absolu ou mal métaphysique, mais plutôt comme mal relatif, physique et moral, comme la multiplicité des maux partiels qui accompagnent l’existence corporelle. La question que Plotin se pose concerne, en effet, la nature des conflits qui se produisent dans le monde sensible et le rôle de l’homme qui, dans le drame du monde sensible, s’achemine sur la voie du vice. Le sujet central, encore une fois en défense de l’intelligible, est l’harmonie et la rationalité propre du monde sensible, copie du modèle intelligible, copie produite par nécessité. Contre les accusations des gnostiques adressées à l’injustice et à l’inégalité de ce monde, la nécessité d’avoir une vision de la totalité et non seulement des éléments singuliers est réaffirmée plusieurs fois, car c’est dans la totalité que chaque chose trouve sa raison, son lieu et sa 20 Cfr. R. CHIARADONNA, Energia et kinêsis chez Plotin et Aristote (Enn. VI, 1, [42], 16, 4-9), in Dunamis. Autour de la puissance chez Aristote cit. (chap. II, à la note 5), pp. 470-491, et notamment pp. 486-488.

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fonction. Par rapport au traité 33, qui a pour sujet la polémique anti-gnostique et qui contient, comme nous le verrons, beaucoup d’argumentations reprises ensuite dans le traité 47, Plotin avance dans la description de la nature de ce monde, et s’interroge de façon plus directe sur l’origine et la raison du mal dans le monde sensible. Le point de départ est la nature mixte du monde (sujet repris du Timée platonicien), qui est le produit d’un mélange21. Ce mélange qui donne vie au monde sensible se compose d’Intellect, et donc d’une multiplicité articulée de formes, et de celle qui, dans les termes platoniciens du Timée, est définie comme nécessité, la matière: le monde sensible est donc un ensemble d’activité et de passivité, de spontanéité et de nécessité. Il est inférieur au monde intelligible, car il appartient à un ordre hiérarchique, dans lequel tout ce qui est produit est inférieur par rapport à son origine et à ce qui le précède; mais il n’est pas seulement matière. Par la médiation de la raison, le monde sensible ne reste pas entièrement séparé de ce qui est supérieur, dont il reçoit un ordre et une forme. Et pourtant, la matière dont il est composé le traîne vers le bas, vers le mal, vers l’ajlogiva. C’est dans ce processus de dégradation progressive et inévitable à partir du principe qu’il faut chercher, comme on l’a déjà vu, la racine dernière du mal, la cause de sa présence dans le monde: En général il faut considérer le mal comme un manque de bien: il est nécessaire qu’il y ait ce manque de bien ici, car le bien se trouve dans une autre chose. C’est cette autre chose donc, dans laquelle le bien se trouve, qui étant autre par rapport au bien produit ce manque: en effet, elle n’était pas bonne. C’est pourquoi «les maux ne peuvent pas périr», car par rapport à la nature du bien certaines choses sont inférieures par rapport à d’autres et car les choses qui tirent leur existence du bien sont autres par rapport à lui, étant devenues ce qu’elles sont à cause du fait qu’elles sont loin de lui22.

L’«autre» dans lequel se trouve le bien est la matière, à laquelle s’ajoute le lovgo~ provenant de l’Âme, pour donner la vie aux corps sensibles: c’est donc à la matière de provoquer un manque de bien, qui a lieu seulement dans la sphère du sensible, là où le 21 22

Cfr. PLOTINUS, Enneades, III, 2 [47], 2, 32-40 (vol. I, pp. 248-249). Ibid., 5, 26-32 (pp. 253-254).

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lovgo~ est obligé à reconduire à la forme et à l’être ce qui se soustrait sans cesse à l’être et à la forme. Dans ce passage très dense nous trouvons au moins deux indications remarquables. La première consiste dans la définition du mal comme manque de bien, e[lleiyi~ ajgaqou`, la deuxième dans l’insistance sur l’inéluctabilité de la diminution du bien en connexion avec l’altérité. Le débordement du Bien dans la production des réalités qui, tout en participant de lui, se détachent dans leur altérité par rapport à leur origine, est en même temps une perte de puissance du bien luimême, qui ne concerne certainement pas le principe, mais l’être qui participe du bien. Toutefois, on commettrait une faute si on cherchait à faire coïncider tout court un bien mineur, c’est-à-dire l’être bien qui se trouve en mesure mineure par rapport au principe, avec le mal, c’est-à-dire l’être mauvais. C’est dans l’articulation de l’altérité par rapport à l’Un que se trouve la racine dernière de cette perte progressive de puissance, une perte de puissance qui débouche inévitablement sur la frontière ultime de l’être, sur la matière. Et pourtant ce ne sont pas l’altérité et cette perte ontologique inévitable et progressive, impliquées par l’ordre hiérarchique, qui peuvent être identifiées au mal en soi. Car c’est seulement avec la matière que l’on arrive à ce qui ne peut plus être considéré en tant que bien mineur, mais qui représente le mal en soi. Le passage de l’altérité par rapport au Bien à la contrariété, et par conséquent à la cristallisation de l’altérité en opposition et conflit, s’accomplit dans le monde sensible, où, donc, il faut rechercher cette apparition fuyante du mal. Dans le monde sensible l’unité féconde du principe divin se trouve étalée, mais aussi cristallisée, dans une multiplicité temporelle irréductible à l’unification. La copie imite la perfection de l’Un et son unité par le biais de l’harmonie des parties, de leur pluralité et diversification, de la richesse des formes qui ensemble donnent vie à une totalité ordonnée selon la mesure. Mais c’est justement cette impossibilité de la présence simultanée – de la compréhension du multiple dans une unité supérieure, comme celle de l’Intellect, qui, tout en étant autre et articulée en soi même, garde cette pluralité serrée dans une unité parfaite – à donner lieu à une harmonie qui est en même temps une guerre. Plotin examine la nature et la nécessité de ce conflit, s’interrogeant sur la présence du mal physique et

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moral dans le monde. Les contrastes entre les êtres sensibles existent nécessairement, puisqu’ils ont eu un commencement dans le temps23. La temporalisation de l’Âme qui produit le monde sensible, projetant la multiplicité des formes sur la matière, fait en sorte que la constitution temporelle de ce monde, produit dans le temps et selon le temps, transforme l’altérité en opposition. L’harmonie dans la diversité glisse dans l’harmonie dans le conflit, et le monde des formes bigarrées et multiples, des accords harmonieux et de la mélodie divine jaillissant des différences, se montre aussi comme un monde de guerre, d’oppositions et de contrastes. Pourtant, le souci de Plotin est de montrer comment cette loi du contraste et de l’opposition qui domine le monde sensible est de toute façon intimement liée à un ordre entièrement nécessaire. Encore une fois, il est donc possible de remarquer une préoccupation liée à la théodicée, une défense de l’intelligible qui, cependant, justement sur le plan de la dimension temporelle du monde sensible et donc du conflit qui y a lieu, est destinée à se heurter à des problèmes difficiles à résoudre. La description de la guerre permanente entre les vivants, inévitable compte tenu du statut ontologique de séparation et faiblesse du monde sensible, ne se traduit pas dans ce traité par une dénonciation de la domination du mal dans le monde. En effet, c’est justement à partir de cette guerre entre les contraires que la perfection et l’harmonie de la totalité se produisent. En outre, les conflits du monde sensible ne constituent pas un élément qui pourrait troubler ou apporter du malheur au sage. Au contraire, les lois de la nature universelle seraient violées, si, dans le conflit, celui qui est le plus fort ne prévalait pas sur celui qui est faible24: «Mais les méchants dominent à cause de la lâcheté des dominés; car cela est juste, non pas le contraire»25. Ce n’est donc pas à un dieu qu’il faut s’adresser pour que les droits des faibles soient protégés, car c’est seulement l’incapacité de réaction des lâches qui permet aux mauvais de prévaloir. La tâche qui est propre au sage n’est pas mise en question par le fait que la domination du mal, 23

Cfr. ibid., 4, 16-17 (p. 251). Cfr. ibid., 8, 36-42 (p. 258). 25 Ibid., 8, 50-52 (p. 258). 24

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c’est-à-dire des hommes mauvais, sur le monde sensible puisse s’affirmer: la vie de contemplation et de vertu que le sage a choisi ne peut pas être affectée par les vicissitudes des hommes dans le monde d’ici-bas. Ni d’ailleurs pourrait-on considérer sage une Providence qui empêcherait au fort de prévaloir sur le faible, en intervenant ainsi contre les lois de la nature et de la guerre. La Providence plotinienne n’est rien d’autre que le lovgo~ luimême, l’ordre universel qui ne s’occupe pas de petites choses particulières, de choses dans leur individualité, mais de l’ensemble. La bonté de l’univers est donnée par son ordre, par le fait d’être embrassé par une raison qui lui est transmise éternellement, et non pas à la suite d’un acte de la volonté. La Providence est un ordre universel, provenant éternellement et nécessairement de l’intelligible, et qui contient en soi non seulement les biens, mais aussi les maux, car ceux-ci sont nécessaires à la chaîne de l’être. Le monde, miroir et copie du divin, théophanie vivante, devient ainsi le théâtre dans lequel est représenté le drame de l’existence temporelle et dans lequel chaque acteur joue le rôle qui lui a été assigné par rapport à son inclinaison. Plotin reprend la métaphore stoïcienne du monde comme théâtre et la développe largement pour répondre à l’interrogation pressante que lui-même convoque à nouveau: «Quelle est donc la nécessité de la guerre inexorable entre les vivants et entre les hommes?»26. Si, en effet, tout ce qui est est de la façon la meilleure possible, si la matière est cause de la condition d’infériorité du monde sensible, mais qu’elle-même a été introduite par le lovgo~ pour compléter l’ordre de l’ensemble, si elle, c’est-à-dire la matière, n’a pas fait son apparition pour dominer, alors d’où vient la nécessité de la guerre? D’où vient la nécessité du mal? Le monde, comme tout drame digne de ce nom27, répond Plotin, a besoin de figures secondaires et méprisables à côté des héros, et du conflit et du contraste pour pouvoir se dérouler. La nécessité d’un tel drame est inhérente à la nature du lovgo~ lui-même, qui anime et gouverne le monde, comme un rayon lumineux débordant de l’Intellect et de l’Âme supérieure: 26

Ibid., 15, 15-17 (p. 265). Sur la métaphore stoïcienne du théatre on peut voir M. VEGETTI, La saggezza dell’attore. Problemi dell’etica stoica, in «Aut Aut», 195 (1983), pp. 19-41. 27

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Car si elle n’était pas multiple, elle ne serait ni une totalité ni un principe rationnel; mais étant un principe rationnel elle est différenciée et la différence la plus grande est l’opposition. Par conséquent, si elle produit en général quelque chose de différent, et elle produit ce qui est différent, elle produira ce qui est différent au plus grand degré, et non pas à un degré mineur28.

Il semble donc que l’origine du conflit dans le monde sensible doive être recherchée dans la différenciation immanente au lovgo~, en comparaison avec l’Intellect supérieur et plus parfait: Or ce principe rationnel, procédant d’un Intellect unique et d’une vie unique, tous deux complets, n’est ni une vie unique ni un intellect unique ni n’est complet dans chaque partie ni ne se donne en entier et totalement aux choses auxquelles il se donne. Mais en opposant les parties entre elles et en les ayant faites défectueuses il a produit et engendré la guerre et la lutte: de cette manière il est un-tout, sans être un29.

La création des parties ne peut qu’être défectueuse, pauvre de bien et d’être, parce que le principe de la différenciation et de la partialité est inhérent au mouvement même par lequel le lovgo~ s’insère et fait irruption dans le temps pour informer la matière et donner la vie aux êtres sensibles. Dans le monde sensible, l’unité du monde intelligible se reproduit en tant que guerre, qui dans le conflit tient ensemble les contraires cristallisés dans leur opposition, à travers la temporalité. Un vide d’être est à la base de la multiplicité, de l’altérité qui déborde dans l’opposition. Ce qui, cependant, est assez significatif dans ce passage, c’est que la racine de la défaillance de l’être n’est pas attribuée au monde sensible, mais au lovgo~ divin qui le gouverne, au «rayon lumineux» qui vivifie le cosmos et l’informe. Ce lovgo~ n’est ni l’Intellect ni l’Âme

28 PLOTINUS, Enneades, III, 2 [47],16, 52-56 (vol. I, p. 268): «Kai; ga;r eij mh; polu;~ h\n, oujd ja]n h\n pa;~, oujd a]j n lovgo~: lovgo~ de; w]n diavforov~ te pro;~ aujtovn ejsti kai; hJ mavlista diafora; ejnantivwsiv~ ejstin: w{ste eij e{teron o{lw~, to; de; e{teron poiei`, kai; mavlista e{teron, ajll joujc h|tton e{teron poihvsei». 29 Ibid., 16, 28-34 (p. 267): « H { kwn toivnun ou|to~ oJ lovgo~ ejk nou` eJno;~ kai; zwh`~ mia`~ plhvrou~ o[nto~ eJkatevrou oujk e[stin ou[te zwh; miva ou[te nou`~ ti~ ei|~ ou[te eJkastacou` plhvrh~ oujde; didou;~ eJauto;n oi|~ divdwsin o{lon te kai; pavnta. Antiqei; j ~ de; ajllhvloi~ ta; mevrh kai; poihvsa~ ejndea` polevmou kai; mavch~ suvstasin kai; gevnesin eijrgavsato kai; ou{tw~ ejsti;n ei|~ pa`~, eij mh; e}n ei[h».

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III. LES MÉSAVENTURES DE LA PROVIDENCE

supérieure, mais le mouvement qui procède de la contemplation des idées contenues dans l’Intellect de la part de l’Âme vers la matière à laquelle le lovgo~ délivre et communique les formes contemplées. Il est donc l’Âme qui gouverne et dirige le monde sensible en s’inclinant vers l’obscurité de la matière et en se reflétant en elle. Ce mouvement, que le lovgo~ accomplit, ouvre la dimension de la temporalité, et donc ne peut que s’articuler dans la multiplicité simultanée des formes contemplées dans l’Intellect30. La contrariété et le conflit sont la consistance même du lovgo~ et l’ordre qu’il donne au monde sensible se nourrit de ce contraste. Une fois qu’on a défini le rôle du lovgo~ et de la matière dans le conflit du monde, l’idée d’une responsabilité de l’homme quelle qu’elle soit ne semble-t-elle pas s’estomper? Ceux qui agissent de façon méchante ne sont-ils pas, en un sens, justifiés et exempts de vraie faute, étant donné qu’on leur a assigné ce rôle dans le drame de l’existence spatiale et temporelle? Si Plotin avait répondu positivement à cette question, il aurait glissé inévitablement dans une vision gnostique du monde et du mal; l’hypothèse que quelques hommes accomplissent le mal par nature, nécessairement, à cause du rôle qu’ils jouent dans le monde sur la base de la volonté divine, et qu’à cause de cela ils soient dépourvus de liberté et de responsabilité, n’est pas une position que Plotin pouvait embrasser. Et toutefois, dès l’instant où l’interrogation est posée, et ce jusqu’à la fin du traité, l’argumentation plotinienne semble tourner en rond, se débattre dans l’aporie et dans le paradoxe dans lequel elle s’est enlisée, sans arriver à fournir, malgré de nombreuses tentatives, une réponse satisfaisante à la question. Il semblerait que dans le but de réfuter la solution gnostique au problème du mal, à partir de la célébration de l’harmonie et de la justice du monde et de l’identification du mal au non-être et à la matière, Plotin risque de tomber dans le même piège que le 30 Cfr. M. CRISTIANI, L’ordine delle generazioni e la generazione del Tempo nel Timeo, in Plato Physicus. Cosmologia e antropologia nel Timeo, Atti del colloquio internazionale (Venezia, 29 novembre - 1 dicembre 2001), a c. di C. Natali – S. Maso, Amsterdam 2003, 259-274. Marta Cristiani souligne que la temporalité commence au moment où l’Âme abandonne la connaissance simultanée et totale de l’Intellect pour choisir la dimension de l’agir multiple: une dimension, pourtant, plutôt dialectique-cognitive que cosmologique, compte tenu que l’Âme réalise l’élément dianoétique, discursif, donnant lieu à l’ordre de la succession et se constituant comme lovgo~ conditionné de façon temporelle.

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mythe gnostique, c’est-à-dire dans une absence de responsabilité des hommes et dans une attribution de la responsabilité au divin. Pour se soustraire à ce risque, Plotin persiste jusqu’à la fin du traité à affirmer que le rôle que les hommes doivent jouer dans le drame du monde est dicté par le bien ou le mal qui sont en eux31. Les âmes inégales correspondent à des lieux inégaux, chacune dans son lieu, que le lovgo~ lui a attribué; pour concourir à l’harmonie de la totalité, elles doivent jouer l’œuvre du poète, mais sans rien y ajouter de plus, comme si celui-ci était manquant et lacunaire. Le bien et le mal sont des parties du lovgo~ universel, comme un drame est constitué des actions des acteurs sur la scène32. Si Plotin se montre cohérent dans l’identification entre mal, non-être et matière, des problèmes inévitables se posent lorsque l’on essaie de tirer toutes les conséquences de cette identification, jusqu’à arriver à la relation concrète que l’Âme universelle et les âmes particulières entretiennent avec la matière comme mal en soi. Une liaison dangereuse et pourtant nécessaire. L’argument fondamental de la théodicée plotinienne consiste à exclure que le mal puisse exister dans le domaine de l’intelligible et qu’il puisse le concerner. Donc, si la procession à partir de l’Un a un caractère descendant, à cause duquel la totalité de l’Âme est plus dispersée et moins concentrée que la totalité supérieure de l’Intellect, ce n’est toutefois qu’avec la matière, seul mal en soi, dans le gouvernement du monde sensible de la part de l’Âme, que l’altérité se cristallise en opposition. Cette logique a, de toute façon, des conséquences significatives sur le plan du rôle que l’homme joue à l’intérieur de cet ordre universel. L’intérêt de la théodicée se heurte, en effet, aux exigences de la liberté et de la responsabilité individuelle.

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Cfr. PLOTINUS, Enneades, III, 2 [47], 49-53 (vol. I, p. 270). On trouve aussi les mêmes arguments, mais sous une forme différente, dans le traité suivant, le 48, qui complète le développement plotinien autour de la providence. Ce traité essaie de donner d’autres réponses aux problèmes soulevés dans le traité précédent, pour mettre en lumière aussi bien la responsabilité des êtres inférieurs par rapport au lovgo~ que la perfection et l’innocence de la providence vis-à-vis des êtres inférieurs, et la nécessité que dans une multiplicité composée de choses inégales ce qui est meilleur coexiste avec ce qui est pire. 32

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CHAPITRE IV

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1. Le danger gnostique Le mal arrive-t-il au monde en provenant de l’âme ou à l’âme en provenant du monde? Voilà la question qui traverse les pages du traité Contre les gnostiques. Le dualisme gnostique, comme le comprend très lucidement Plotin, avec son mépris farouche envers le monde sensible, royaume et domaine du mal, cache en lui une vérité plus profonde: que le cœur originaire du mal se trouve en Dieu. Cette accusation adressée au divin, comme le souligne Plotin, est implicite dans l’idée d’une chute de l’âme: «Le mal n’ira pas du monde d’ici à l’âme, mais de l’âme au monde d’ici»1. Dans son livre, Théodicée plotinienne, théodicée gnostique, O’Brien soutient que dans ce passage Plotin oppose deux hypothèses, à savoir sa position et celle des gnostiques. L’hypothèse selon laquelle la cause du mal serait le monde lui-même appartiendrait à Plotin, celle selon laquelle la cause du mal se situe dans les êtres intelligibles aux gnostiques. En effet, derrière le mépris farouche envers le monde se cache une conception de la chute qui attribue en réalité la responsabilité première du mal au monde divin2. Et pourtant, la position de Plotin dans ce traité est-elle vraiment celle-ci? Est-ce par l’attribution de la cause des maux au monde sensible qu’il pense répondre au dualisme gnostique? L’interprétation d’O’Brien se base sur le présupposé que l’identi1 2

PLOTINUS, Enneades, II, 9 [33], 12, 36-38 (vol. I, p. 221). Cfr. D. O’BRIEN, Théodicée plotinienne, Leiden 1993, pp. 42-49.

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fication entre mal et matière représente dans ce traité la base même de l’argumentation: la cause des maux serait le monde sensible, car il est composé de matière. Pourtant, Plotin n’affirme rien de ce genre dans le traité 33. Au contraire, il insiste dans plusieurs passages sur la nécessité de reconnaître l’ordre et la beauté du monde sensible, le lien entre monde sensible et intelligible et donc le rôle de la Providence et le rapport entre copie et modèle3: Celui qui blâme la nature du monde (th`/ tou` kovsmou fuvsei) ne sait pas ce qu’il fait, ni jusqu’à quel point arrive son audace. Cela arrive parce qu’ils ne savent pas qu’il y a un ordre de succession des premières, des deuxièmes et des troisièmes choses et ainsi jusqu’aux dernières (tavxin tw`n ejfexh`~ prwvtwn kai; deutevrwn kai; trivtwn kai; ajei; mevcri tw`n ejscavtwn). Et ils ne savent pas qu’il ne faut pas blâmer les choses inférieures aux premières, mais plutôt accepter avec bienveillance la nature de toutes les choses, en se pressant vers les choses premières après avoir mis fin à la tragédie des horreurs qui, d’après eux, a lieu dans les sphères de l’univers, alors que celles-ci, au contraire, «préparent toute douceur» pour eux4.

Pour Plotin le mythe gnostique représente une menace, un danger dont il faut libérer les amis de l’école, en clarifiant tout malentendu dérivant d’une imprécision terminologique ou d’une confusion conceptuelle. Il est donc question de libérer l’interprétation authentique de Platon, de distinguer la philosophie des constructions fantasmagoriques des gnostiques. La polémique vise plusieurs cibles, de la conception de la nature et du nombre des hypostases à la doctrine éthique et à la notion d’homme et notamment d’homme gnostique. Mais parmi ces sujets de polémique, c’est la nécessité de défendre le monde sensible contre les attaques de la gnose qui représente le point de rupture et de confrontation fondamental, car la condamnation du monde sen3 Ce n’est pas un hasard si les textes des Ennéades sur l’identification entre matière et mal, que O’Brien cite comme appui à son interprétation, ne sont pas tirés de Ennéades, II, 9. Sur le fait que Plotin oppose à l’anticosmisme gnostique l’idée de la beauté du monde, on peut voir J. BARUZI, Le Kosmos de Plotin en face des Gnostiques et des données scripturaires, in «Revue de l’histoire des religions», 139 (1951), pp. 5-13. 4 PLOTINUS, Enneades, II, 9 [33], 13, 1-8 (vol. I, pp. 221-222).

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sible s’identifie à la condamnation corrélative du monde divin dont il dérive. Plotin développe sa polémique à travers quatre traités, 30, 31, 32 et 33 (Ennéades, III, 8; V, 8; V, 5 et II, 9), qui à l’origine constituaient probablement un seul traité, successivement divisé en quatre par Porphyre5. Ces écrits marquent donc la rupture entre Plotin et le groupe de gnostiques, qui pendant des années avaient fréquenté son école. Au long des années précédentes, en fait, la présence de ce groupe de gnostiques dans l’école avait probablement été considérée compatible avec l’enseignement qui y avait lieu: les éléments en commun (le désir du retour, le mépris pour les biens sensibles, une certaine influence platonicienne commune) avaient été valorisés, tandis que les éléments de différence avaient été négligés pour s’imposer successivement et devenir ainsi la cible de la polémique de Plotin6. On peut imaginer qu’au long des années, dans la familiarité quotidienne avec ce groupe d’habitués de l’école, Plotin soit devenu progressivement con5

Cfr. R. HARDER, Eine neue Schrift Plotins, in «Hermes» 7 (1936), pp. 1-10; V. CILENTO, Paideia antignostica. Ricostruzione di un unico scritto da «Enneadi» III 8, V 8, V 5, II 9, Firenze 1971. Aussi bien Richard Harder que Vincenzo Cilento soutiennent que ces quatre traités constituaient en réalité un seul traité, issu probablement d’une conférence. Francisco Garcia Bazán, en effet, a examiné la polémique antignostique dans les quatre traités, analysés de façon unitaire: cfr. F. GARCIA BAZÁN, Plotino y la Gnosis, Buenos Aires 1981. Karin Alt, par contre, a analysé seulement Ennéades, II, 9: cfr. K. ALT, Philosophie gegen Gnosis. Plotins Polemik in seiner Schrift II 9, Stuttgart 1990. Aussi bien les résultats de l’analyse de Garcia Bazán que ceux de l’étude de Karin Alt me semblent, cependant, discutables. Le premier soutient en effet que la philosophie plotinienne est proche de la gnose valentinienne, critiquée par Plotin car il l’aurait interprétée à la lettre. La deuxième, en revanche, conclut son livre en soutenant que Plotin n’a pas vraiment compris les gnostiques et que la démarche d’Ennéades, II, 9 montre une tension émotionnelle, un acharnement contre les gnostiques et un désir d’affirmer ses idées plutôt qu’une véritable compréhension et réfutation des doctrines gnostiques. Dans ce chapitre je me propose de montrer, au contraire, que Plotin avait parfaitement compris le noyau philosophique des doctrines gnostiques et était intéressé par la réfutation de ce contenu métaphysique, plutôt que par la réfutation détaillée de tous les aspects des doctrines gnostiques, dans leurs diverses variantes. 6 Cfr. J. KATZ, Plotinus and the Gnostics, in «Journal of the History of Ideas», 15 (1954), pp. 289-298. D’après Katz, Plotin serait même un gnostique manqué, ce qui expliquerait la violence de sa polémique dans le traité 33. Pourtant, s’il est vrai que l’on peut relever des éléments en commun, la perspective philosophique plotinienne me semble par méthode et par contenu très différente de la vision gnostique du monde, surtout en ce qui concerne la relation entre monde sensible et monde divin, comme j’essaierai de montrer.

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scient de la menace représentée par le dualisme antinomique gnostique par rapport à la rationalité et à la culture hellénique. Indépendamment du problème de l’identification des gnostiques qui faisaient partie des amis de l’école de Rome7, il est clair, sur la base de la lecture des traités 30-33, que Plotin s’attaque au cœur de la question philosophique impliquée par les différentes cosmogonies gnostiques, pour saisir l’essence du gnosticisme en tant que tel, laissant de côté les détails: il synthétise, pour ainsi dire, l’attitude typique de chaque gnostique8. Le but de Plotin est, encore une fois, la défense du monde intelligible et divin face à une menace nouvelle et inquiétante: le mal en Dieu.

2. Haïr le monde pour haïr Dieu On pourrait considérer le gnosticisme dans son ensemble comme un grand et tourmenté questionnement autour de l’origine du mal. Le mythe gnostique présente une grande variété de formes et de versions, non seulement entre les différents courants (Séthiens,Valentiniens, Ophites, Naassènes...), mais aussi à l’intérieur de chacun. Pourtant, il n’est pas impossible de mettre en lumière quelques éléments partagés par un nombre important de mythes et de courants: les différentes versions de la faute ou de la chute de Sophie, le rôle du féminin dans l’androgynie pléromatique, les récits autour de la création du monde sensible et, enfin, les visions eschatologiques de la fin du mal. Il s’agit d’éléments qui contribuent à donner vie à la conception gnostique du mal et, surtout, 7 La question de l’identification du courant auquel appartenaient les gnostiques de l’école de Plotin à été très débattue, avec des conclusions divergentes. Une des recherches parmi les plus convaincantes, par Michel Tardieu, se trouve dans l’introduction à la nouvelle édition et traduction en langue française de la Vie de Plotin: M. TARDIEU, Les Gnostiques dans la Vie de Plotin, in PORPHYRE, La vie de Plotin, edd. L. Brisson et alii, Paris 1992, pp. 503-546. D’après Tardieu les gnostiques de Plotin appartenaient à un milieu chrétien. Une des premières tentatives d’identification de ces gnostiques, à la lumière de la découverte des manuscrits de Nag Hamadi, a été faite par Puech, qui est arrivé à une conclusion différente, à savoir leur appartenance au courant séthien ou barbélognostique: cfr. H.-C. PUECH, Plotin et les Gnostiques, in Les sources de Plotin,Vandœuvres – Genève 1960 (Entretiens sur l’Antiquité Classique, 5), pp. 159-174. Toujours sur le rapport entre pensée plotinienne et gnosticisme séthien on peut voir aussi J. D. TURNER, Sethian Gnosticism and the Platonic Tradition, Québec – Louvain – Paris 2001. 8 Cfr. PUECH, Plotin et les Gnostiques cit., p. 181.

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à l’idée, plus ou moins explicite, que le mal réside dans le monde divin. Le récit de la chute de l’éon Sophie représente un parmi les mythes les plus suggestifs de la gnose. Il est possible de distinguer au moins deux versions fondamentales de la faute de Sophie et de la rupture de l’harmonie pléromatique. Il faut en outre ajouter à ces versions le récit de la chute du Logos que l’on trouve dans le Traité tripartite. Dans les deux versions, Sophie représente le dernier ou l’un des derniers éons du procès d’émanation pléromatique, étant placée très loin du Père inaccessible. Elle est aussi le degré le plus bas de la génération hiérarchique des éons, qui implique une dégradation ou une perte ontologique progressive par rapport à la plénitude du Père. Selon la première version, que l’on trouve surtout dans les textes du courant séthien, mais que l’on peut également trouver dans un texte d’Hippolyte sur les Valentiniens9, Sophie, à cause de son amour du Père et de son audace, désirant ardemment imiter la capacité générative du Père, essaie d’engendrer toute seule, sans son compagnon, brisant de cette manière l’union androgyne du couple10. Cette tentative d’imitation du Père est décrite dans quelques textes comme une incontinence sexuelle de Sophie, qui, à cause de cela, est appelée aussi Prunikos, ou prostituée11. Par rapport à cette incontinence sexuelle et générative, il faut souligner que celle-ci, tout en étant attribuée à Sophie, a son origine dans l’incontinence représentée par l’élément féminin contenu dans le divin: c’est cette incontinence qui arrive au point de rupture dans le dernier éon, Sophie. En ce sens, l’origine de la faute, de la chute et de la réalisation du mal et de la matière serait déjà inscrite, pour ainsi dire, dans le code génétique d’une divinité en soi double, mâle et femme, androgyne12. 9 Cfr. HIPPOLYTUS, Refutatio omnium haeresium, VI, 30, 6-7, ed. M. Simonetti, in Testi gnostici in lingua greca e latina, Milano 1993, pp. 328,31 - 330,8. 10 Cfr. Apokryphon Johannis, Codex II, 9, 25-35, edd. M. Krause – P. Labib, in Die drei Versionen des Apokryphon des Johannes. Im koptischen Museum zu Alt-Kairo, Wiesbaden 1962, pp. 134-135. Pour un récit similaire cfr. Hypostasis Archonton, 93,32 - 94,10, ed. B. Layton, in Nag Hammadi Codex II, 2-7, 2 voll., I, Leiden 1989 (Nag Hammadi Studies, 20), p. 252. 11 Cfr. IRENAEUS LUGDUNENSIS, Contra haereses, I, 30, 3, ed. M. Simonetti, in Testi gnostici in lingua greca e latina cit. (à la note 9), p. 102,13-17. 12 Cfr. G. FILORAMO, Il risveglio della gnosi ovvero diventare Dio, Roma-Bari 1990. Cfr. aussi H. JONAS, The Gnostic Religion, Boston 1958. D’après Jonas le trait

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Selon la deuxième version, la faute de Sophie a comme cause une nostalgie insoutenable du Père, une sorte de libido de jonction13, dont Sophie souffre car le Père s’est soustrait, demeurant inconnaissable aux éons et donnant lieu à une grande absence. Sophie s’éloigne de son propre compagnon pour s’approcher du Père, brisant ainsi la médiation de la hiérarchie pléromatique14. Dans son déplacement, elle rencontre l’opposition de Horos, la limite, qui lui empêche d’avancer encore et de se dissoudre dans le contact avec le Père: Sophie est ainsi épurée de son Intention, qui est expulsée du plérôme15. Ce sera cette Intention exclue du plérôme qui sera soumise à un procès d’hypostatisation, devenant substance de la matière du monde sensible. À ces deux versions, il faut aussi ajouter le récit de la faute contenu dans le Traité tripartite, qui a comme protagoniste non pas Sophie, mais le Logos16. Le Logos, un éon, saisi par un amour surabondant envers le Père, conçoit une intention bonne, mais supérieure à ses forces17, et s’élance vers le haut. Dans cet élan il produit l’oubli, l’angoisse, le doute, à savoir des êtres faibles, bizarres, imparfaits, devenant pendant cette production faible comme une nature féminine abandonnée par l’élément viril18. La faute du Logos est donc semblable à celle de Sophie dans la version valentinienne, étant une rupture de la pyramide pléromatique causée par une nostalgie insoutenable du Père, et par un fort désir de connaissance et d’union. Ce texte est particulièrement explicite sur le fait que la cause de l’erreur doit être recherchée dans l’ordre hiérarchique et décroissant des éons, car on ne trouve pas de condamnaspécifique de celle qu’il appelle la gnose de type siro-égyptien consiste dans le fait que le dualisme dérive d’une unité originaire, l’unité pléromatique. À l’encontre du manichéisme, où dès le début il y a un affrontement entre deux principes opposés, le dualisme de la gnose siro-égyptienne dérive d’une chute qui a lieu par erreur à l’intérieur du plérôme divin. 13 Cfr. G. FILORAMO, L’attesa della fine. Storia della gnosi, Roma-Bari 1987, p. 114. 14 Cfr. IRENAEUS LUGDUNENSIS, Contra haereses, I, 2, 2, ed. Simonetti cit., p. 228,22-30. 15 Cfr. ibid., I, 2, 2, pp. 288,30 - 290,3. 16 Cfr. Tractatus tripartitus, edd. H. W. Attridge – E. H. Pagels, in Nag Hammadi Codex I (The Jung Codex), Leiden 1985 (Nag Hammadi Studies, 22), pp. 159-337. 17 Cfr. ibid., 76, 3-21, p. 232. 18 Cfr. ibid., 78, 1-13, pp. 234-236.

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tion de la faute du Logos, auquel appartient par nécessité ce destin de chute, à l’intérieur du dessein universel prévu par le Père. Malgré ces différentes versions, le mythe de la chute exprime une idée commune, à savoir que la constitution même du plérôme divin contient en elle le germe de la fracture dualiste. L’ignorance à laquelle les éons sont condamnés, étant exclus à cause de la constitution hiérarchique du monde divin d’une connaissance parfaite du Père, à laquelle seul le Fils peut avoir accès, est la cause primaire de l’erreur de Sophie, la source de l’u{bri~ qui rend téméraire le dernier éon au point qu’il abandonne sa place dans le plérôme pour imiter le Père et se joindre directement à lui. L’imperfection constitutive du système pléromatique atteint son comble dans l’éon Sophie. Dans plusieurs mythes gnostiques, cette imperfection relève de la nature sexuelle du monde pléromatique et notamment de la composante féminine de l’androgynie divine. Le lien présupposé par de nombreux mythes gnostiques entre la présence du féminin dans le divin, et l’origine et le développement du mal, offre plusieurs suggestions et a des implications fort intéressantes. Il faut pourtant préciser que la conception du féminin dans la gnose n’est pas univoque, car elle oscille souvent entre négativité et positivité. La figure de l’androgyne divin exprime en termes sexuels l’aspiration à l’unité totale qui caractérise les mythes gnostiques. Il s’agit d’une figure très ancienne: même le Banquet de Platon, représentant symboliquement l’union de masculin et féminin par la figure de l’androgyne, faisait allusion à un état d’unité parfaite perdue par la suite. L’androgynie du monde pléromatique, à partir de celle du Père, caractérise presque tous les textes gnostiques, indépendamment du courant auquel ils appartiennent. Cette androgynie peut être symbolisée aussi bien en termes de présence d’un élément féminin dans le Père qu’en termes de syzygie, ou couple nuptial. Dans les textes barbélognostiques, Barbélo occupe la place de l’élément féminin, premier être divin après le Père, dans lequel celui-ci se reflète, s’autofécondant. Dans l’Apocryphe de Jean, le Père se reflète dans la source de l’eau pure et lumineuse qui l’entoure, donnant ainsi vie à sa propre image, Barbélo, qu’il féconde ensuite par son propre regard19. 19 Cfr. Apokryphon Johannis, 4, 24-36, edd. Krause – Labib cit. (à la note 10), p. 120.

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Dans l’Évangile des Égyptiens, l’élément féminin est appelé Mère et provient par évolution de l’Être Suprême avec Domédon Doxomédon, le Père et le Fils20; dans la notice d’Hippolyte sur le Livre de Baruch du gnostique Justin, on trouve à côté de deux principes masculins un principe féminin, appelé Éden ou Israël21; dans la notice d’Irénée sur les Ophites, après le Père absolument transcendant il y a le Fils et le Saint Esprit, féminin, qui est fécondé par l’illumination de la part du Père et du Fils ensemble22. Dans les notices sur les Valentiniens, le principe féminin est généralement appelé Esprit ou Silence23. Le Père se reflète dans Barbélo, dans la Mère, dans le Silence, et par ce geste non seulement il se reconnaît, mais il éclaire le principe féminin avec une lumière insoutenable et fécondante. Dans certains textes la formation du monde sensible relève de l’incontinence générative de l’élément féminin, lequel n’arrive pas à retenir la lumière du Père, qui de lui déborde vers le bas: Pendant que le Père et le Fils étaient avec la femme, qu’ils appelaient Mère des vivants (cfr. Gn 3, 20), elle n’arriva à soutenir et à contenir la grandeur des lumières, et totalement saturée et bouillonnante les laissa déborder à sa gauche. C’est pourquoi leur fils est seulement le Christ, car il est à droite et, après qu’il s’est levé, il a été tout de suite transporté avec la mère dans l’Éon impérissable. (...) Mais ils disent que la puissance qui avait débordé de la femme, ayant une aspersion de lumière, est tombée des pères vers le bas, gardant par sa volonté l’aspersion de lumière: ils l’appellent celle de gauche, Prunikos, Sophie et Androgyne24.

On peut saisir une association très étroite entre la rupture de l’harmonie du plérôme et l’incontinence générative du principe féminin. Autrement dit, la chute, la rupture de l’harmonie, la pro-

20 Cfr. Evangelium Aegyptiorum, IV, 50,23 - 52,11, edd. A. Böhlig – F.Wisse (en collab. avec P. Labib), in Nag Hammadi Codices: III, 2 and IV, 2, Leiden 1975 (Nag Hammadi Studies, 4), pp. 55, 57 et 59. 21 Cfr. HIPPOLYTUS, Refutatio omnium haeresium, V, 26, 1-2, ed. Simonetti cit. (à la note 9), pp. 86,26 - 88,8. 22 Cfr. IRENAEUS LUGDUNENSIS, Contra haereses, I, 30, 1, ed. Simonetti cit. (à la note 11), pp. 100,30 - 102,2. 23 Cfr. ibid., I, 1, 1, p. 284,18-20. 24 Ibid., I, 30, 2-3, p. 102,2-17.

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duction de la matière, la réintégration des hommes spirituels, sont nécessaires en vue de l’élimination d’une imperfection constitutive contenue dans le plérôme, et donc dans le monde divin. Le divin devient parfait, réalisant toutes les potentialités contenues dans son principe féminin, afin de le dépasser. Dans les mythes qui racontent de Sophie, celle-ci représente l’étape dernière de cette incontinence générative, elle est la prostituée dans laquelle la dégénérescence contenue dès le début dans le divin arrive à son comble. L’élément féminin doit aussi être associé à la notion de vie: le féminin est la vie et le mouvement dans le divin, l’élément en même temps de trouble et constitutif du système. Pourtant, voir dans cette fonction du féminin une valeur seulement négative relèverait d’un contresens. L’élément vital, de trouble, génératif du divin est aussi celui qui, entamant le procès de production pléromatique, permet le procès de connaissance de soi qui est nécessaire au Père. C’est seulement par le biais de ce mouvement vital que le Père peut se connaître, déployant toutes ses potentialités. Seulement à la lumière de cette ambivalence l’on peut expliquer la fonction fortement positive de certaines figures féminines. Dans l’Hypostase des archontes, l’Origine du monde et l’Apocryphe de Jean, à côté de l’Ève matérielle fait son apparition une Ève spirituelle, epinoia de lumière, qui entame le processus du salut, éclairant et instruisant Adam25. Cette epinoia de lumière accomplit la tâche d’illuminer Adam dans la connaissance par le biais de la compagne charnelle d’Adam, Eve, dans laquelle elle s’installe. Le viol d’Ève commis par les archontes a pour visée le vol de cette epinoia de lumière, tout en étant décrit en termes d’excitation et de concupiscence sexuelles26. Dans ces textes fait aussi son apparition une autre figure féminine, Norea27, fille de l’Ève charnelle et femme qui accomplit l’œuvre salvatrice, parfois à côté de Seth. Une autre figure féminine centrale est celle de Marie Magdalene, en un certain sens analogue à la figure d’Élène pour le Simoniens. Dans l’Évangile de Marie, celle-ci possède un savoir secret et 25 Cfr. par example Apokryphon Johannis, II, 23, 4-26, edd. Krause – Labib cit. (à la note 10), pp. 172-174. 26 Cfr. ibid., 23,32 - 24,18, pp. 174-177; et Hypostasis Archonton, 89, 1-30, ed. Layton cit. (à la note 10), pp. 240-242. 27 Cfr. Hypostasis Archonton, 91,34 - 93,18, pp. 246-250.

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dissimulé aux autres, que le Sauveur lui a donné car il la considère plus digne que ces derniers28. Dans la Pistis Sophia, Marie Magdalene est l’interlocutrice préférée du Sauveur, celle qui pose toujours les questions correctes, mais aussi celle qui est plus capable que les autres de saisir le sens caché des révélations du Sauveur. Elle est donc louée plusieurs fois, car elle est devenue parfaite et capable de gnose29. Marie, en effet, est l’incarnation du gnostique parfait: elle a connu jusqu’au bout la dégradation et le péché, la contamination par les passions et la vie charnelle, elle est descendue jusqu’au cœur même du mal pour ensuite revenir. Dans cette redécouverte de son vrai Soi, de l’étincelle divine qui a continué à reluire dans les ordures du mal, Magdalene a, en fait, déjà dépassé la division des sexes, devenant homme, c’est-à-dire reconstituant l’androgynie de l’origine. Une androgynie dont l’élément féminin a été neutralisé30. Dans la diversité des versions offertes par les mythes gnostiques sur l’origine de la chute et sa réalisation, l’élément en commun est représenté par une conception du monde sensible comme produit dégénéré de cette faute, dans lequel l’homme est condamné à une vie d’exilé. La caractéristique fondamentale des mythes gnostiques est en fait un dualisme lié à un profond pessimisme par rapport à la nature du monde sensible et matériel. De ce point de vue, on peut dire, que, malgré les différentes versions sur le rôle du Démiurge et sur le rapport avec l’Ancien Testament, la création du monde sensible représente toujours un fait négatif. Ce monde est une prison dégradante et immonde, d’où l’étincelle emprisonnée doit fuir pour retourner au plérôme. Dans l’Apocryphe de Jean, dans l’Origine du monde et dans l’Hypostase des archontes, le démiurge Jaldabaoth est le fruit abortif de l’accouchement de Sophie, une substance dépourvue de forme, 28 Cfr. Evangelium Mariae, edd. R. McL.Wilson – G.W. MacRae, in Nag Hammadi Codices V, 2-5 and VI with Papyrus Berolinensis 8502, 1 and 4, Leiden 1979 (Nag Hammadi Studies, 11), pp. 453-471. 29 Cfr. Pistis Sophia, III, 118, ed. C. Schmidt, Leiden 1978, pp. 302-304. Tout au long du traité on trouve des exclamations de ce genre adressées par le Sauveur à Marie, à cause de questions qui ont été posées correctement ou à cause d’interprétations correctes de ses révélations: d’ailleurs les interventions de Marie sont beaucoup plus nombreuses que celles des apôtres. 30 Cfr. Evangelium Thomae, 51, 19-28, ed. B. Layton, in Nag Hammadi Codex II, 2-7 cit. (à la note 10), I, p. 92.

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une œuvre de la matière. On peut relever dans cette figure une des conceptions médicales du temps, selon laquelle c’était le sperme masculin qui donnait forme à une substance féminine, qui en était dépourvue31. Jaldabaoth est identifié au Dieu de l’Ancien Testament et décrit comme un Dieu ignorant, vindicatif et méchant, qui essaie de toutes les manières possibles d’opprimer l’homme dans lequel Sophie a insufflé le pneuma. Ce monde est donc une erreur et une horreur, un produit abortif. Dans d’autres textes, notamment dans les notices sur les Valentiniens32 et dans le Traité tripartite33, le Démiurge, identifié au Dieu de l’Ancien Testament, n’a pas une fonction aussi négative que dans les textes Séthiens. Il est souvent décrit comme appartenant à la nature psychique, placé dans une position intermédiaire entre le royaume divin et la matière. Ce qui le caractérise, pourtant, est toujours l’ignorance du monde supérieur, du vrai Dieu, dont il est un instrument inconscient. Auteur inconscient du dessein divin (de Sophie, du Christ pléromatique ou du Sauveur), il crée dans l’ignorance et ne devient conscient du monde divin qui existe au-dessus de lui qu’après sa descente dans la chair du Sauveur. Dans les notices sur les Valentiniens, par conséquent, au-delà du Démiurge on trouve parfois une figure plus clairement négative, celle du diable, prince de ce monde, qui agit de façon consciente en vue du mal. À partir des éléments généraux que l’on a remarqués jusqu’ici, il est déjà possible de souligner que, dans les différentes versions du mythe gnostique sur la création du monde sensible, on est bien loin d’une théorie de la non substantialité du mal. D’après les gnostiques le mal possède une réalité fort inquiétante, dont la défaite requiert la restauration finale de l’unité du plérôme. En seconde lieu, la matière possède une connotation fortement négative, car elle est le mal, la substance mauvaise dérivée directement de l’hypostatisation des passions et des troubles de Sophie: des ténèbres issues de la douleur, de l’absence de Dieu. En ce 31

Cfr. Hypostasis Archonton, 94, 9-19, ed. Layton cit. (à la note 10), p. 252. Cfr. IRENAEUS LUGDUNENSIS, Contra haereses, I, 4,2 - 7,4, ed. Simonetti cit. (à la note 11), pp. 300-318; HIPPOLYTUS, Refutatio omnium haeresium, VI, 32,7 36,4, ed. Simonetti cit. (à la note 9), pp. 334-344. 33 Cfr. Tractatus tripartitus, 100,18 - 104,3, edd. Attridge – Pagels cit. (à la note 16), pp. 274-280. 32

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sens, dans certains textes, on trouve la description de la création du corps matériel de l’homme par les troupes des archontes et des anges du démiurge. Il s’agit de descriptions suggestives, dans lesquelles plusieurs démons président aux différents membres et organes du corps, soulignant ainsi la formation intrinsèquement démoniaque du corps charnel, un corps destiné à être agité par des passions d’origine diabolique. Le mythe gnostique de la création du monde semble exprimer l’angoisse, indescriptible en termes rationnels, devant une réalité négative qui ne saurait s’identifier à une simple perte ontologique, à une absence de bien ou d’être, au néant. Car ce néant qui est le mal, au contraire, est un paradoxe irréductible, une expérience concrète, une réalité angoissante et inquiétante qui s’oppose de façon active au bien. Les étincelles divines, dispersées dans ce monde sensible, ne sont pas de parties actives d’un gouvernement harmonieux du monde sensible, susceptible de donner ordre, beauté et forme à la matière. Au contraire, elles sont emprisonnées, souffrantes, dans l’oubli d’elles mêmes, alors que leur destin est de revenir au lieu d’origine, au monde divin d’où elles ont été séparées. De ce point de vue, l’accusation adressée par les gnostiques au divin, attribuant par le biais du mythe l’origine du mal à la constitution essentielle du divin, se révèle encore plus redoutable. Il s’agit de l’un des éléments de fond du gnosticisme que Plotin saisit dans son traité contre les gnostiques: le pessimisme gnostique, le mépris absolu pour le monde sensible, les corps et la matière, la vision oppressante d’une matière presque cancérigène qui avilit et emprisonne le divin qui est en nous. La condamnation de la dissonance de ce monde, dominé par l’inégalité et l’injustice, n’accusait pas seulement le Dieu créateur, le Démiurge, mais aussi le monde divin supérieur, le plérôme et le Père inaccessible. Quel salut est-il donc possible pour l’homme emprisonné dans l’horreur de la vie corporelle à l’intérieur du monde sensible? Dans les mythes gnostiques le moment eschatologique, à savoir la fuite de ce monde et la reconstitution de l’intégrité du plérôme, joue un rôle fondamental. La notion du Sauveur qui se sauve lui-même est une notion centrale. En fait, le noyau du mythe gnostique est d’un côté représenté par l’homme en quête de son vrai Soi, d’un autre côté la découverte du Soi est aussi le

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but de l’intervention de Dieu qui, sauvant l’homme, se sauve luimême. Il est donc possible de dire que, en ce sens, d’après les gnostiques, l’homme est Dieu. C’est seulement à travers l’homme que la faute peut être réparée, c’est seulement à travers la récupération des étincelles divines semées dans les gnostiques que le plérôme peut être récupéré, c’est seulement par le biais de la rencontre entre le divin et le cœur du mal que le retour devient possible. Ce retour n’est rien d’autre que le devenir-Dieu de l’homme gnostique. Le Sauveur, dans la figure de Sophie, de Jésus ou du Christ pléromatique, descend dans le monde pour récupérer le divin qui est contenu en lui. L’emprisonnement de cette partie du divin dans le monde et dans la matière est une aliénation de la divinité même, un désarroi, une perte de soi. Le prince de l’Hymne de la perle, parti pour retrouver et rapporter dans son royaume la perle submergée au milieu de la mer d’Egypte, tombe au cours du voyage dans l’oubli de lui-même. C’est l’homme gnostique en même temps que Dieu lui-même34. L’homme gnostique n’appartient pas à ce monde, car les pneumatiques sont radicalement étrangers au monde de la matière, en impossibilité de mélange ou de conciliation. Leur vraie maison, leur patrie oubliée, est le monde divin, dans lequel ils étaient destinés à occuper la première place. Ce n’est pas un hasard si dans certains textes Adamas, le premier Homme, le Fils de l’Homme, est Dieu. La description de cette réintégration est différente selon les textes, tout en suivant une ligne commune: en redécouvrant leur vrai Soi, à savoir l’homme divin ou l’homme de lumière qui est en eux, les gnostiques abandonneront à jamais les dépouilles matérielles et psychiques pour devenir purement spirituels. Dans les textes Valentiniens, étant donnée la tripartition entre matériel, psychique et spirituel, il y aura aussi une région intermédiaire pour le Démiurge et les âmes justes, qui vivront ainsi dans le bonheur. Dans ces régions intermédiaires, la libération consistera dans la libération du désir de Dieu et de l’unité avec Dieu, c’està-dire la fin de l’angoisse existentielle. Dans la plupart des cas le

34 Cfr. Acta apostolorum apokrypha, ed.W.Wright, in Apocryphal Acts of the Apostles. Edited from Syriac Manuscripts in the British Museum and other Libraries, 2 voll., London 1871.

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monde matériel est destiné à la déflagration, à la destruction intégrale, lorsque le nombre des parfaits sera comblé. Cette vision du salut et du monde contient un aspect fondamentalement et radicalement antinomique. Les deux variantes, opposées, de cet antinomisme radical sont l’ascèse rigide et le libertinage. Dans le cas de l’encratisme, le gnostique doit exercer dès maintenant son mépris radical pour le monde et les biens sensibles, y compris les biens nécessaires à la vie, se détachant d’eux de façon drastique. Dans le cas du libertinage, ce mépris se traduit dans un défi ouvert aux normes vides établies par le Démiurge, par le biais d’une expérience directe des passions et du mal, sur la base du présupposé que cette expérience ne saurait corrompre l’homme divin contenu dans le gnostique. Dans les deux cas, le gnosticisme représente une mise en question radicale de la morale35, que Plotin saisira et contre laquelle il polémiquera dans son traité: un antinomisme et un amoralisme qui mettent en question la possibilité de la vie en société, l’ordre établi, l’autorité, les normes et les habitudes acceptées socialement.

3. Défendre l’ordre pour défendre Dieu Plotin polémique contre les gnostiques à propos de plusieurs éléments au cours des traités 30-33. Il est pourtant possible de relever une ligne argumentative qui lie les différentes parties de ce grand traité antignostique, qui montre que Plotin était parfaitement conscient de l’enjeu philosophique contenu dans le gnosticisme. Il avait en effet bien compris la nature des conséquences de certains des éléments centraux de la vision gnostique du monde en termes métaphysiques et éthiques, au-delà des possibles variantes existantes entre les écoles et les mythes. Le but constant de ce long traité est d’exposer le lien qui tient ensemble le monde sensible et le monde intelligible. De cette notion, plusieurs problématiques vont se présenter et donner lieu à un développement 35 Cfr. JONAS, The Gnostic Religion cit. (à la note 12), pp. 285-290: Jonas parle de nihilisme moral. Comme le Dieu gnostique est la négation du sensible produit par l’erreur, de la même manière le Moi pneumatique caché dans l’homme gnostique se révèle dans l’expérience négative d’altérité, de non identification, de liberté, en opposition à la loi démiurgique qui vise à réabsorber et brider la liberté du Moi. La négativité devient donc un principe de praxis.

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conséquent: la façon dont le sensible dérive de l’intelligible, la nature du principe rationnel présent dans les deux, la présence de l’intelligible dans le sensible, la nécessité de l’ordre qui, d’un côté maintient ensemble monde sensible et monde intelligible, d’un autre côté gouverne de façon immuable le monde sensible. Le développement autour du beau intelligible, contenu dans le traité 31, doit être situé dans ce contexte. Il faudra donc parcourir les questions qui traversent ces pages et qui constituent le noyau de la polémique contre les gnostiques. Le monde intelligible est caractérisé par l’immuabilité, l’absence du besoin, une possession pleine des formes et une activité que Plotin décrit en termes de contemplation. En ce sens la description plotinienne de la perfection du monde intelligible s’oppose à la vision gnostique du plérôme divin, caractérisée par une prolifération d’éons de plus en plus imparfaits. Au début du traité 33, Plotin critique ouvertement la multiplication des hypostases et l’introduction d’éléments superflus de distinction et dualisme entre les intelligibles, opposant à cette prolifération dépourvue d’argumentation rationnelle la démonstration rationnelle de l’existence des trois principes de toute la réalité: l’Un, l’Intellect et l’Âme36. Il s’agit aussi de défendre le monde intelligible des éléments d’imperfection et d’instabilité que le mythe gnostique voudrait y introduire. Plotin oppose donc au désir de connaissance jamais satisfait qui trouble les éons, une forme de contemplation des intelligibles qui ne prévoit pas de manque, de désir ou de besoin. En ce sens on trouve à nouveau l’affirmation de l’impossibilité d’un passage de la puissance à l’acte concernant les intelligibles. Autrement dit, le besoin de contemplation des formes est toujours satisfait, y compris dans l’Âme. Il n’y a pas d’éons comme Sophie, souffrants d’une nostalgie de l’Un insoutenable au point de la pousser à enfreindre l’ordre hiérarchique du plérôme. La contemplation caractérise tout ce qui procède à partir de l’Un (c’est le début du traité 30): étant donné que la production de ce qui vient après a lieu par le biais de la contemplation de ce qui précède – on pourrait même dire que la génération est ellemême une contemplation en soi – tout contemple en tant qu’il 36

Cfr. PLOTINUS, Enneades, II, 9 [33], 1 (vol. I, pp. 203-205).

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produit quelque chose37. La nature est un principe rationnel, immuable, qui produit et gouverne le monde sensible par le biais de la contemplation. Si le monde intelligible est marqué par l’immuabilité et la perfection, sa relation à ce qui dérive de lui, au monde sensible, doit posséder les mêmes caractères. Plotin a ici comme cible polémique toutes les hypothèses de génération de l’univers sensible impliquant un changement quel qu’il soit dans l’intelligible ou un caractère contingent de la génération ellemême. Dans le traité 31 il s’oppose à l’idée d’une délibération, d’un projet ou d’un dessein précédant la création du monde sensible: Puisque nous sommes d’accord qu’il (l’univers) dérive d’une autre chose en ce qui concerne son existence et sa façon d’être, devons-nous pour cette raison croire que son créateur ait conçu en lui-même la terre et la nécessité qu’elle soit au milieu, et par la suite l’eau et sa position sur la terre, ainsi que les autres choses en succession jusqu’au ciel, et puis tous les vivants et chacun d’entre eux avec les formes qu’ils ont au présent, chacun avec les viscères à l’intérieur et les membres à l’extérieur, et ensuite, après avoir ordonné chaque chose en lui-même, se soit mis à l’œuvre de façon conséquente?38

En critiquant l’idée d’un dessein de la création et d’une délibération du créateur, Plotin affirme en même temps l’existence éternelle et nécessaire du monde sensible et sa dérivation nécessaire de ce qui le précède. Dans le traité 33, l’explication gnostique de la création du monde sensible est la cible de la polémique: pour utiliser les termes plotiniens, c’est l’idée de la chute de l’Âme: Mais s’ils diront que l’Âme a créé pour ainsi dire, quand elle «a perdu ses ailes», il faudra répondre que l’Âme de l’univers ne pâtit pas cela; si en revanche ils diront qu’elle a créé après être tombée, alors qu’ils nous expliquent la cause de cette chute! Mais quand est-ce qu’elle serait tombée? Car si elle est tombée dès l’éternité, alors selon leur raisonnement elle reste une âme tombée. Si, au contraire, la chute a eu un commencement dans le temps, pourquoi n’a-t-elle pas eu lieu auparavant?39 37

Cfr. ibid., III, 8 [30], 3 (vol. I, pp. 364-365). Ibid.,V, 8 [31], 7, 1-8 (vol. II, p. 277). 39 Ibid., II, 9 [33], 4, 1- 6 (vol. I, p. 207). 38

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L’argumentation tourne autour de la question de l’interprétation de Platon, notamment de Phèdre 246c, auquel renvoie la notion de «perte des ailes»: la question est de savoir si cette notion peut être attribuée à l’Âme du monde ou seulement aux âmes particulières, qui se détachant d’elle penchent vers le sensible. C’est toujours une mauvaise interprétation de Platon qui, d’après Plotin, explique la multiplication excessive des hypostases. Les gnostiques sont, en effet, accusés de déformer la pensée platonicienne authentique, car ils y ajoutent des nouveautés étrangères à la culture grecque et multiplient de façon incontrôlée les intelligibles, à cause d’une mauvaise interprétation de Timée 39e40. Ce que Plotin juge inacceptable, c’est une vision du monde divin comme monde susceptible de changement, de trouble ou même de chute. Le monde divin est au contraire caractérisé par l’immuabilité, l’ordre et la perfection. C’est le même ordre que l’Âme transmet au monde sensible, le gouvernant sans ‘inclinaison’, c’est-à-dire demeurant immobile et impassible en ellemême, immergée dans la contemplation de l’Intellect qui la précède. Le gouvernement du monde de la part de l’Âme ne l’implique pas dans la matière et dans la corporéité, ne l’enferme pas dans une prison, ne la soumet pas à des passions et à des changements. La production du monde sensible ne relève pas d’une faute contenue dans le divin, mais de la nécessité que tout ce qui est contenu dans l’Un se déploie et se réalise41. L’existence du monde sensible est liée à la nature de l’Âme, et c’est une existence ab aeterno: Se demander pourquoi le monde a été fait équivaut à se demander pourquoi il y a une âme et pourquoi le Démiurge a créé. Ce qui est le propre, en premier lieu, de ceux qui supposent qu’il y a un début de ce qui est éternel42.

Après l’affirmation du caractère immuable du monde intelligible, son insoumission au devenir, ainsi que le rapport de dérivation du monde sensible de l’intelligible, d’un côté, et de gouvernement de l’univers sensible par le principe divin et rationnel de l’autre, 40

Cfr. ibid., 6 (pp. 209-211). Cfr. CILENTO, Paideia antignostica cit. (à la note 5), p. 231. Cfr. PLOTINUS, Enneades,V, 3 [49], 15 (vol. II, pp. 228-230). 42 Ibid., II, 9 [33], 8, 1-3 (vol. I, p. 213). 41

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Plotin se confronte avec les gnostiques sur le domaine qui concerne la nature du monde sensible. Plotin oppose au dualisme et au pessimisme gnostique, d’une part, un monisme rigide rattachant la création du monde sensible au déploiement progressif du divin, en excluant ainsi toute sorte de fracture ou de chute et donc de manque de communication entre sensible et intelligible; d’autre part, une conception positive du monde sensible, selon laquelle il est la copie vivante du modèle divin. Le monde divin dans lequel nous vivons est comme une œuvre d’art qui reproduit le monde intelligible, il en est une copie belle et harmonieuse, aussi fidèle qu’une copie peut l’être43.Vis-à-vis du mépris gnostique pour ce qui appartient à ce monde, Plotin propose l’image lumineuse d’un univers dominé par une harmonie provenant du monde intelligible, à l’intérieur de laquelle tout se trouve à sa place, y compris les maux, qui sont utiles à la perfection de l’ensemble. Un organisme vivant dont chaque partie joue un rôle, sous le gouvernement divin, soumis à une providence qui concerne tous les êtres et non pas seulement certains. Dans le traité 31, Plotin développe le rapport de modèle et copie qui lie l’univers sensible au monde divin, à travers le point de vue du beau44. La fécondité de l’être et du beau rend nécessaire l’existence d’une copie dans laquelle cette beauté surabondante peut se déverser; c’est pourquoi non seulement la production du monde sensible ne saurait être considérée comme une chute, mais elle présente aussi les mêmes caractères d’éternité que le modèle. Elle n’est pas la conséquence d’une décision du principe divin, elle est plutôt comme une propagation de la lumière à partir de l’intelligible. Grâce à son lien au modèle, la copie ne peut qu’être belle, une manifestation visible de la beauté intelligible, et ce qui en elle peut être défini comme laid n’est rien d’autre que l’altérité qui la sépare par nécessité du modèle dont elle est l’effet45. La lecture des quatre traités, 30-33, comme un seul traité permet en effet de relever la structure de l’argumentation plotinienne, qui dans le traité 33 parvient à la polémique explicite et 43

Cfr. ibid., 8, 18-20 (p. 214). Cfr. ibid.,V, 8 [31], 12, 13-17 (vol. II, pp. 286-287). 45 Cfr. ibid., II, 9 [33], 8, 22-23 (vol. II, p. 214). 44

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à la réfutation directe. Sur la base de cette lecture on peut comprendre de façon plus claire comment la défense du monde sensible représente le pivot de la polémique contre les gnostiques, étant liée à la compréhension de l’essence de la proposition gnostique de la part de Plotin: la condamnation du monde est le chemin qui amène les gnostiques à condamner Dieu. Pour défendre le divin il est donc nécessaire de défendre le monde sensible ainsi que son ordre, en tant qu’ordre nécessaire. L’argumentation se développe donc entre une description passionnée du monde divin, qui culmine avec la description de l’Un dans le traité 32 – contre les récits gnostiques autour du plérôme divin –, la description de l’ordre nécessaire et éternel de la procession de toutes les choses à partir de l’Un – contre l’idée de chute ou de création volontaire en général –, et la défense du monde sensible dans son statut de copie du monde supérieur et divin – contre sa dévalorisation en tant qu’effet d’une chute. La réfutation des aspects particuliers de la doctrine gnostique, parmi lesquels la question de la morale revêt une importance particulière, se développe à partir de ces présupposés. Du point de vue de la question morale, Plotin accuse les gnostiques de concevoir une morale inférieure à celle d’Épicure. Si ce dernier identifie le but de la vie au plaisir, niant la providence divine, les gnostiques s’avancent beaucoup plus loin, bouleversant toute loi humaine et divine et ridiculisant la providence et toute vertu. Du mépris profond envers le monde, joint à l’idée d’une destination naturelle des hommes spirituels au retour en Dieu, découle en fait l’inutilité de toute morale quelle qu’elle soit. Aussi bien dans le cas de figure de l’exercice de l’encratisme le plus rigide que dans le cas de figure de l’abandon au libertinage les plus déchaîné, l’intention qui est à la base demeure la même, à savoir le désaveu de toute valeur attribuée à la vie dans ce monde, et donc aux lois de la vie sociale et morale. D’ailleurs, le refus de voir dans le monde la copie de l’intelligible, soustrait à l’homme le moyen essentiel pour la poursuite d’une vie vertueuse, car il lui soustrait le point de départ de l’ascèse vers la contemplation intellectuelle, à savoir la contemplation du beau sensible en tant que copie et reflet du beau intelligible. Il le prive de la possibilité de contempler l’ordre et la mesure du monde corporel, à l’intérieur duquel il faut retrouver les traces du gouvernement divin. Ce qui est

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donc totalement absent du gnosticisme, c’est justement une théorie des vertus, équipée d’une technique de la vertu, c’est-à-dire de l’ensemble des indications sur la façon dont elle peut être acquise et gardée: on ne trouve ni de définition de la nature de la vertu, ni d’explication à propos de l’origine de la vertu, de la façon dont on peut devenir vertueux, ou de la purification de l’âme46. C’est ainsi qu’ils tombent dans la contradiction, car ils prescrivent de regarder vers leur dieu, sans pourtant prévoir aucun parcours intérieur de l’âme vers la vertu, car ils soutiennent leur appartenance par nature au monde divin. Rien n’empêche, en effet, de regarder vers leur dieu, sans en même temps renoncer à aucune passion ou impiété, en l’absence d’une doctrine de la vertu. Le rapport modèle-copie et la dérivation nécessaire de l’univers sensible du monde divin sont donc indispensables, non seulement pour empêcher qu’une responsabilité du mal et de l’imperfection soit attribuée au divin, mais pour la subsistance même d’une possibilité de doctrine morale. En conclusion, pour revenir sur le texte cité au début de ce chapitre et à la question posée par O’Brien, dans le traité 33 Plotin aborde le sujet de la chute en tant qu’origine du monde sensible, afin de la réfuter de façon définitive, à partir de la relation entre l’Âme et la matière, exprimée en termes d’illumination des ténèbres de la part de l’Âme. Or, soit cette illumination est conforme à la nature soit elle lui est contraire. Mais, si elle est conforme à la nature, l’Âme éclaire par nécessité les ténèbres et donc les éclaire ab aeterno, et non pas après une chute; si, en revanche, elle lui est contraire, cela veut dire que le divin fait quelque chose qui est contraire à la nature et donc que dans le monde intelligible il y a quelque chose qui est contraire à la nature: «Et les maux seront antérieurs à cet univers, et l’univers ne sera pas cause des maux, mais plutôt le monde intelligible sera leur cause»47. Il est nécessaire maintenant d’aborder la question soulevée par O’Brien, c’est-à-dire à qui faut-il attribuer l’hypothèse que le monde est l’origine du mal, exprimée dans la phrase de Plotin déjà citée: «Le mal n’ira pas du monde d’ici à l’âme, mais de l’âme 46 47

Cfr. ibid., 15, 27-34 (p. 225). Ibid., 12, 36-37 (p. 221).

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au monde d’ici»48. Il est fort possible qu’on ne doive l’attribuer, dans ce contexte, ni à Plotin ni aux gnostiques. Mais on dira plutôt qu’elle représente un passage argumentatif central visant à dévoiler le vrai noyau de la pensée gnostique. Derrière sa vision pessimiste et angoissée du monde sensible se cache l’idée que l’origine des maux réside non pas dans ce monde sensible tellement vitupéré, mais plutôt dans le monde divin. La réponse de Plotin à cette vision ne consiste pas, dans ce contexte, à identifier le mal à la matière, mais à défendre le monde sensible dans sa fonction de copie du modèle divin49. Il en est ainsi aussi pour la génération de la matière d’où le monde dérive, car les gnostiques soutiennent que l’Âme s’est inclinée vers le bas pour éclairer une obscurité préexistante. Mais, se demande Plotin: D’où dérive donc cette obscurité? Si, en revanche, ils diront qu’elle [scil. l’âme] l’a produite s’inclinant, il est évident qu’elle n’avait pas de lieu vers lequel incliner, et donc ce n’était pas l’obscurité la cause de l’inclination, mais plutôt la nature même de l’âme. Ce qui équivaut à une nécessité préexistante: mais de cette façon la cause relève des principes50.

Ce que Plotin vise à montrer c’est que, si l’on suit l’argumentation gnostique jusqu’à ses dernières conséquences, jusqu’à accepter que l’Âme incline vers l’obscurité ici-bas par une sorte de chute, il faudra nécessairement conclure que la cause du mal réside dans le monde divin, car cette obscurité n’existait pas déjà avant cette inclination et ne peut qu’être le produit de l’Âme ou de causes préexistantes en général. L’existence des ténèbres, c’està-dire de la matière, que l’Âme éclaire par nécessité et non par une chute, est immanente à l’ordre de la procession, dont elle est un produit nécessaire. Pour qu’aucune responsabilité ne soit attribuée aux êtres premiers, il faut tout d’abord refuser que la pro48

Cfr. supra, à la note 1. Le fait que la stratégie de Plotin dans ce traité consiste à défendre le monde sensible en tant que copie du divin, en reprenant le message optimiste du Timée, est souligné aussi par NARBONNE, A Doctrinal Evolution cit. (chap. III, à la note 1), pp. 83-84. 50 PLOTINUS, Enneades, II, 9 [33], 12, 41-44 (p. 221): «Povqen ou\n tou`to… Eij 49

d jaujth;n fhvsousi poih`sai neuvsasan, oujk h\n dhlonovti o{pou a]n e[neusen, oujdæaujto; to; skovto~ ai[tion th`~ neuvsew~, ajll jaujth; hJ yuch`~ fuvsi~. Tou`to de; taujto;n tai`~ prohghsamevnai~ ajnavgkai~: w{ste ejpi; ta; prw`ta hJ aijtiva».

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PREMIÈRE PARTIE. THÉODICÉE PLOTINIENNE

duction du monde sensible soit étrangère à l’ordre universel, et il faut au contraire affirmer son existence ab aeterno et par nécessité, car la fécondité productive de l’Un devait nécessairement se déployer jusqu’à ces possibilités ultimes, dans un ordre décroissant et hiérarchique. Et pourtant cet ordre est entièrement gouverné et peuplé par le divin: tout être sensible, occupant la place qui lui a été assignée dans l’ordre universel, est copie et reflet du divin, est l’instrument par le biais duquel l’âme peut s’élever de la contemplation du beau sensible au Beau intelligible qui en est l’origine et le modèle51. Il faut distinguer entre chute et perte progressive de puissance, car s’il est vrai que l’Âme est à un niveau de simplicité inférieur par rapport à l’Intellect, et que pour l’Âme la contemplation de l’Intellect qui la précède représente quelque chose de meilleur par rapport à l’information et au gouvernement de la matière, cela ne veut absolument pas dire que, dans la génération de la matière, l’Âme soit la protagoniste d’une chute. De ce point de vue, le monde matériel est certainement quelque chose d’inférieur, c’est pourquoi il est le monde dans lequel les maux, compris comme maux relatifs, physiques et moraux, se manifestent. Il est pourtant tout de même inséré dans une hiérarchie du bien, à l’intérieur de laquelle le mal est une diminution d’être, sans être pour autant un principe d’opposition à l’être et au bien. Il reste encore à vérifier si cette position garde une cohérence avec la conception plotinienne du mal en soi comme matière. En effet, l’urgence de la polémique contre les gnostiques amène Plotin à soutenir que la matière est de quelque manière elle-même une forme, comprise à l’intérieur d’un monde qui est forme dans son ensemble: Mais [tout] sera donc dominé par les formes du début jusqu’à la fin, d’abord la matière par les formes des éléments, puis d’autres formes s’ajoutent aux formes, et puis encore d’autres formes; c’est pourquoi il est difficile de découvrir la matière cachée sous autant de formes. Mais puisqu’elle est aussi une certaine forme dernière, cet univers est une forme, et toutes les choses sont des formes: car le modèle était une forme52.

51 52

Cfr. ibid., 13, 25-34, (pp. 222-223). Ibid., V, 8 [31], 7, 18-24 (vol. II, p. 278): «...ajllæou\n ei[desi katevschtai ejx

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IV. CONTRE LE LIBERTIN: LA POLÉMIQUE ANTIGNOSTIQUE

La définition de la matière comme ei\do~ ti e[scaton tranche en effet de façon nette avec toute l’argumentation gnostique autour du monde sensible. Si même la matière est une certaine forme, tout en étant la dernière forme dans la procession de la réalité, cela signifie que non seulement tout étant en tant que tel, participe de la forme, mais que le reste obscur représenté par la matière est lui-aussi éliminé en faveur d’un univers qui n’est que forme. Et pourtant la définition de la matière comme forme dernière est en contradiction avec la définition de la matière comme mal en soi. Ce qui possède de quelque façon une forme ne peut pas être entièrement mal, ne peut pas être la nature du mal ou le mal métaphysique. Or, la position embrassée par Plotin dans les traités 30-33 est-elle en contradiction avec tous les traités dans lesquels il soutient l’identification du mal en soi ou de la nature du mal à la matière, entièrement étrangère à la forme? Ou plutôt la définition de la matière comme ei\do~ ti e[scaton doit-elle être lue exclusivement à la lumière de la perspective des traités 30-33, c’est-à-dire de la polémique contre les gnostiques qui, comme on l’a montré, tourne autour de la nature du lien entre monde intelligible et monde sensible? Ou bien révèle-t-elle une difficulté de penser un objet, le mal, qui est en soi aporétique? Ou encore une tension entre l’exigence de défendre le monde divin et celle d’expliquer l’existence d’une nature du mal? Pour essayer de répondre à ces questions, il est nécessaire d’aborder la dernière mésaventure de la théodicée plotinienne, concernant encore une fois la puissance, et notamment les raisons et la façon dont le mal est produit par nécessité à partir de l’Un.

ajrch`~ eij~ tevlo~, prw`ton me;n hJ u{lh toi`~ tw`n stoiceivwn ei[desin, ei\t jejpi; ei[desin ei[dh a[lla, ei\ta pavlin e{tera: o{qen kai; calepo;n euJrei`n th;n u{lhn uJpo; polloi`~ ei[desi krufqei`san. jEpei; de; kai; au{th ei\dov~ ti e[scaton, pa`n ei\do~: to; de; kai; pavnta ei[dh: to; ga;r paravdeigma ei\do~ h\n».

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CHAPITRE V

LA DEUXIÈME MÉSAVENTURE DE LA PUISSANCE

1. La nécessité du mal Le mal, on l’a déjà dit, existe par nécessité. Cette nécessité ne peut pourtant qu’être liée à la procession et à ses caractères: c’est dans la procession à partir de l’Un qu’il faut encore une fois rechercher les raisons de son existence. Le Bien n’existe pas tout seul, la création de quelque chose d’autre par rapport à lui étant immanent à son essence. Il produit donc des êtres qui existent en vertu de leur participation à lui. Cette production d’être a un caractère vertical et hiérarchique, car elle comporte une progressive perte de puissance et un affaiblissement de l’être et du bien. Il est donc nécessaire qu’il y ait un terme dernier de cette échelle de l’être, une étape dernière, une extrémité qui sépare et en même temps joint l’être et le rien absolu. Cette nécessité est impliquée dans la production de l’Être, c’est-à-dire de l’Intellect, en tant que premier moment de la procession, premier niveau, ou première totalité selon la description de la procession donnée par Jean Trouillard1. La nécessité de l’existence de la matière, en tant que dernier degré du procès de dérivation à partir de l’Un, est inscrite dans la nécessité que quelque chose dérive de l’Un2. 1 Cfr. J. TROUILLARD, Procession néoplatonicienne et creation judeo-chrétienne, in Néoplatonisme. Melanges offerts à Jean Trouillard, Fontenay aux Roses 1981 («Les Cahiers de Fontenay», 19-22), pp. 1-26. Trouillard définit la procession comme hélicoïdal, plutôt que vertical: à partir des totalités plus concentrées jusqu’à des totalités moins concentrées, car la formation de l’univers se reproduit intégralement à chaque point de la procession. 2 Cfr. PLOTINUS, Enneades, I, 8 [51], 7, 16-23 (vol. I, p. 118).

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PREMIÈRE PARTIE. THÉODICÉE PLOTINIENNE

Une fois entamée la chaîne de l’être, une fois qu’il y a le premier anneau de cette chaîne, alors on devra nécessairement avoir aussi le dernier anneau, qui est en même temps mal en soi et matière entièrement dépourvue de forme: l’abîme sur lequel se montre la luminosité de l’être, l’ombre des choses existantes qui sont en même temps mélangées à cette obscurité. La matière représente le moment où s’épuise la capacité générative et contemplative qui caractérise tout ce qui provient de l’Un. La matière est en fait la seule des choses qui proviennent de l’Un à ne pas avoir de capacité de produire ou de contempler. À la matière appartient donc le destin étrange d’être dépourvue de ce caractère de détermination qui est le propre de tout être, étant ainsi une sorte de miroir inversé d’un Principe qui est lui-aussi dépourvu de toute détermination. La matière en tant que non-être représente donc le moment où du Non-être par excès de puissance et surabondance on passe au nonêtre par évidement, par une sorte d’érosion et perte ontologique. Elle est ce degré ultime de la production de l’être qui, à l’encontre des niveaux supérieurs, ne possède plus la force ou la capacité de se tourner activement vers ce qui la précède et d’où elle provient, pour en être éclairée. Pour cette raison, elle est entièrement passive et en quelque sorte jetée en deçà de l’être. Cette sorte de frontière, appartient et en même temps n’appartient pas à la chaîne de l’être qui se produit à partir de l’Un. Elle y appartient, car elle en est le dernier moment, le dernier effet de la dérivation de ce qui est à partir du principe, elle n’y appartient pas car elle n’est pas, autrement dit, elle est autre par rapport au monde des formes et de l’ensemble des êtres, par rapport à ce qui est au vrai sens du terme (les formes intelligibles), mais aussi à ce qui est seulement de façon impropre (les étants sensibles). L’origine du mal réside donc dans le processus qui amène la fécondité de l’Un à se déployer dans la multiple variété de l’être. L’au-delà de l’être qui est propre de l’Un est étroitement lié à cet en deçà de l’être – ou moins qu’être – qui est le mal-matière. La matière, pourtant, est le contraire non pas de l’Un, mais de l’Intellect et de l’être. Car elle est altérité par rapport aux formes intelligibles (donc à l’Intellect) et par rapport à la totalité des étants (donc à l’être dans toutes ses acceptions). S’il faut reconduire l’origine ultime du mal au processus de déploiement hiérarchique de l’être, il est pourtant nécessaire de

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V. LA DEUXIÈME MÉSAVENTURE DE LA PUISSANCE

ne pas confondre le mal en soi avec l’affaiblissement de l’être qui a lieu dans la production progressive des réalités. D’ailleurs Plotin lui-même nie de façon claire que l’on puisse attribuer le mal au monde intelligible ou qu’il puisse avoir lieu là-bas. Car on ne peut identifier ce qui représente un bien mineur au mal en soi ou à quelque chose de mauvais. Seule la matière peut être considérée comme le vrai mal en soi, duquel dérivent les autres maux. Et c’est seulement dans le monde sensible que le mal se déploie et se manifeste, car c’est seulement au moment (compris au sens logique et non pas temporel) où l’Âme s’adresse à la matière pour l’éclairer et projeter sur elle les formes, que l’altérité se transforme en opposition.

2. Du Non-être au non-être Les traités dans lesquels Plotin écrit à propos de l’existence nécessaire d’une dernière étape, et dans lesquels il justifie l’existence du mal en tant que conséquence de l’existence de l’Intellect, ne laissent pas de doutes par rapport au caractère hiérarchique de la procession. Elle est une perte progressive, une décadence progressive, un évidement progressif, un épuisement de l’être pour arriver à une limite dernière dans laquelle celui-ci glisse dans le non-être. Plotin juxtapose le niveau ontologique et le niveau axiologique, l’échelle de l’être étant en même temps une échelle des valeurs. Cette juxtaposition s’exprime dans l’ambiguïté de la notion de tovlma3, comme l’on peut voir au début du traité 10 (Ennéades, V, 1): Quelle est la cause du fait que les âmes ont oublié le dieu leur père et, tout en étant partie du monde de là-bas et appartenant entièrement à lui, ne reconnaissent ni soi-mêmes ni lui? Le principe du mal fut donc pour elles l’audace (tovlma), la génération, l’altérité première et le fait de vouloir s’appartenir4. 3

Cfr. N. BALADI, Origine et signification de l’audace chez Plotin, in Le Néoplatonisme cit. (chap. I, à la note 30), pp. 89-98; et ID., La Pensée de Plotin, Paris 1970. 4 PLOTINUS, Enneades,V, 1 [10], 1, 1-5 (vol. II, p. 185): « Tiv pote a[ra ejsti to; pepoihko;~ ta;~ yuca;~ patro;~ qeou` ejpilaqevsqai, kai; moivra~ ejkei`qen ou[sa~ kai; o{lw~ ejkeivnou ajgnoh`sai kai; eJauta;~ kai; ejkei`non… ajrch; me;n ou\n aujtai`~ tou` kakou` hJ tovlma kai; hJ gevnesi~ kai; hJ prwvth eJterovth~ kai; to; boulhqh`nai de; eJautw`n ei\nai». On peut

voir à ce sujet les notes de Marco Ninci à propos de l’ambiguïté de la notion et de la juxtaposition des deux niveaux, ontologique et axiologique: cfr. M. NINCI,

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PREMIÈRE PARTIE. THÉODICÉE PLOTINIENNE

La notion de tovlma pose plusieurs problèmes d’interprétation. Elle désigne en même temps la descente des âmes particulières dans les corps, mais aussi la constitution de l’Intellect à partir de l’Un, ou la production nécessaire des degrés de l’être à partir du principe de manière générale. C’est donc l’individuation, le fait de se poser comme une altérité qui serait décrite par Plotin en termes d’audace. Pourtant, l’interprétation de cette notion en termes de faute ou de péché, interprétation qui pourrait être plausible dans le cas des âmes particulières, n’est pas du tout plausible dans le cas de l’Intellect. D’ailleurs, même la descente des âmes dans le corps fait partie de l’ordre nécessaire de l’univers, étant liée à la nécessité pour l’âme de donner forme à la matière. La notion de tovlma reste donc caractérisée par une profonde ambiguïté, que l’on peut comprendre seulement à partir de la juxtaposition entre domaine ontologique et domaine axiologique, entre échelle de l’être et échelle du bien, qui appartient à la dynamique du déploiement de l’être à partir de l’Un. C’est à la lumière de cette juxtaposition qu’il faut comprendre l’identification entre mal et non-être et entre non-être et matière. S’il n’y a pas de principe autonome du mal qui s’oppose activement au Bien et à l’Être, si le principe est unique et est la source de tout être, alors le mal ne pourra que s’identifier au nonêtre. Il s’agit d’un non-être qui pourtant affecte la réalité, dont la présence est en quelque sorte perçue, un non-être qui de quelque façon est, et qui surtout accompagne toutes les choses qui sont, comme leur ombre obscure, comme un reste irrationnel, ce qui, tout en étant gouverné par la forme, ne se laisse pas entièrement maîtriser par elle. On comprend alors pourquoi le mal en soi se trouve là où l’être glisse dans le non-être, dans ce point de jonction paradoxale dans lequel le non-être est, d’une manière ou d’une autre. La diminution par rapport à la puissance infinie de l’Un, la perte d’être et d’unité est une ombre qui accompagne tous les moments successifs de la procession. Et pourtant cette ombre, cette diminution de tout ce qui est dérivé par rapport au principe duquel il dérive, n’est pas le mal: elle le devient seulein PLOTINO, Il pensiero come diverso dall’Uno. Quinta enneade, Introduzione, traduzione e commento di M. Ninci, Milano 2000, p. 222, note 3, et p. 223, note 4.

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V. LA DEUXIÈME MÉSAVENTURE DE LA PUISSANCE

ment quand l’être parvient à son épuisement. C’est seulement dans ce moment de passage de l’être au non-être qu’il est possible de trouver le mal en soi. Le mal devient ensuite un élément constitutif de tout étant, sous la forme de maux physiques et moraux, uniquement dans le monde sensible, lorsque la temporalité déferle dans le procès d’individuation des étants eux-mêmes, une temporalité qui cristallise toute détermination, transformant l’altérité en opposition. Le mal est immanent à la procession. Il n’est pas un principe ontologique, car il est dépourvu d’être, et pourtant, en un certain sens, il n’est pas étranger au domaine ontologique. Au contraire, c’est d’abord dans le domaine ontologique, plutôt que dans le domaine moral, que le problème du mal se pose. Il n’a certainement pas de consistance ontologique, étant non-être, n’étant pas une substance et n’ayant pas de substance, et pourtant il entre dans la constitution ontologique de la réalité, il est l’ombre qui accompagne l’être des étants sensibles, qui fait partie de leur constitution matérielle. Et c’est seulement dans le cas de la matière et du non-être que l’on peut parler d’un mal en soi, dont la multiplicité des maux partiels, moraux et physiques, qui tourmentent l’existence, participe: Et donc il y a quelque chose qui est illimité en soi et informe en soi et les autres choses que l’on a dit auparavant, qui caractérisaient la nature du mal. Et si après ceci il y a quelque chose de semblable, ou ce quelque chose est tel car il possède le mal comme mélangé ou est tel car il regarde vers lui ou bien car il fait quelque chose de semblable à lui5.

L’existence du mal est donc impliquée par le Principe, car l’existence d’un premier être à partir du Principe comporte aussi l’existence d’un dernier. Cette affirmation est évidemment liée au présupposé platonicien de l’existence nécessaire du mal, mais prend une valeur entièrement différente dans le contexte d’une pensée qui n’admet plus une pluralité de principes inengendrés. Si le souci constant de Plotin est celui de montrer que le mal est 5 PLOTINUS, Enneades, I, 8 [51], 3, 30-34 (vol. I, p. 111): «Kai; ouj`n eij`naiv ti kai; a[peiron kaq jaujto; kai; ajneivdeon auj` aujto; kai; ta; a[lla ta; provsqen, a} th;n tou` kakou` ejcarakthvrize fuvsin, kai; ei[ ti metæejkei`no toiou`ton, h] memigmevnon e[cei tou`to h] blevpon pro;~ aujtov ejsti toiou`ton h] poihtikovn ejsti toiouvtou».

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PREMIÈRE PARTIE. THÉODICÉE PLOTINIENNE

étranger au domaine du divin, c’est d’autre part le déploiement même de l’Un qui rend nécessaire et qui implique l’existence du mal. On pourrait affirmer que l’identification entre matière et mal en soi et l’affirmation de l’existence du mal en soi, en tant que quelque chose de différent par rapport à la multiplicité des maux moraux et physiques dont la réalité est tissée, représente un reste de dualisme dans une pensée moniste. En ce sens, la conception du mal-matière chez Plotin, tout en étant cohérente au cours des différents traités, ne serait pas cohérente avec les présupposés du système, car elle impliquerait une dérivation du mal en soi à partir de l’Un. C’est cette objection à la conception plotinienne du mal qu’il faut analyser maintenant, si l’on veut essayer de saisir le cœur problématique de cette incohérence présumée.

3. L’Un ne crée pas son contraire Il faut exclure que dans la pensée plotinienne il y ait un reste de dualisme, dans l’acception radicale du terme, non seulement parce que la matière n’est pas un principe inengendré, et l’on ne peut donc pas parler d’un dualisme de principes inengendrés et opposés, mais aussi parce que la matière n’est pas le contraire de l’Un. Elle ne s’oppose en fait pas au bien compris comme le principe d’où toutes les choses dérivent, à l’Un, mais au bien comme première activité de l’Un, à l’Être, à savoir au premier niveau de la procession, au premier élément d’une série qui s’achève avec la matière. En ce sens l’Un ne crée pas un principe contraire. Il ne s’agit pas de deux pôles antagoniques, dont le premier serait l’Un et le deuxième la matière, car le non-être de la matière est une négation de l’être, et non pas du non-être de l’Un. La matière est donc le mal en soi, mais à cause de son opposition à l’Intellect. Il est nécessaire de se demander si la dérivation de la matière de l’Un, bien que sous une forme indirecte et médiate, étant donné que ce n’est pas l’Un qui l’engendre, mais l’Âme, est en contradiction avec une conception moniste de la production de la réalité, à la lumière de la notion plotinienne de procession6. 6

Cfr. D. O’MEARA, The Metaphysics of Evil in Plotinus: Problems and Solutions,

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V. LA DEUXIÈME MÉSAVENTURE DE LA PUISSANCE

Celle-ci n’a pas du tout les caractères qui appartiennent à la notion de création élaborée d’abord par le judaïsme hellénisant et après par le christianisme. Si l’Un se pose comme liberté absolue et que sa liberté n’est que le fait de se poser, il n’y a pourtant aucun intervalle de temps entre l’Un et le début de la procession, aucun espace de délibération, aucune contingence. L’Un engendre l’Intellect par exigence absolue7. À l’origine des choses, il n’y a pas de calcul, la procession est causée par l’exubérance et la surabondance de l’Un, elle est éternelle et totale. Le caractère de la contingence se heurte à la liberté absolue de l’Un autant que le caractère de la nécessité comprise comme constriction. Comme l’écrit Jean Trouillard, la procession est au-delà de la contingence et de la nécessité8. À la lumière de cette notion de procession, ce qui est même impensable dans le domaine du créationnisme chrétien et de la conception d’un Dieu personnel qui pose sa propre délibération entre lui-même et le monde créé, ne représente pas de problème ici. Le mal existe, étant un produit nécessaire de la procession; il dérive en dernière instance de l’Un. En effet, si la racine de la procession réside dans la surabondance de l’Un, qui engendre ce qu’il n’est pas et qu’il dépasse infiniment, il est nécessaire alors que toutes les formes possibles se manifestent à partir de l’Un. En ce sens l’accusation d’incohérence adressée contre Plotin semblerait sans fondement. Le mal est éternellement produit et éternellement maîtrisé, car il est immanent au procès de production de la réalité à partir de l’Un, dont il représente la limite dernière9. La dimension de l’histoire comme histoire de chute et rédemption, comme déploiement d’un temps qui permet de remédier à la chute et à la réalisation du mal, qui ont entamé l’histoire elle-même, et d’arriver à une élimination intégrale du mal, audelà du temps et de l’histoire, est étrangère à la pensée plotinienne. Cela ne veut certainement pas dire que la dimension du temps dans la pensée de Plotin soit circulaire, selon le modèle stoïcien de la répétition de ce qui a déjà été. Car, pour Plotin, in Agonistes. Essays in Honour of Denis O’Brien, edd. J. Dillon – M. Dixsaut, Aldershot 2005, pp. 181-182. 7 Cfr. J. TROUILLARD, La procession plotinienne, Paris 1955, pp. 49 et seqq. 8 Cfr. ibid., p. 79. 9 Cfr. PLOTINUS, Enneades, IV, 8 [6], 6, 18-23 (vol. II, p. 174).

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l’âme suit un parcours, individuel aussi, qui peut la conduire à s’unir au monde supérieur et donc à l’Un, mais aussi à se perdre dans la corporéité, et donc à s’égarer. Pourtant, on ne saurait retrouver dans la pensée plotinienne une idée du temps historique analogue au temps qui, dans le christianisme, est fait universel par l’événement de l’incarnation du Christ. La présence du mal est éternelle, tout autant que la procession, mais le monde est luiaussi éternellement gouverné par l’intelligible10, car même le mal en soi, la matière comme non-être, n’échappe pas à l’ordre de la provnoia. Suivant une dialectique paradoxale, elle se soustrait et en même temps participe du pouvoir éclairant des formes, elle est jetée en dehors du bien mais en même temps participe de lui, non-être mais en même temps pas entièrement étrangère à l’être. Une dialectique dans laquelle l’Âme universelle projette sur le miroir impassible de la matière un kaléidoscope de formes, reconduisant sans cesse à l’ordre supérieur du lovgo~ ce qui lui échappe en tant que reste irrationnel. Enrico Peroli définit le monde plotinien comme un monde éternellement rédimé, dans lequel la matière est reconduite et soumise sans cesse aux principes supérieurs, étant éternellement informée et illuminée par l’Âme universelle. En ce sens, on pourrait affirmer que Plotin relativise et neutralise le mal. Mais s’il est neutralisé, le mal n’est pas pour autant éliminé. L’illumination de la matière de la part de l’Âme universelle, du point de vue du monde sensible n’est pas le repos immobile de la paix, mais la dialectique tourmentée du povlemo~. C’est cela le sens de la description plotinienne de l’impassibilité de la matière, de l’opacité qui ne permet pas à la lumière de la traverser entièrement, de la résistance passive qui empêche le déploiement plein et simultané des formes. La multiplicité des idées contenues dans l’Intellect ne peut se donner au niveau de l’ordre sensible que comme conflit, guerre éternelle, due à l’irruption de la dimension temporelle. Plotin oppose à la cosmogonie tourmentée du mythe gnostique, entraînant le monde pléromatique dans les vicissitudes de la chute et du retour de l’exil, l’idée d’un ordre éternel: mais cet ordre se nourrit du conflit engendré, dans la di10 Cfr. E. PEROLI, Il mondo redento. Plotino e la questione del male, in «Humanitas», 3 (2002), pp. 362-363.

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V. LA DEUXIÈME MÉSAVENTURE DE LA PUISSANCE

mension de l’espace et du temps, par l’existence nécessaire du mal, par l’opposition irréductible entre les choses individuelles, par la présence d’une matière en tant que fond obscur de ce qui existe. Si l’on renonce à appliquer à la procession plotinienne des critères d’évaluation qui sont plutôt convenables à l’idée de création élaborée par la pensée chrétienne, l’idée d’une dérivation ultime du mal comme non-être à partir de l’Un n’est pas incohérente. Car elle trouve son fondement dans les caractères qui sont propres à la procession de la réalité à partir du principe. Pourtant, c’est justement l’idée d’une limite dernière de la procession qui représente un problème.

4. L’épuisement d’une puissance inépuisable La critique de certains aspects de la théorie aristotélicienne de l’être en puissance et de l’être en acte servait aussi, comme on l’a déjà remarqué, à l’élaboration d’une autre notion de puissance par rapport à la puissance aristotélicienne. Une puissance comprise comme plénitude au lieu de manque, perfection au lieu de défaut. Il s’agissait de la puissance de l’Un et, en général, du monde intelligible, en vertu de laquelle tout ce qui est se produit de façon éternelle. La puissance de ce qui est depuis toujours et toujours en acte, de ce qui ne change pas, mais dont la fécondité donne naissance à toute la multiplicité de l’être. L’Un est défini plusieurs fois comme duvnami~ pavntwn11, puissance de toutes les choses, puissance qui produit dans l’immuabilité et en vertu de sa propre perfection. Si l’Un est toute-puissance, il n’est pourtant rien de ce qui dérive de lui, transcendant tout de façon absolue. La dérivation de toutes les choses de l’Un réside dans sa puissance et sa perfection, sans qu’il ait besoin de projeter ou délibérer la production de l’univers par un dessein. La duvnami~ pavntwn de l’Un est l’alternative plotinienne au créationnisme chrétien, c’est en elle que la nécessité de la procession ré11 Cfr., par exemple, PLOTINUS, Enneades, V, 1 [45], 7 (vol. II, pp. 195-197); V, 3 [49], 15 (vol. II, pp. 228-230); III, 8 [30], 10 (vol. I, pp. 374-376). Pour une analyse de la notion de duvnami~ pavntwn et la façon dont la réalité découle de la puissance infinie de l’Un je renvoie aux écrits de Gwenaëlle Aubry: cfr. AUBRY, Dieu sans la puissance cit. (chap. II, à la note 2), et EAD., Puissance et principe cit. (chap. II, à la note 20).

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PREMIÈRE PARTIE. THÉODICÉE PLOTINIENNE

side, car elle exclut tout caractère volontaire. La notion de duvnami~ pavntwn accompagne une autre notion qui n’a pas moins d’importance: celle de puissance infinie ou d’infinité par puissance. On trouve cette notion dans plusieurs passages des Ennéades. Non seulement l’Un est puissance de toutes les choses, mais sa puissance est infinie. Quand l’attribut d’a[peiro~ est référé à l’Un, il ne faut pas le comprendre au sens d’une grandeur infinie, car l’Un est totalement dépourvu de grandeur, ni au sens de l’infinité dans le temps, car il est en dehors du temps autant que de l’espace, mais au sens de sa puissance12. La notion d’infini est employée par Plotin au sens positif. Même dans ce cas, il n’est pas fait allusion à un défaut ou à une imperfection, mais à une absence positive de limites, à l’impossibilité de concevoir par la pensée ce qui la dépasse, à la différence absolue avec ce qui est fini. Étant infinie, la puissance de l’Un ne s’épuise pas dans ce qu’il produit, mais demeure intacte en elle-même. Plotin définit la façon par laquelle la puissance de l’Un se transmet à tout ce qui est, le gouvernant et le vivifiant, par le bais de quelques images suggestives. L’Un est comme une source qui se donne aux fleuves, mais sans s’épuiser, demeurant en soi, alors que les fleuves qui auparavant étaient contenus en elle maintenant ruissellent dans toutes les directions13. Ou bien il est comme la vie d’un arbre énorme: Ou bien il faut imaginer la vie d’un arbre énorme, qui le parcourt entièrement tout en demeurant un principe et sans se disperser dans tout l’arbre, car elle est comme installée dans la racine. C’est donc elle qui donne à l’arbre toute sa vie multiple, et pourtant elle demeure, car elle n’est pas elle-même multiple, étant plutôt principe de la multiplicité14.

Non seulement la puissance de l’Un vivifie tout l’univers, sans subir en elle aucune diminution, mais elle se transmet aussi dans la procession aux autres hypostases, qui sont également douées 12

Cfr. PLOTINUS, Enneades,VI, 9 [40], 6, 10-15 (vol. III, p. 280). Cfr. ibid., III, 8 [30], 10, 5-10 (vol. I, pp. 374-375). Comme d’habitude quand il s’agit de la procession, l’avant et l’après doivent être compris au sens métaphysique et non pas temporel. 14 Ibid., 10-14 (p. 375). 13

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V. LA DEUXIÈME MÉSAVENTURE DE LA PUISSANCE

d’une puissance infinie dérivée du principe. Plotin utilise la même distinction entre infini par grandeur et infini par puissance en ce qui concerne l’Âme: celle-ci, en effet, n’est pas infinie en tant que divisible à l’infini (car elle est totalement dépourvue de masse et de grandeur), mais parce qu’elle est douée d’une puissance infinie (duvnami~ a[peiro~)15. La puissance de l’Intellect est elle-aussi infinie, voire contient en soi une multiplicité de puissances infinies, étant une totalité, une unité dans la multiplicité: [L’Intellect] est unité et multiplicité, et cette multiplicité ce sont des puissances, et des puissances merveilleuses, non pas faibles, mais qui plutôt étant pures, sont très grandes, et comme pulsantes et vraiment puissances qui n’ont pas de limite. Infinies, donc, infinité et grandeur16.

L’infinité par puissance est donc transmise par l’Un à l’Intellect et à l’Âme, elle caractérise le monde intelligible dans son ensemble, mais alors que dans l’Un elle est propre d’une simplicité absolue, dans les hypostases successives elle s’articule en tant que multiplicité de puissances infinies17. Alors que l’un est entièrement dépourvu de détermination, les hypostases successives sont déterminées. Mais la détermination n’équivaut pas à une finitude dans la puissance. Tout en étant déterminées, elles possèdent quand même des puissances infinies. L’inépuisabilité qui marque la puissance de l’Un caractérise aussi la puissance dans le domaine intelligible dans son ensemble, car il reste présent dans toutes les choses comme une force vivifiante, qui ne peut jamais s’épuiser. Par le biais de cette puissance inépuisable l’Âme de l’univers gouverne le monde sensible. La puissance des intelligibles n’est pas une quantité que l’on peut diviser en parties de plus en plus petites, jusqu’à obtenir un reste indivisible: 15 16

Cfr. ibid., IV, 3 [27], 8, 35-37 (vol. II, p. 21). Ibid., VI, 2, [43], 21, 7-11 (vol. III, p. 68): «...kai; e[sti de; e}n kai; pollav, kai;

tau`ta de; dunavmei~ kai; qaumastai; dunavmei~ oujk ajsqenei`~, ajll ja{te kaqarai; ou\sai mevgistaiv eijsi kai; oi|on sfrigw`sai kai; ajleqw`~ dunavmei~, ouj to; mevcri tino;~ e[cousai: a[peiroi toivnun kai; ajpeiriva kai; to; mevga». 17 On peut trouver d’autres allusions à l’infinité par puissance de l’intelligible en Enneades, V, 7 [18], 1 (vol. II, pp. 264-265); V, 7 [18], 3 (vol. II, pp. 266-267); VI, 7 [38], 32 (vol. III, pp. 223-225).

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PREMIÈRE PARTIE. THÉODICÉE PLOTINIENNE

Si tu voulais saisir l’infinité perpétuelle qui est en elle, une nature inépuisable, infatigable, jamais défectueuse, comme bouillonnante de vie, ou te concentrant sur un lieu ou bien fixant quelque chose, tu ne la trouverais pas là, mais il t’arriverait plutôt le contraire. Car tu n’arriveras pas à la dépasser, passant à côté d’elle, ni à la bloquer dans le petit, comme si elle n’avait plus rien à donner par le fait de s’épuiser par petitesse18.

Saisir l’infinité de la puissance de l’intelligible dans une quantité déterminé est un procédé impossible, qui ne peut donner aucun résultat. Tout ce qui est participe de quelque façon de cette puissance féconde, car toutes les relations causales s’articulent sur la base du modèle de l’efficacité de la puissance de l’intelligible. Celle-ci, en outre, se transmet en tant que pouvoir génératif: rien n’existe qui n’ait le pouvoir d’engendrer. On a dit ailleurs que quelque chose doit exister après le premier, et en général que ceci est une puissance et une puissance immense, et que cela est démontré sur la base de toutes les autres choses, puisque il n’y a rien, mêmes parmi les choses dernières, qui n’ait pas la puissance d’engendrer19.

L’immensité de la puissance de l’Un se transmet comme capacité d’engendrer aux degrés de l’être qui procèdent de lui, c’est ainsi que toute la réalité est féconde. Seule la matière ne peut rien engendrer, étant entièrement stérile, comme Plotin l’a souligné en remarquant l’impropriété de l’appellatif de mère que certains utilisent pour la définir. Elle ne participe pas de la fécondité générative de l’Un, car elle représente la limite de la procession, le point où la puissance féconde de l’Un s’épuise dans le non-être. Mais comment peut-on alors concilier l’existence nécessaire de la matière, en tant que résultat de la procession, en tant que dernier élément de la série, dans laquelle la puissance de l’Un s’épuise, avec les affirmations concernant l’inépuisabilité de la puissance de l’intelligible? Et comment peut-on trouver une cohérence en18 19

Ibid.,VI, 5 [23], 12, 7-13 (vol. III, p. 151). Ibid., V, 3 [49], 16, 1-5 (vol. II, p. 230): « O { ti me;n ou\n dei` ti ei\nai to; meta; to;

prw`ton, ajllacou` ei[rhtai, kai; o{lw~, o{ti duvnamiv~ ejsti kai; ajmhvcano~ duvnami~, kai; tou`to, o{ti ejk tw`n a[llwn aJpavntwn pistwtevon, o{ti mhdevn ejsti mhde; tw`n ejscavtwn, o} mh; duvnamin eij~ to; genna`n e[cei».

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V. LA DEUXIÈME MÉSAVENTURE DE LA PUISSANCE

tre l’affirmation que tout ce qui provient de l’Un a le pouvoir d’engendrer, et l’existence d’une matière dont le manque principal relève de sa stérilité, c’est-à-dire de son incapacité à contempler? Si l’Un est une puissance infinie, indicible, s’il dépasse tout ce qu’il produit, s’il n’est rien de ce qu’il produit, comment peut-on avoir une limite dernière de la procession? L’idée d’une perte de puissance ontologique à partir de l’Un, dans une procession au caractère vertical, est cohérente, bien que la juxtaposition entre domaine ontologique et domaine axiologique pose des problèmes, avec la conception générale de l’Un et de la procession. En revanche ce n’est pas le cas avec la notion d’extrémité dernière de la procession. Plotin ne se borne pas à soutenir la nécessité de la négation pour la procession, ni à décrire la façon dont la prolifération de la négation – pour utiliser une expression de Jean Trouillard – détermine le passage de l’intelligible au sensible20. Il ne se borne pas à enregistrer l’existence d’une multiplicité de maux, due à la cristallisation de l’altérité en opposition à cause de l’irruption du temps. Il envisage au contraire l’existence paradoxale d’un mal en soi en tant qu’extrémité dernière de la procession, matière et non-être, une notion qui se heurte à celle de puissance infinie et inépuisable de l’Un. Supposer, en effet, un point d’interruption, dans lequel l’être passe au non-être, signifie supposer que la puissance inépuisable de l’Un puisse être éternellement limitée par un non-être en tant qu’en deçà de l’être. Ce qui est mis en cause par la notion de mal en soi en tant que limite dernière de la procession, c’est justement la puissance de l’Un. La fidélité à l’affirmation contenue dans le Théétète à propos de l’existence nécessaire du mal, son insertion dans le contexte de la procession et son identification avec l’idée de l’existence nécessaire d’un mal en soi, et non pas seulement d’une multiplicité de maux, n’arrive pas à donner vie à une conception susceptible de tenir ensemble de façon cohérente le non-être en tant qu’en deçà de l’être, la matière, et le Non-être en tant qu’au delà de l’être, l’Un.

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Cfr. TROUILLARD, La procession plotinienne cit. (à la note 7), p. 5.

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DEUXIÈME PARTIE

THÉODICÉE CHRÉTIENNE ORIGÈNE

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CHAPITRE VI

LA CHUTE ET LE RETOUR

1. Le mal est le non-être Pour Origène, comme pour Plotin, le mal est non-être. Comme on l’a fait pour Plotin, il est d’abord nécessaire de se demander ce que l’on comprend par non-être chez Origène. Chez Plotin cette définition nous avait directement menés à la matière. Le non-être auquel on faisait référence n’était pas simplement manque d’être, mais limite dernière de la procession, matière en tant qu’altérité absolue des formes et de l’être. Le non-être de la matière, c’est-àdire le mal, est, au bout du compte, un produit de la procession. En est-il ainsi chez Origène? Une identification explicite entre mal et non-être, liée à la distinction platonicienne entre non-être et non-être absolu, se trouve dans le deuxième livre du Commentaire sur l’Évangile de Jean. L’occasion de cette réflexion est offerte par les versets du Prologue à l’Évangile de Jean: «Tout a été fait par Lui» et «rien n’a été fait sans Lui». La question qu’Origène se pose est la suivante: qu’est-ce qu’il faut comprendre par «tout» et par «rien»? Ce qui est contenu dans le Logos et constitue sa Sagesse est en dehors de la totalité des choses qui ont été créées avec la médiation du Verbe. Le Logos, en effet, c’est-à-dire le Fils, n’a pas été créé.Tout ce qui est au-delà du Verbe, au-delà du Logos, en revanche, a fait l’objet d’une création directe de la part de Dieu. Origène fait ici référence à la totalité des formes, comprises aussi comme raisons séminales ou puissances actives de la création, qui ont été constituées éternellement dans la Sagesse et qui en représentent l’objet

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intelligible. Ainsi, lorsqu’on lit que «Tout a été fait par Lui», il faut faire attention à ne pas compter dans ce tout le Verbe lui-même et les formes qu’il contient dès le commencement. Toutefois, il y a un autre élément qui doit être exclu du «tout» créé par le biais du Logos: En fait, puisqu’on n’a pas clarifié les deux termes, il est possible de les entendre au sens que, si toutes les choses ont été faites par le biais du Logos (pavnta dia; tou` lovgou ejgevneto), et si le mal ainsi que la diffusion du péché et toutes les méchancetés font partie de toutes les choses, alors ces choses elles-aussi ont été faites par le biais du Logos1.

Le mal ne doit pas être compté dans la création. Montrer que le mal n’a pas été créé par Dieu représente la base et le point de départ de la théodicée origénienne. Pour pouvoir exclure le mal de la totalité des choses créées par Dieu par le biais du Fils, étant donné que rien de ce qui existe n’existe de manière autonome par rapport à la création divine, mais que tout ce qui est, est en vertu du fait d’avoir été créé, il est nécessaire d’identifier le mal et tout ce qui en découle au non-être. Pour pouvoir être étranger à l’acte créateur, le mal doit être dépourvu de subsistance: il doit être le «rien» du verset de l’Évangile de Jean. Ce «rien», cependant, n’indique pas l’absolu non-être, ce qui est entièrement dépourvu de toute forme d’existence. Le mal, en effet, est un type particulier de non-être: Pourtant il ne semble pas que l’apôtre utilise l’expression «non-êtres» pour les choses qui ne sont pas de façon absolue, mais pour les choses mauvaises, parce qu’il considère les choses méchantes comme des «non-êtres»: «Dieu a appelé les choses qui ne sont pas comme si elles étaient» (Rm 4, 17)2. 1 Pour l’édition critique de ORIGENES ALEXANDRINUS (par la suite simplement ORIGENES), Commentarii in Evangelium Joannis (par la suite: in Ev. Jo.), on utilisera l’édition établie par Cécile Blanc, sur la base de l’édition Preuschen, à laquelle quelques corrections ont été apportées: ORIGÈNE, Commentaire sur Saint Jean, ed. C. Blanc, t. 1 (Livres I-V), Paris 1966 (SC, 120); t. 2 (Livres VI et X), Paris 1970 (SC, 157); t. 3 (Livre XIII), Paris 1975 (SC, 222); t. 4 (Livres XIX et XX), Paris 1982 (SC, 290); t. 5 (Livres XXVIII et XXXII), Paris 1992 (SC, 385). – Ici: ORIGENES, in Ev. Jo., II, 13, 92, PG 14, 133CD, vol I, p. 266. 2 Ibid., II, 13, 94, 136A, p. 268: «Faivnetai dh; oJ ajpovstolo~ ta; “oujk o[nta” oujci; ejpi; tw`n mhdamh` mhdamw`~ o[ntwn ojnomavzwn ajll jejpi; tw`n mocqerw`n, “mh; o[nta” nomivzwn ta; ponhrav: “Ta; mh; o[nta, gavr fhsin, oJ qeo;~ wJ~ o[nta ejkavlesen”».

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VI. LA CHUTE ET LE RETOUR

Le mal est défini comme non-être, car il ne participe pas de la bonté divine, qui est le vrai être. Comme tout ce qui arrive à être existe par participation à l’être qui est Dieu, ce qui se détourne du bien qui est Dieu et qui est le vrai être, glisse inévitablement vers le rien. Pour cette raison non seulement le mal est dit nonêtre, mais même les actions mauvaises et ceux qui les commettent sont des «non-êtres». Cette appartenance au rien ne doit pas être comprise, cependant, comme une non existence absolue. En effet, ce qu’Origène entend par mal n’est rien d’autre que le mal moral, dérivant des libres mouvements de la volonté des créatures rationnelles. Dans un être mauvais, qui renonce à la participation à Dieu, au bien, à la lumière, ce qui dans lui a été créé par Dieu, c’est-àdire le fait d’être une créature rationnelle, reste lié à l’existence, tandis que ce qui ne dérive pas de Dieu, mais seulement de la liberté de la volonté mauvaise décline vers le non-être. En ce sens il est possible de dire que le diable n’est pas œuvre de Dieu ou qu’un homme mauvais n’est pas œuvre de Dieu, puisqu’ils restent œuvre divine dans la mesure où ils sont des êtres, mais à cet être s’ajoute comme un accident, non causé par Dieu, le fait d’être «diable» ou «méchant». Entre la solution plotinienne du problème du mal et la perspective dans laquelle Origène se meut, malgré l’analogie apparente de la définition du mal comme non-être, il ne pourrait pas y avoir une différence plus grande. Origène, en effet, n’entend jamais le mal dans sa réalité ontologique, mais seulement dans sa dimension morale. Le mal est un produit de la volonté des créatures rationnelles, il n’est pas identifiable à la matière, qui à la limite en est un effet, ni à une autre forme de mal existant au sens ontologique. Le présupposé de cette solution du problème de la définition de la nature du mal est la doctrine origénienne des qualités, sur la base de laquelle il est possible d’affirmer que différentes qualités, qui dans ce cas sont un effet du libre mouvement de l’être créé, peuvent s’ajouter à la substance créée par Dieu. Pour cette raison, à l’être de la créature rationnelle, il peut s’ajouter, par un éloignement de la bonté divine, le fait d’être mauvais. En conclusion, si d’un côté Origène exclut le mal de la «totalité» créée par le biais du Logos, de l’autre il identifie le mal avec le «rien» qui est fait sans le Logos. Étant donné que le mal est

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DEUXIÈME PARTIE. THÉODICÉE CHRÉTIENNE. ORIGÈNE

non-être, le verset de Jean doit être interprété comme «le mal a été fait sans Lui», en attribuant au «rien» du verset la consistance d’un sujet: Nous avons affirmé auparavant que «non-être» et «rien» sont des synonymes, c’est pourquoi les «non-êtres» sont «rien», et tout vice est «rien», parce que lui-aussi il est «non-être». Et s’il est appelé «rien», il a été sans le Logos, n’étant pas compté parmi «toutes les choses»3.

Si le mal n’est pas objet de la création, n’étant pas un être et n’étant pas doué de substance, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de relation avec le Logos divin. Un rapport, en effet, existe, mais il doit être compris de façon entièrement différente, c’est-à-dire en dehors d’une perspective de type causale. Il s’agit du point de vue que l’on peut relever dans le verset paulinien de l’Épître aux Romains, 7, 9: «Quand le commandement vint, le péché prit vie». Le rapport entre l’action du Logos et l’apparition du péché ne doit pas être compris en sens créationniste, comme si c’était au Logos de produire directement le péché ou comme si c’était à Dieu de le produire par le biais du Logos, mais par rapport à la question de la Loi. Le péché est tel, parce qu’il y a un précepte qui défend telle action ou en commande telle autre. Sans loi, il ne peut y avoir de péché, car il n’y a pas de transgression. On pourrait dire avec Luigi Pareyson que la loi est «occasion de transgression»: en ce sens elle est un bien et provoque le mal4. En identifiant le Logos avec la loi et le précepte – ce qui implique un changement de signification du Logos en tant que Verbe qui en principe était près de Dieu, pour devenir le Logos présent dans chaque créature rationnelle, grâce à la participation de celle-ci au Verbe divin –, il est possible de relier l’apparition du

3

Ibid., II, 13, 99, 136C-137A, p. 270: «Proeivpomen de; o{ti sunwnumiva ejsti; tou` “oujk o[nto~” kai; tou` “oujdenov~”, kai; dia; tou`to oiJ “oujk o[nte~” “oujdevn” eijsi, kai; pa`sa hJ kakiva “oujdevn” ejstin, ejpei; kai; “oujk o]n” tugcavnei, kai; “oujde;n” kaloumevnh cwri;~ gegevnhtai tou` lovgou, toi`~ “pa`sin” ouj sugkatariqmoumevnh». 4 Cfr. L. PAREYSON, La filosofia e il problema del male, in ID., Ontologia della libertà. Il male e la sofferenza, Torino 1995, [pp. 151-233], p. 172: «La realtà del peccato attesta la priorità della legge: senza legge il peccato non è imputabile, resterebbe sconosciuto, anzi non esisterebbe, sine lege peccatum mortum. (...) Di qui un tormentoso intreccio dialettico di bene e male e di morte e vita: la legge è un bene e provoca il male; doveva dare la vita e diviene occasione di morte (...)».

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VI. LA CHUTE ET LE RETOUR

péché à la présence même du Logos. Pas au sens que le péché dépendrait pour son être du Logos, mais au sens que le mot que celui-ci prononce lie la créature rationnelle à sa responsabilité. Celle-ci garantit que ce que commet celle-là n’est pas commis de façon innocente, mais avec conscience de ce qui est commandé par la Loi5. Identification avec le non-être, compris comme non participation à la bonté divine, et transgression de la Loi, constituent les clés de voûte de la définition origénienne du mal. Une définition qui se place donc sur un plan moral et non pas ontologique, sur un plan qui présuppose la responsabilité active d’un sujet qui a choisi de s’éloigner du Bien, d’un sujet du mal. Cette définition, toutefois, soulève une série d’interrogations. Si le mal est le non-être d’une volonté mauvaise, à qui appartient cette volonté? En d’autres termes, qui est le sujet du mal? Et comment est-il possible que ce sujet ait choisi l’éloignement de Dieu, c’est-à-dire de l’être et du bien? Et pourquoi? Et, enfin, si cet éloignement est de nature morale, n’a-t-il pas, toutefois, des conséquences à un niveau qui n’est pas simplement moral, mais aussi ontologique et cosmique, c’est-à-dire au niveau de la création dans son ensemble? C’est autour de ces questions que l’explication origénienne de l’existence du mal se développe.

2. La préexistence des créatures rationnelles Dans la détermination du sujet du mal et des raisons de son éloignement du bien, la doctrine de la préexistence des créatures rationnelles joue un rôle fondamental. Selon cette doctrine, l’ensemble des créatures rationnelles, qui à l’origine n’étaient pas partagées en anges, hommes et démons, existe avant la création du monde sensible. C’est dans le domaine de la préexistence qu’a lieu la chute, c’est-à-dire l’éloignement de Dieu et de la contemplation du Créateur. Cette chute se produit selon des niveaux différents de gravité, auxquels correspondent la diversité de conditions dans lesquelles les créatures rationnelles se trouveront successivement et leur division en anges, démons et hommes. Il s’agit d’une doctrine qu’Origène articule et propose surtout dans 5

Cfr. ORIGENES, in Ev. Jo., II, 15, 107, 140CD, vol. I, p. 276.

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le Peri Archôn6, mais qu’il n’abandonne pas tout au long de sa pensée, malgré la raréfaction des références à elle dans les traités suivants7. La doctrine de la préexistence des créatures rationnelles, en effet, répond à une multiplicité d’exigences, de la justification de la temporalité du monde, à la raison de la création de la matière sensible et visible, à la cause de la disparité de conditions et d’états dans lesquels les créatures se trouvent dans le monde sensible. À l’intérieur, le concept de chute, joint à la liberté des mouvements de la volonté des créatures rationnelles, revêt une importance fondamentale8. 6 Cfr. R. CADIOU, La Jeunesse d’Origène, Paris 1935, p. 268. L’auteur date la rédaction du Peri Archôn aux dernières années de l’enseignement à Alexandrie, entre 220 et 225; il s’agit d’une des premières œuvres d’Origène, après le Commentaire sur les Psaumes et le Traité sur la résurrection perdu. 7 In ORIGENES, in Ev. Jo., II, 30, 182, 165CD, vol. I, p. 330, on trouve une brève allusion à la doctrine de la préexistence des âmes: «Si la doctrine générale sur l’âme prévaut, à savoir celle selon laquelle l’âme n’est pas ensemencée avec le corps, mais existant avant lui, lui arrive d’être liée à la chair et au sang pour des raisons différentes, alors l’expression ‘envoyé de Dieu’ ne semblera plus être appliquée à Jean de façon exceptionnelle». Une autre allusion très courte se trouve un peu plus loin, ibid., 31, 191-192, 169BC, p. 336: ici Origène introduit la notion de préexistence afin d’expliquer l’inégalité des conditions dans le monde sensible à cause des actions accomplies par les créatures avant cette création. Le contexte est l’interprétation des mots adressés par Dieu à Rébecca afin d’indiquer sa faveur envers Jacob (Gn 25, 23): l’amour que Dieu a pour Jacob serait injuste, par rapport au manque d’amour pour Esaü, si on ne pouvait l’expliquer sur la base des mérites que Jacob s’est procuré avant la vie dans le monde sensible: «Donc si nous ne recourons pas aux œuvres qui ont été accomplies avant cette vie, comment peut-il être vrai qu’il n’y a rien d’injuste auprès de Dieu, quand l’aîné est soumis au plus jeune et haï, avant même d’avoir accompli des actions dignes de soumission ou de haine?». 8 Cfr. A. CASTAGNO MONACI, L’idea della preesistenza delle anime e l’esegesi di Rm 9, 9-21, in Origeniana secunda, Second Colloque International des Etudes origéniennes (Bari, 20-23 septembre 1977), edd. H. Crouzel – A. Quacquarelli, Roma 1980 (Quaderni di “Vetera Christianorum” 15), pp. 69-78. Castagno Monaci établit un rapport entre la question de la préexistence des âmes et le problème de l’exégèse de l’Épître aux Romains, notamment par rapport au passage de Rm 9, 18: «Dieu fait donc miséricorde à qui il veut et endurcit qui il veut». Selon l’auteur, Origène introduirait l’hypothèse de la préexistence des âmes et de la chute suivante en tant que seul voie rationnelle pour resoudre le problème de la responsabilité de Dieu dans le mal et de la liberté de l’homme, posé par certains textes de la Bible. En ce sens, il faudrait relever un déplacement dans l’élaboration origénienne entre la période d’Alexandrie et celle de Césarée, du plan métahistorique au plan du monde sensible: un déplacement que l’on peut remarquer par la raréfaction des allusions à la doctrine de la préexistence des créatures rationnelles dans les œuvres successives, et par le fait qu’une deuxième hypothèse affleure par rapport à l’interprétation du texte de Saint Paul (par exemple dans le

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VI. LA CHUTE ET LE RETOUR

L’idée de la préexistence n’est pas proprement une invention origénienne, au contraire elle est fortement débitrice d’un ensemble d’influences, de matrice platonicienne, surtout, mais même stoïcienne, qui trouvent cependant dans le Peri Archôn une réélaboration plutôt accomplie et cohérente, à la lumière du créationnisme chrétien et des interprétations de la Genèse en particulier. Dans les Phédon de Platon la préexistence de l’âme par rapport à la naissance et à sa descente dans un corps est arguée à travers la doctrine de la réminiscence, dont elle est fondement, et est étroitement liée à l’idée de l’incorporation comme chute9. Le Phèdre, où la préexistence des âmes est au centre du mythe de l’aurige et où l’idée de l’incorporation comme chute fait son apparition, est encore plus explicite10. Cette doctrine, successivement développée dans le domaine du moyen-platonisme, exerça aussi une influence sur Philon d’Alexandrie. L’existence d’âmes séparées du corps, en effet, dont certaines décident de descendre dans les corps épais, d’autres de demeurer dans un état d’incorporéité près de Dieu, est une idée présente aussi dans ses œuvres et dans sa tentative de concilier l’exégèse biblique et la tradition philosophique, en particulier platonicienne. Dans le De gigantibus, il défend la théorie, qui dérive de la convergence d’influences hétérogènes, d’un air peuplé d’êtres incorporels: les hommes, les démons et les anges ne seraient à l’origine rien d’autre que des âmes, qui successivement ont plongé plus ou moins profondément dans la corporéité et dans le sensible, ou bien qui sont restées dans un état incorporel, sans céder aux attractions de la chair11. Il n’y a pas de doute sur le fait que l’œuvre de Philon a fortement influencé la pensée origénienne. Elle représentait en effet un exemple réussi de rencontre entre platonisme et exégèse biblique. Au-delà des influences platoniciennes, il y a aussi quelques théories stoïciennes qui concourent à l’élaboration de la doctrine origénienne de la préexistence des créatures rationnelles. Dans le Commentaire sur l’Épître aux Romains), basée sur la doctrine de la préscience divine et de sa distinction de la prédestination. 9 Cfr. PLATO, Phaedo, 76c11-12. 10 ID., Phaedrus, 246a seqq. 11 Cfr. PHILO, De gigantibus, 12-14, ed. P. Wendland, in PHILONIS Opera, II, Berlin 1897, p. 44,3-9.

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deuxième livre du Peri Archôn12, par exemple, Origène fait référence à la préexistence des créatures rationnelles, en reprenant la différence postulée par Chrysippe entre esprit et âme, à partir de l’interprétation du terme grec yuchv en tant que vocable relatif à la notion de refroidissement, yu`xi~: Si donc ce qui est saint est appelé feu, lumière et chaleur, et en revanche ce qui lui est contraire est appelé froid, et si on dit que la charité des pécheurs se refroidit, il faut se demander si peut-être aussi le nom âme, qu’en grec on dit yuchv, ne dérive pas du refroidissement d’un état plus divin et meilleur; c’est-à-dire qu’il semble que l’âme se soit refroidie de cette chaleur naturelle et divine, et que pour cette raison elle ait reçu l’état et le nom qu’elle a actuellement13.

Pour Chrysippe, la genèse de l’âme est liée au refroidissement du pneuma naturel de l’enfant à l’instant de l’accouchement, suite au contact avec l’air extérieur et à la fuite de l’environnement chaud de l’utérus maternel: Il considère que le fœtus dans le ventre se nourrit à la façon d’une plante; au moment de l’accouchement, quand il est refroidi par l’air et trempé, le pneuma se transforme et devient animal; ce n’est donc pas de façon métaphorique que l’âme (yuchv) prend son nom du refroidissement (yu`xi~)14.

L’idée de Chrysippe d’une dérivation de l’âme du pneuma, interprété sur un plan éminemment physique et matérialiste, comme un processus de changement immanent à la nature du pneuma en concomitance avec la naissance de l’être vivant, est transposée par Origène sur un plan explicitement moral. Dans ce cas l’âme reste une nature dérivée, toutefois le changement de la créature rationnelle en âme est une conséquence de la chute morale, de l’erreur qui a provoqué la dégradation de sa condition originaire et son refroidissement. Alors que pour les stoïciens la transformation du 12 Pour le De principiis d’Origène (par la suite: De princ.) on utilisera l’édition suivante: ORIGENES, Le Traité des principes, PG 11, 115-414, tt. 1-2 (Livres I et II), edd. H. Crouzel – M. Simonetti, Paris 1978 (SC, 252-253); tt. 3-4 (Livres III et IV), Paris 1980 (SC, 268-269). 13 ORIGENES, De princ., II, 8, 3, 222C-223A, vol. I, p. 346,151-158. 14 Stoicorum Veterum Fragmenta, edd. H. von Arnim, Leipzig 1903, II, CHRYSIPPI Fragmenta Logica et Physica, 806, p. 222,18-22.

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pneuma en âme est un passage vers le mieux, pour Origène il s’agit d’une décadence de la créature rationnelle15. Ce refroidissement, qui détermine un changement d’état de la créature rationnelle, est l’équivalent du refroidissement intérieur de l’intelligence vis-à-vis de la contemplation du divin, de la désaffection vis-à-vis du Créateur qui est à la de base de la chute. Le refroidissement est une dégradation de l’intelligence. Toutefois, il ne présente pas les mêmes caractéristiques dans toutes les créatures, car il se produit, au contraire, selon des degrés différents. Chaque intelligence peut tomber avec un degré de dégradation mineur ou majeur, peut perdre très peu de sa condition originaire, ou au contraire peut tomber dans l’abîme de la méchanceté. À cette diversité de degrés de la chute correspond dans le monde sensible une disparité de conditions de naissance, qui trouve ainsi son explication dans la variété des mouvements volontaires des intelligences qui ont donné origine à la chute16. Le monde sensible est dominé par une condition de multiplicité et de variété qui contraste avec l’ineffable unité de Dieu. Le passage d’un état originaire dominé par l’unité et la concorde, à un monde caractérisé par l’être multiple et la division, est l’effet d’une erreur des créatures rationnelles, d’une fracture qui s’est produite à l’intérieur de l’unité, de la diversification des pulsions et des désirs opposés des intelligences. La variété et la diversité de la chute des intelligences, comme la variété des mouvements désordonnés qui se sont produits en elles à l’occasion de la chute, est à la base de la diversification multiple du monde sensible: Si tout cela a été dit de façon cohérente, est-ce que l’on pourra repérer une autre cause d’une telle diversité propre à ce monde que la diversité et variété des mouvements et des chutes de ceux qui sont tombés de l’unité et de la concorde initiales, dans lesquelles au commencement ils avaient été créés? Troublés et détachés de cet état de bonté, agités par les différents mouvements et désirs de l’âme, ils ont divisé la bonté unique et indistincte de leur nature en différentes qualités des intelligences, selon la diversité de leurs inclinaisons17.

15

Cfr. ORIGENES, De princ., II, 8, 3, 223C, vol. I, p. 348,175-178. Cfr. ibid., II, 8, 4, 224A, p. 348,179-183. Cfr. PLATO, Phaedrus, 248a seqq. 17 ORIGENES, De princ., II, 1, 1, 183A, vol. I, p. 236,22-30. 16

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On peut tirer quelques enseignements importants de ce texte, qu’il est utile de souligner: l’opposition entre un état originaire caractérisé par l’unité et la concorde et un état de chute dominé par la diversité est évidente. La condition originaire des créatures rationnelles est une condition d’unité, horizontale et verticale: unité avec Dieu, dans une activité contemplative parfaite, unité des créatures entre elles dans une indistinction de mouvements, volontés, désirs. Cette production d’une multiplicité de poussées et de mouvements est à la de base du processus d’individuation des créatures rationnelles, qui en cédant à une inclinaison personnelle se détachent de l’unité dans laquelle elles avaient été créées. La chute se produit entièrement dans le domaine de la volonté de la créature, sa seule cause étant le mouvement d’éloignement de la volonté de la créature rationnelle par rapport à l’union avec Dieu, la désaffection, l’insouciance, la négligence et donc la superbe de l’ego et l’idée d’autosuffisance18.

3. La négligence superbe de la créature Pour pouvoir montrer l’absence d’une responsabilité de Dieu dans la genèse du mal il est nécessaire, d’un côté, de vider le mal de toute substance, étant donné que chaque substance est par nature créée et provenant donc de Dieu, de l’autre montrer comment son venir à l’existence est lui-même tressé de non-être. Dans la mesure où il se produit dans la condition de préexistence et de bonheur des créatures rationnelles, la chute dans le mal ne peut pas tirer son origine de la corporéité ou de l’attraction vers le plaisir sensible. Encore plus subtil et faible est la frontière que

18 Cfr. PHILO, De sacrificiis Abelis et Caini, 52, 2-5, ed. L. Cohn, in PHILONIS Opera, I, Berlin 1896, p. 223,2-5: on trouve une présentation du péché de superbe comme amour de soi, arrogance qui amène l’homme à penser qu’il est autosuffisant et à s’arroger le mérite des biens qui sont à sa disposition, dans Philon d’Alexandrie, par rapport au péché de Caïn. Philon remarque le retard, la lenteur avec laquelle Caïn accomplit son devoir de reconnaissance envers Dieu. Ce sont donc deux les fautes de Caïn: il a remercié Dieu seulement après quelques jours et il a tiré son offrande de ses fruits, non pas de ses prémices. Mais on trouve une formulation du péché de superbe comme amour de soi encore plus explicite dans ID., Quod deterius potiori insidiari soleat, 32, ed. L. Cohn, ibid., I, p. 265,10-14, où Philon identifie Abel à la doctrine de l’amour de Dieu et Caïn à la doctrine de l’amour de soi, liée au soin du corps et à l’amour pour les plaisirs sensibles.

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pose Origène entre demeurer dans la condition contemplative initiale et glisser vers le mal, compris comme éloignement du bien. Cette chute elle-même se montre comme une absence, un non-être: une négligence. À l’origine de la chute de Lucifer, autrefois lumière resplendissante et maintenant prince de ce monde, sur lequel il exerce sa domination tyrannique, se trouve la négligence, l’inertie, le manque de volonté et de constance dans la conservation et dans le soin du bien reçu. Et cette négligence, qui est chute et éloignement du bien, prévoit en soi une diversité de degrés jusqu’à à la limite dernière, atteinte par Lucifer. Ce dernier, une créature rationnelle qui était auparavant lumière et participait de la lumière, s’était transformé en puissance contraire au bien et opérait activement contre ce qui est bien19. Marguerite Harl a écrit un intéressant essai sur la question de la «satiété», kovro~, à l’origine de la chute des créatures rationnelles préexistantes20. Sur la base de son analyse, la notion de kovro~, en dépit des accusations adressées à Origène y compris par Grégoire de Nysse, n’a jamais la signification de «dégoût du bien», dans le sens d’un comble objectif de bien ou de la contemplation d’un bien semblable au comble du mal, qui impliquerait une satiété et un dégoût tels qu’ils amèneraient la créature rationnelle à se détourner d’une contemplation dépassant sa capacité d’assimilation et, donc, à la chute. Au contraire, la contemplation du bien est comprise par Origène non pas comme une dimension statique ou un état acquis, mais comme un progrès infini, une tension continuelle vers l’objet de la contemplation, qui, donc, ne produit pas de satiété et ne peut pas susciter du dégoût. La notion de kovro~ est, donc, jointe à celle de négligence, de ajmevleia, et n’est pas référée à l’objet de la contemplation, au bien, à Dieu, mais à la créature rationnelle et au mouvement de sa liberté. Elle rentre dans la définition de ce processus d’abandon progressif de l’attention qui est à l’origine de la chute et qui constitue un péché de 19

Cfr. ORIGENES, De princ., I, 5, 5, 164C-165A, vol. I, pp. 192,291 - 194,297. Cfr. M. HARL, Recherches sur l’origénisme d’Origène: la ‘satiété’ (kovro~) de la contemplation comme motif de la chute des âmes, in Studia Patristica,VIII, Papers Presented to the Fourth International Conference on Patristic Studies (Oxford, 1963), Part II, ed. F. L. Cross, Berlin 1966 (Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur, 83), pp. 373-405. 20

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superbe de la créature, qui cesse de persister dans l’effort de la contemplation et de se nourrir à la source du bien. Malgré le fait que la notion de satiété soit devenue presque un topos parmi les commentateurs d’Origène, surtout à la lumière de la polémique antiorigéniste des siècles suivants, l’analyse proposée par Marguerite Harl est convaincante pour plusieurs raisons21. En premier lieu, dans une réflexion sur le mal comme celle d’Origène, dominée par l’exigence de la théodicée et de la polémique antignostique, l’élaboration d’un concept de satiété qui encore une fois mettrait en cause la responsabilité du Créateur n’aurait pas de sens. Si la chute est inhérente à la surabondance, à l’excès, de l’objet de la contemplation, c’est-à-dire Dieu, par rapport à la créature rationnelle qui le contemple, le glissement dans le mal assume un caractère d’inéluctabilité ou de nécessité incompatible avec la liberté des créatures rationnelles, mais aussi avec l’«innocence» du Créateur. En deuxième lieu, sur la base d’une analyse attentive, on peut relever de façon claire la centralité que la notion de négligence assume dans les différents textes origéniens, notion à laquelle Marguerite Harl fait référence en conclusion de son étude. Le concept de négligence, ajmevleia, a une certaine importance dans les Écritures Saintes, dans lesquelles il indique généralement le manque d’engagement dans l’accomplissement d’un devoir. En Deutéronome, on trouve par exemple un avertissement à ne pas négliger le Créateur et ses commandements: «Garde-toi d’oublier l’Éternel, ton Dieu, au point de ne pas observer ses commandements, ses ordonnances et ses lois, que je te prescris aujourd’hui» (Dt 8, 11). Dans le Livre des proverbes, le lien entre la négligence dans l’accomplissement d’un devoir et le péché, dont la mort est la suite inévitable, est encore plus évident: «Celui qui garde ce qui est commandé garde son âme; celui qui néglige sa voie mourra» (Pv 19, 16). Puisque, dans l’Ancien Testament, l’obéissance au précepte divin représente pour l’homme le devoir religieux et 21 Cfr. R. ROUKEMA, L’origine du mal selon Origène et dans ses sources, in «Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses», 83 (2003), pp. 405-420. Roukema, en revanche, a proposé à nouveau une interprétation de la chute basée sur la notion de satiété, montrant sa dérivation platonicienne et philonienne. Suivant l’interprétation de Harl, dans les lignes qui suivent j’essaie de montrer, au contraire, la centralité de la notion de négligence ainsi que certaines de ses sources.

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moral le plus élevé, le fait de ne pas accomplir son propre devoir, l’insouciance dans l’accomplissement de ce qui est commandé par Dieu, la désobéissance à la loi constituent un acte de superbe intolérable de la part de la créature, laquelle, par le biais de sa désobéissance, montre qu’elle ne reconnaît pas sa dépendance infinie au Créateur. L’utilisation de la notion de négligence dans la parabole du banquet de noces, dans l’Évangile de Matthieu, est encore plus significative pour la compréhension de son rôle dans la pensée origénienne: Il envoya encore d’autres serviteurs, en disant: «Dites aux conviés:Voici, j’ai préparé mon festin; mes bœufs et mes bêtes grasses sont tués, tout est prêt, venez aux noces». Mais, sans s’inquiéter de l’invitation, ils s’en allèrent, celui-ci à son champ, celui-là à son trafic22.

Ici, en fait, la négligence se réfère non pas à un précepte divin, mais à une invitation, l’invitation au banquet de noces préparé par le père pour son propre fils. Ce dont les invités sont insouciants c’est donc la possibilité de participation au bonheur promis par le Créateur. Un bonheur qui, chez Origène, est représenté par la possibilité de contempler Dieu, libre du poids du corps charnel, possibilité qui était donnée aux créatures dans la condition originaire précédant la chute. L’insouciance n’est donc pas simplement une défaillance par rapport à un devoir, à une loi, ou à un précepte, elle est aussi le refus d’un bonheur qui avait été promis. De cette négligence dérive la superbe de la créature, qui l’amène à ne pas reconnaître sa propre dépendance et à privilégier ses propres «affaires», les affaires des invités, par rapport à l’adhésion contemplative au Créateur: l’individualité de la créature s’impose alors sur l’unité contemplative avec et en Dieu. Or, on retrouve aussi l’image de la science associée à la question de la négligence dans le livre premier du Peri Archôn, où la négligence dont les créatures se rendent coupables est expliquée par le biais d’une analogie avec le manque d’application dans la science. Les sciences demandent un engagement continuel, de l’application, un effort, de l’étude, une fatigue à laquelle on ne peut se soustraire que par insouciance ou paresse. Mais se soustraire à cet ef22

Mt 22, 4-5.

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fort veut dire aussi perdre ce que l’on avait appris et également oublier toute la discipline que l’on connaissait auparavant23. La négligence est le fait de ne pas respecter son propre engagement, de ne pas accomplir sa propre tâche, mais aussi de ne pas réaliser son être potentiel en tant qu’intelligence qui a la possibilité de contempler le Créateur et de s’en nourrir. Origène ne se limite donc pas à caractériser le mal en tant qu’absence du bien, non-être, il pose en tant que sa cause une chute qui est ellemême une absence, une absence de volonté. Tout ce qui arrive après cette absence originaire, la superbe, l’amour de soi, l’attachement à sa propre individualité, n’est qu’une conséquence de ce vide de la volonté, de cette lassitude du vouloir. Une lassitude pourtant fatale, puisqu’elle coupe le lien de participation au Créateur qui est au fondement de la possibilité de rester dans le bien: Dans cette Trinité seule, qui est l’auteur de tout, la bonté est présente de façon substantielle: tous les autres êtres ont une bonté accidentelle et qui peut défaillir; ils sont donc dans la béatitude quand ils participent à la sainteté, à la sagesse et à la divinité elles-mêmes. Si cependant ils négligent cette participation et ne s’en occupent pas, alors par la faute de leur propre paresse, l’un plus tôt, l’autre plus tard, un troisième plus ou moins profondément, chacun devient pour lui même cause de sa chute et de sa déchéance24.

La notion de négligence est étroitement liée, d’un côté, à la définition du mal en tant que non-être ou privation, de l’autre à la notion de participation. Celle-ci doit être comprise non seulement en tant que lien entre la nature de la créature et la nature du Créateur, dont dépend éternellement l’existence de la première, mais aussi en tant que participation active à la bonté de Dieu, en tant que contemplation. La contemplation, en fait, est ce qui permet à la créature d’être elle-même bonne, de participer au bien en soi qui est Dieu. Et pourtant, il s’agit d’une contemplation qui demande un effort continuel, un engagement toujours renouvelé, comme on l’a vu dans l’exemple de l’effort demandé par la science. Comme la science, la contemplation n’est pas une pos23 24

Cfr. ORIGENES, De princ., I, 4, 1, 155C-157A, vol. I, p. 166,26-31. Ibid., 6, 2, 166C-167A, p. 198,59-67.

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session acquise de façon définitive, elle demande un engagement de la part de celui qui contemple, une tension continuelle en direction du bien. C’est dans le mouvement de cette tension, dans cet élan vers le bien, que ce vide de la volonté, cette lassitude, ce manque de respect envers son propre engagement, a lieu. Ici, on trouve la faute originaire des créatures rationnelles. Au lieu de rester dans cet état de contemplation active de Dieu, qui était pourtant aussi une condition de bonheur, elles ont été prises par l’insouciance et la paresse, elles ont été négligentes. Les résultats de cette négligence, dont la racine réside dans la liberté de la volonté dont les créatures ont été dotées, sont à l’origine de la création du monde sensible: ils sont le début d’une histoire de chute et de rédemption, qui dépasse l’individualité de la créature, pour se jouer sur un plan qui est aussi cosmique et universel, et qui verra à la fin le retour en Dieu de tout ce qui a été créé.

4. La création du monde sensible ou «deuxième création» Une fois qu’elle est tombée, la créature rationnelle reçoit un corps épais et sexué, qu’elle ne possédait pas auparavant. Un corps adapté au monde sensible dans lequel elle est maintenant condamnée à vivre pour se racheter de sa négligence. La corporéité grossière dans laquelle la créature rationnelle est jetée représente la conséquence et la manifestation visible de la chute, mais elle n’est ni son origine ni sa cause, la cause de la chute étant, comme on l’a déjà vu, une négligence dans la contemplation active du Créateur, qui a lieu lorsque les créatures rationnelles sont encore dépourvues d’un corps sensible et sexué. C’est la liberté de la volonté qui explique la possibilité de cette chute, et non l’attraction pour les plaisirs sensibles, ni l’influence d’un corps corruptible et changeant. Même sur ce plan, la différence par rapport à la perspective plotinienne est évidente: alors que pour Plotin la matière est le mal en soi et le corps est une occasion d’erreur pour l’âme qui se laisse attirer de façon excessive, pour Origène le corps n’est pas cause, mais conséquence d’une chute antécédente25. 25 Cfr. U. BIANCHI, Presupposti platonici e dualistici di Origene, De Principiis, in Origeniana secunda cit. (à la note 8), pp. 33-56; G. SFAMENI GASPARRO, Doppia crea-

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Le fait que la création du monde sensible soit la conséquence d’une chute est évident pour Origène, notamment dans le terme grec employé par les Écritures: katabolhv. Ce terme, en effet, en plus de signifier la création, indique l’acte de jeter en bas, résumant ainsi dans un seul vocable l’idée de création et l’idée de chute. Cette analyse sémantique offre l’occasion d’affirmer qu’il est nécessaire de penser à un état des créatures rationnelles préexistant ce monde visible, un état duquel les intelligences sont tombées vers le bas en assumant un corps grossier, expressément créé par Dieu suite à cette chute: Je crois qu’il faut penser à un domicile plus divin, à un vrai repos dans les ciels, où les créatures rationnelles qui y demeuraient jouissaient d’une antique béatitude, avant de descendre vers le bas, de migrer des choses invisibles aux choses visibles, et, tombant vers la terre, d’avoir besoin des corps épais26. zione e peccato di Adamo nel «Peri Archon»: fondamenti biblici e presupposti platonici dell’esegesi origeniana, ibid., pp. 57-67. Aussi bien Ugo Bianchi que Giulia Sfameni Gasparro interprètent la conception origénienne de la création du monde sensible comme «platonicienne-dualiste». Par dualisme on entend une conception basée sur la dichotomie entre deux principes fondateurs de l’existence du monde. En ce sens, il n’est pas nécessaire qu’il s’agisse de deux principes coéternels, car la caractéristique fondamentale du dualisme est l’opposition entre deux principes constitutifs de l’univers et de l’homme, indépendamment du fait qu’ils soient coéternels ou pas. Étant donné que dans la cosmogonie origénienne le monde sensible, dans sa variété, doit son existence à la chute des créatures rationnelles préexistantes, la chute elle-même s’ajoute comme un deuxième principe, opposé à la libre initiative créatrice de Dieu: dans le cas d’Origène le dualisme concerne donc seulement le monde sensible. Le dualisme, compris en ce sens, est lié à la notion de faute antécédente, car le monde sensible représente un lieu déchu qui tire son origine d’une faute qui a eu lieu dans le monde précédent. L’interprétation au sens dualiste de la pensée origénienne a été reprise aussi par Padraig O’Cleirigh: cfr. P. O’CLEIRIGH, The Dualism of Origen, in Origeniana quinta, Papers of the 5th International Origen Congress (Boston College, 14-18 August 1989), ed. by R. J. Daly, Leuven 1992, pp. 346-350. En revanche, contre l’interprétation de la pensée origénienne comme une pensée dualiste, s’est exprimé Henri Crouzel, d’après lequel la considération fondamentalement positive du sensible qui est propre à Origène interdit de parler d’un vrai dualisme. Le monde sensible, tout en étant l’objet d’une deuxième création causée par la chute des créatures rationnelles, serait bon en soi, même lorsque il offre des tentations à l’homme: Cfr. H. CROUZEL, Origène, Paris – Namur 1985; ID., L’anthropologie d’Origène; de l’arché au telos, in Arché e Telos. L’antropologia di Origene e di Gregorio di Nissa. Analisi storico-religiosa, Atti del Colloquio (Milano, 17-19 maggio 1979), a c. di U. Bianchi, con la cooper. di H. Crouzel, Milano 1971 (Studia Patristica Mediolanensia, 12), pp. 36-49. 26 HIERONYMUS STRIDONIUS, Epistola ad Avitum, 9, in ID., Epistolae, 124, PL

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Cette interprétation du terme grec katabolhv se trouve aussi au dix-neuvième livre du Commentaire sur l’Évangile de Jean. Le monde matériel est un monde «jeté» et il est donc un lieu qui s’est produit suite à une chute, non pas à une création originaire27. La phrase de Jésus, «Je ne suis pas de ce monde» (Jo 8, 23), ou l’invitation aux disciples à ne pas appartenir à ce monde (Jo 15, 19; Mt 8, 34), font allusion à la nécessité de reconnaître une extranéité entre soi-même et la condition de chute qui caractérise la vie dans le monde sensible, à la possibilité et à la nécessité du retour, à partir du détachement de ce qui est conforme à la matérialité sensible de l’existence. Même l’interprétation du passage du Livre de Job (Jb 40, 19), traduit par Origène par les mots «Celui qui est le principe de la création matérielle du Seigneur, fait pour être risée des anges», devient une occasion pour soutenir la doctrine de la deuxième création, de la création de la matière suite à la chute des êtres rationnels. Ce texte du Livre de Job est en partie corrompu, c’est pourquoi il a donné lieu à des interprétations et à des traductions différentes, en particulier la deuxième partie du verset. Il se réfère de toute façon à Béhémot, pluriel de beh mâ, c’est à dire la «bête» par excellence, identifiée aussi avec l’hippopotame égyptien. Origène réfère le verset directement au monstre marin, au dragon, qui parait avec le nom de Léviathan aussi bien dans les versets immédiatement suivants de Jb 40, 25, que dans Jb 3, 8, cité dans ce même passage d’Origène. La «bête» ou le «dragon marin» dans le Livre de Job se réfère au monstre vaincu par Dieu, un monstre primordial, mais qui est en même temps le symbole des puissances 22, 1059, ed. J. Labourt, in SAINT JÉRÔME, Lettres, VII, Paris 1961 (Collection Budé), pp. 105,2 - 106,1: «Divinius habitaculum et veram requiem apud superas aestimo intellegi, in qua creaturae rationales commorantes antequam ad inferiora descenderent, et de invisibilibus ad visibilia commigrarent, ruentesque ad terram, crassis corporibus indigerent, antiqua beatitudine fruebantur». Cfr. la note 24, pp. 108-109 du t. 4 de l’éd. du De principiis cit. (à la note 12): je maintien ici la correction «divinius» apportée par Koetschau et gardée aussi par Henri Crouzel et Manlio Simonetti; cfr. ORIGENES, De Principiis, ed. P. Koetschau, in Origenes Werke, V, Leipzig 1913 (Die Grieschischen Christlichen Schriftsteller der ersten Jahrunderte, 22). Le texte de Rufin ne contient pas ce fragment qu’on trouve dans la lettre de Jérôme et qui me semble plus explicite par rapport à l’allusion à la condition originaire de préexistence des créatures rationnelles. Pourtant, les deux textes ne diffèrent pas quant à leur sens. 27 Cfr. ORIGENES, in Ev. Jo., XIX, 22, 150, 569A, vol. IV, p. 138.

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adverses au Créateur. C’est dans ce sens qu’Origène l’interprète, l’insérant toutefois à l’intérieur de sa doctrine de la double création, en vertu de la traduction qu’il donne de ce texte: «principe de la création matérielle». Le «monstre marin», en effet, doit être compris comme principe, c’est-à-dire comme celui qui pour la première fois a été incorporé dans un corps matériel, enchaîné à la matière, à cause de sa rébellion contre Dieu. Origène introduit, pourtant, une distinction importante entre l’être principe de la création matérielle et l’être principe des êtres multiples qui se trouvent dans un corps: Il est certainement possible que le dragon ne soit pas le principe général de la création du Seigneur, mais qu’il soit seulement le principe de la multiplicité des êtres qui ont été faits dans un corps «pour être la risée des anges», alors que d’autres êtres peuvent se trouver dans un corps d’une autre manière28.

Le diable n’est donc pas à l’origine de toute création matérielle, car tous les êtres qui sont enchaînés aux corps, ne le sont pas par leur volonté ou à cause d’une chute. Les astres, par exemple, ont été plongés dans la condition matérielle en faveur des hommes. Le diable est pourtant l’origine de la chute et de l’incorporation qui ont suivi au péché, puisqu’il a été le premier à tomber et à indiquer le chemin de l’éloignement de Dieu: c’est seulement en ce sens qu’il peut être compris comme principe de la deuxième création. À l’origine de la création du monde matériel et visible Origène pose donc la chute des créatures préexistantes à un tel monde et la nécessité de la formation d’un monde susceptible de les accueillir dans leur nouvelle condition. La création de corps grossiers est donc une deuxième création, qui n’aurait pas été nécessaire s’il n’y avait pas eu de chute à l’intérieur de l’univers d’intelligences créé à l’origine. L’incorporation en revêtements de peau et de chair est une conséquence du péché et trouve sa raison d’être dans la nécessité d’adapter la condition d’existence des créatures rationnelles à la nouvelle situation qui s’est produite 28 Ibid., I, 17, 98, 52C, vol. I, pp. 110-112: «Duvnaton mevntoi ge to;n dravkonta mh; aJpaxaplw`~ ei\nai ajrch;n plavsmato~ kurivou, ajlla; pollw`n ejn swvmati “ejgkatapaivzesqai” pepoihmevnwn “uJpo; tw`n ajggevlwn”, tou`ton ajrch;n tw`n toiouvtwn ei\nai, dunamevnwn tinw`n uJpavrcein ejn swvmati oujc ou{tw~».

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après la chute. Le corps sensible rend visible la faute, la cristallise, la sanctionne, mais il est en même temps le moyen pour la guérison du péché. Il est nécessaire de substituer un autre ordre, susceptible de ramener à une possibilité de gouvernement le chaos des mouvements des volontés des créatures rationnelles, à l’ordre créé à l’origine et dominé par l’unité et la concorde. La diversité des pulsions des intelligences, de leurs poussées, des désirs, des mouvements désordonnés, a besoin de la condition sensible pour pouvoir se cristalliser29. Le corps est une expression de la diversité et de la multiplicité: l’individuation superbe, le détachement de l’unité imposent une deuxième création, et donc la formation d’une corporéité grossière qui puisse rendre manifeste cette individualité et diversité. Un nouvel ordre s’établit, qui contient en lui une disparité de conditions et une hiérarchie du mal (ou du bien: cela dépend du point d’observation). La différence de degré de la chute de chaque créature rationnelle détermine la diversité et la pluralité des mondes créés pour accueillir les âmes tombées. En ce sens la condition des créatures rationnelles sur terre apparaît prédéterminée, comme un destin qui révèle une faute précédente qu’il faut expier dans la succession des mondes. Origène fait allusion plusieurs fois à l’hypothèse d’une succession des mondes sensibles, selon laquelle le monde où nous vivons ne serait qu’un des mondes qui ont succédé l’un après l’autre à la chute. Dans le troisième livre du Peri Archôn il trouve dans cette hypothèse la solution au problème de la temporalité de l’univers: comment est-il possible que le monde sensible soit temporel et ait un commencement dans le temps, étant donné qu’il a été créé par celui qui est immuable et atemporel par excellence? Le fait que le monde soit fini et temporel est non seulement affirmé par d’innombrables textes de l’Écriture, mais il est même nécessaire compte tenu du rapport entre le Créateur et la créature. En effet, si on affirme que comprendre tout est une propriété indubitable de Dieu, alors il est nécessaire d’affirmer que la totalité du créé comprise par Dieu est finie, puisqu’il est impossible de comprendre dans sa totalité ce qui est sans commence29 Cfr. H. CORNÉLIS, Les fondements cosmologiques de l’eschatologie d’Origène, in «Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques», 43 (1959), pp. 32-80 et pp. 201-247.

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ment30. Origène doit probablement l’idée d’une limitation de la possibilité de compréhension de Dieu à une tradition philosophique généralement hostile à l’idée d’infini, comprise fréquemment de manière négative, comme manque de détermination et de forme ou comme regressus ad infinitum, au moins jusqu’à l’élaboration plotinienne de la puissance infinie de l’Un comme plénitude et perfection et non comme insuffisance31. Une fois que l’on a constaté la temporalité du monde, il reste le problème de la conciliation entre une création corruptible et temporelle et un Créateur incorruptible et éternel. Mais nous répondrons de façon cohérente observant la règle de la pitié et disant que Dieu n’a pas commencé à agir pour la première fois lorsqu’il a créé ce monde sensible; nous croyons, au contraire, que, comme après la corruption de ce monde il y en aura un autre, de la même manière avant ce monde il y en a eu d’autres32.

En effet, l’hypothèse d’une succession de mondes ne fait qu’éloigner le problème d’un commencement dans le temps de la création, sans pourtant le résoudre vraiment. L’autre hypothèse avancée par Origène, c’est-à-dire celle d’une création éternelle des idées des choses terrestres à l’intérieur du Logos divin est beaucoup plus convaincante: sur la base de cette hypothèse ce qui est éternellement contenu en unité dans le Verbe, s’étalerait dans le monde sensible dans l’espace et dans le temps. Toutefois, la théorie de la succession des mondes est étroitement liée à une autre question, concernant directement le problème du mal et de son existence. Lorsque le mal s’est désormais produit, il est nécessaire qu’il soit éliminé. La succession des mondes n’est que la voie vers la réintégration de toute la création, car il est nécessaire que tout revient en Dieu.

30

Cfr. ORIGENES, De princ., II, 9, 1, 225B-226A, vol. I, p. 352,9-13. Cfr. E. MÜHLENBERG, Die Unendlichkeit Gottes bei Gregor von Nyssa, Göttingen 1966, pp. 76-88. 32 ORIGENES, De princ., III, 5, 3, 327BC, vol. III, p. 222,69-73: «Nos vero consequenter respondebimus observantes regulam pietatis et dicentes quoniam non tunc primum, cum visibilem istum mundum fecit deus, coepit operari, sed sicut post corruptionem huius erit alius mundus, ita et antequam hic esset, fuisse alios credimus». 31

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5. L’apocatastase: la nécessité du retour L’élimination finale et intégrale du mal représente un présupposé métaphysique d’importance fondamentale pour Origène. L’impossibilité de concevoir et d’accepter une permanence éternelle du mal est à l’origine de l’élaboration de la notion d’apocatastase, c’est-à-dire le retour universel de toutes les créatures à la condition originaire perdue à cause du péché33. Le mal est une condition non naturelle qui ne peut pas être perpétuée éternellement, il représente l’inverse du destin de béatitude et de perfection voulu à l’origine par Dieu pour sa créature: l’adhésion au mal est un glissement vers le non-être, un renoncement au privilège naturel qui avait été accordé à la créature rationnelle. On peut relever la trace de cette extranéité essentielle du mal à la nature de l’âme dans le concept de satiété du mal, auquel le quatrième chapitre du troisième livre du Peri Archôn fait allusion, dans le contexte d’une digression à l’intérieur d’une enquête complexe et contradictoire sur l’âme, l’esprit et la chair. Origène introduit d’abord le concept d’âme de la chair, c’est-à-dire d’un esprit vital, corporel, conçu avec le corps et incapable d’exister sans lui, capable seulement de désirs et de pulsions liées à la corporéité, en opposition à l’esprit en tant qu’âme supérieure. Successivement, il substitue à cette dichotomie la trichotomie paulinienne entre chair, âme et esprit, concevant l’âme comme un élément intermédiaire capable de vie propre et donc aussi de choix entre le bien et mal: la volonté de l’âme est intermédiaire, car elle peut incliner indifféremment à l’esprit et à la chair. Plutôt que se maintenir dans cette volonté intermédiaire, c’est-à-dire dans une sorte d’indifférence morale, il est préférable d’embrasser jusqu’au bout le mal, car cela garantit une plus grande probabilité de conversion. Se plonger dans le mal, le vivre jusqu’au bout peut, en effet, amener à une satiété des maux, à une sorte de nausée, par laquelle l’âme peut être poussée à se convertir à la voie de l’esprit. La nausée du mal est liée au poids des vices, de la libido, de la luxure, qui loin d’être distraction et plaisir de l’âme, lorsqu’ils sont vécus 33 Sur l’impossibilité d’une éternité des châtiments dans Contra Celsum, voir G. MAY, Kelsos und Origenes über die ewigen Strafen, in Mousopolos Stephanos, Festschrift für Herwig Görgemanns, hrsg. von M. Baumbach – H. Köhler – A. M. Ritter, Heidelberg 1998, pp. 346-351.

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jusqu’au bout, produisent une sorte de fatigue morale, de lourdeur et d’oppression, la fatigue du péché34. La composante existentielle de la conversion à la méchanceté dans ce passage origénien a une certaine importance. Quoique la voie privilégiée reste celle de la conversion directe à l’esprit, l’expérience du cœur du mal et la dégradation jusqu’à la limite dernière du péché représentent en même temps le point de départ pour le retour et la conversion, à l’encontre d’une indifférence morale qui maintient l’homme dans une condition d’absence de décision. Toutefois, il est très clair que la satiété du mal ne représente qu’une des possibilités de réaction de la créature rationnelle à l’immersion dans la méchanceté et dans le péché, aussi bien parce que le choix et la libre autodétermination revêtent un rôle central qui empêche tout déterminisme, que parce que l’autre possibilité reste celle décrite dans le cas des puissances mauvaises, car l’immersion dans le mal peut mener à une complète adhésion à lui jusqu’au point de se changer en opposition volontaire au bien. Malgré la diversité des chemins qui peuvent mener la créature tombée et dégradée au retour en Dieu, dans le domaine d’une paideiva providentielle qui concerne toutes les créatures, le retour universel est nécessaire, si on ne veut pas supposer une limitation éternelle de la puissance de Dieu, représentée par la perpétuation et la cristallisation éternelle de la rébellion. Le non-être ne peut jouir d’une subsistance éternelle, ni ne peut éroder la substance créée. Le caractère universel de la restitutio à la condition originaire représente le cœur de la notion d’apocatastase: Étant donné qu’il y a une telle variété et une telle diversité même dans les créatures rationnelles animées et qu’il faut estimer que c’est à cause d’elles qu’il y a toute la variété et diversité restante: est-il nécessaire d’envisager une autre cause de l’existence du monde, en particulier si nous pensons à cette fin dans laquelle tout sera restauré dans l’état initial et dont on a parlé dans le livre précédent?35

34

Cfr. ORIGENES, De princ., III, 4, 3, 323A, vol. III, p. 208,144-149. Ibid., II, 1, 1, 182B-183A, vol. I, pp. 234,16 - 236,22: «Cum ergo tanta sit varietas, atque in ipsis rationabilibus animantibus sit tanta diversitas, propter quam etiam omnis reliquia varietas ac diversitas putanda est extitisse: quam causam 35

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De ce point de vue l’apocatastase est nettement différente de l’ejpistrofhv plotinienne, qui, tout en étant un retour de l’âme individuelle au principe auquel elle appartenait, concerne le destin individuel et le parcours propre de chaque âme, ne prévoyant pas de reditus universel de la nature dans son ensemble. Au contraire, seule l’âme capable de reconnaître en elle les vestiges de l’Un et de devenir consciente de sa parenté naturelle avec le divin, en faisant abstraction de la multiplicité du sensible et du multiple contenu à son intérieur, peut se tourner vers le divin, dans une union contemplative qui est en même temps redécouverte de sa vraie nature. Malgré le fait qu’il reconnaisse la diversité, la singularité et l’unicité des parcours individuels, Origène introduit un élément supplémentaire qui complète sa notion de retour: la paideiva divine, qui s’intéressant non seulement de l’harmonie de la totalité, mais aussi de l’homme individuel, dans un rapport entièrement personnel, amène chacun à retrouver la route de la réunification avec le Créateur dont les âmes se sont séparées à cause du péché. Grâce à l’action éducative de Dieu, l’apocatastase peut coïncider avec la restitution de toute la création. On peut trouver une définition dense des caractères généraux de l’apocatastase dans le livre premier du Commentaire sur l’Évangile de Jean: l’apocatastase est la «fin» dans laquelle chaque ennemi sera détruit, et une condition de contemplation inviolée de Dieu, dans laquelle toutes les créatures seront une seule chose, un seul Fils, dans l’union de la connaissance de Dieu36. L’anéantissement de l’ennemi est motivé par le biais du passage paulinien de la première Épître aux Corinthiens: «Le dernier ennemi à être anéanti sera la mort» (1Cor 15, 25-26). L’apocatastase coïnciderait donc avec le point final du procès pédagogique dans son ensemble, qui concerne l’histoire de l’humanité et la motive, dans l’instant de la réintégration de toutes les créatures et de leur intégrale soumission à Dieu. La fin, en ce sens, est semblable au principe, étant une recomposition de l’unité originaire. Cette unité est l’union de toutes les créatures dans une même et indiscernable activité aliam dici oportebit qua mundus extiterit, precipue si intueamur illum finem, per quem omnia restituendo in statum initii sui libro superiore dissertum est?». 36 Cfr. ORIGENES, in Ev. Jo., I, 16, 91.

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contemplative qui absorbe toute la réalité, pour laquelle l’existence même devient pure contemplation: Alors, en fait, il y aura une seule activité pour ceux qui sont parvenus à Dieu par le biais du Logos qui est auprès de lui, à savoir connaître Dieu, afin qu’ils deviennent tous exactement un fils, étant transformés par le biais de la connaissance du Père, comme maintenant seul le Fils connaît le Père37.

37

Ibid., 16, 92, 49C, vol. I, p. 108.

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CHAPITRE VII

UNE MÉSAVENTURE PLATONICIENNE: LA MATIÈRE

1. Contre les chrétiens Environ soixante-dix ans avant la composition du Contra Celsum, qui a probablement eu lieu vers 248, vers la fin de la vie d’Origène, un platonicien nommé Celse avait écrit une violente attaque contre le christianisme sous un titre significatif: Discours vrai. Dans l’affrontement, différé, entre Origène et le païen Celse, défenseur de la religion traditionnelle et de l’ordre politique impérial1, contre les potentialités subversives de la diffusion du christianisme, on peut lire le conflit et l’incapacité de compréhension réciproque entre deux attitudes mentales et culturelles différentes, même si voisines sous plusieurs points de vue. Le fait qu’Origène s’adresse plusieurs fois à Celse avec l’épithète d’épicurien est plutôt curieux. Est-il possible qu’il ne se rendait pas compte qu’il était en train de se confronter avec un platonicien, tout en ayant une connaissance profonde de la philosophie platonicienne et médio platonicienne? Ou alors la définition d’épicurien rentrait dans le nombre des épithètes péjoratifs réservés aux païens? Quelle que soit la réponse, dans Contre Celse on trouve une analyse critique, par Origène, de ses propres racines culturelles et théoriques, du platonisme, partie intégrante de sa propre 1 A propos de ce thème et du contenu politique du Contra Celsum, on peut voir l’étude de Marco Rizzi et la réponse de Giovanni Filoramo: M. RIZZI, Problematiche politiche nel dibattito tra Celso e Origene, in Discorsi di verità. Paganesimo, Giudaesimo e Cristianesimo a confronto nel Contro Celso di Origene, a c. di L. Perrone, Roma 1998, pp. 171-212.

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formation de penseur2. C’est dans ce contexte qu’une réflexion sur la matière est développée, sur la base de quelques thèmes déjà présents dans d’autres écrits, mais qui ici sont orientés de façon beaucoup plus explicite par la nécessité de la théodicée. Les argumentations employées par le philosophe platonicien contre le christianisme sont multiples et de nature différente: la ridiculisation aristocratique de la figure du Christ (décrit comme un pauvre gueux), le problème de la temporalité de l’incarnation, le manque de fondement des récits miraculeux rapportés par les chrétiens, la question de la dérivation de la matière corruptible d’un Dieu incorruptible. L’argumentation s’articule donc à des niveaux différents, qui vont de la mise en lumière des nœuds problématiques du point de vue métaphysique et spéculatif à la critique rationaliste des croyances chrétiennes3. Étant donné que le but de Celse était de montrer l’absurdité de la nouvelle religion et que dans cette polémique c’est le Dieu chrétien lui-même qui est l’objet de critiques et d’accusations, toute l’argumentation origénienne peut être comprise comme un exercice de théodicée, une justification de Dieu face à une culture païenne qui refusait de saisir le contenu plus profond du message chrétien. Le problème du mal représente un argument central de la polémique: la nouvelle religion, en effet, n’est pas en mesure de rendre compte de l’existence du mal et la conception de Dieu du christianisme n’est pas compatible avec l’idée d’une création de la matière, identifiée par Celse avec le mal. Puisque Celse reprend l’identification entre mal et matière, qui s’était répandue, sans être 2

Cfr. H. CHADWICK, Early Christian Thought and the Classical Tradition. Studies in Justin, Clement and Origen, Oxford 1966. Sur ce sujet je trouve convaincante l’analyse proposée par Henry Chadwick, d’après lequel Origène est d’autant plus intransigeant avec ce qu’il considère comme les fautes de la philosophie grecque, que sa connaissance de la philosophie est profonde et l’importance qu’il lui accorde centrale. Mark Edwards propose une perspective tout à fait différente: cfr. M. J. EDWARDS, Origen Against Plato, Aldershot 2002. 3 Pour une synthèse efficace des arguments polémiques utilisés pas Celse, on peut voir encore une fois CHADWICK, ibid. D’après l’auteur, la raison de fond de la polémique antichrétienne dans le Discours vrai est la condamnation de ce qui, pour Celse, représente le caractère anti-intellectuel et anti-culturel du christianisme.Tout ce qui dans le christianisme présent des analogies avec la philosophie est emprunté d’une tradition philosophique précédente, équivoqué et modifié pour qu’il devienne un outil de rationalisation des superstitions barbares de l’Ancien Testament: c’est pourquoi, d’après Celse, le noyau du christianisme est hostile à toute la tradition spéculative et rationnelle grecque.

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pourtant universellement partagée, à l’intérieur du médio platonisme, et l’articule en direction d’une forte dévalorisation du monde sensible, Origène est obligé de faire face à une conception dualiste de la réalité à laquelle lui-aussi adhère partiellement.

2. Qui est responsable du mal? Toute l’histoire de la chute et de la rédemption qui caractérise le christianisme apparaît à Celse comme dépourvue de tout fondement. Le mal est un principe coéternel au principe divin, il est la matière qui n’a pas été produite par Dieu, mais qu’il se prodigue à former et modeler. Soutenir que le mal ait eu une origine dans le temps, qu’on peut attribuer à la liberté de la volonté des hommes, et qu’à un certain point Dieu ait décidé de laisser incarner son Fils pour poser une limite à la diffusion du mal, est totalement irrationnel. S’il est vrai que Dieu intervient par le biais de l’incarnation du Christ non pas à cause d’une ambition morale ou d’un soif de gloire, mais pour sauver le genre humain, pourquoi cette intervention n’a-t-elle pas eu lieu avant? Pourquoi Dieu ne s’aperçoit-il de la nécessité d’intervenir qu’à un certain moment, après des siècles et des siècles? En plus de contester la rationalité de l’incarnation, qui présupposerait pour Dieu un changement du bien au mal et du beau au laid, c’est-à-dire d’un état d’incorporéité à la vie corporelle et mortelle, Celse indique dans la narration du péché originel dans la Genèse la preuve que le Dieu biblique est un Dieu faible et déjà incapable de se faire obéir par le premier homme créé. En outre, soutenir comme le font les chrétiens que la matière a été créée donne lieu à des contradictions insolubles. Comment Dieu peutil créer la matière corruptible? Comme il est écrit dans le Timée, il faut exclusivement attribuer à Dieu la création des êtres immortels et de l’âme, aux êtres immortels celle des êtres mortels, tandis que la matière ne peut ni directement ni indirectement être référée à un acte créateur de Dieu4.

4 Pour le Contra Celsum on utilisera l’édition critique par Marcel Borret, qui se base sur une révision de l’édition critique de 1899 par Paul Kœtschau: ORIGÈNE, Contre Celse, PG 11, 641-1632, ed. M. Borret, t. 1 (Livres I et II), Paris 1967 (SC, 132); t. 2 (Livres III et IV), Paris 1968 (SC, 136); t. 3 (Livres V et VI), Paris

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L’argumentation de Celse se base sur deux éléments importants: l’incompatibilité de la temporalité et de la corruptibilité des étants sensibles avec l’éternité et l’immuabilité de Dieu et l’éternité de la matière non créée comme substrat amorphe, sujet à tout changement de forme et de figure. C’est dans cette matière non créée qu’il faut voir l’origine du mal en soi, non pas dans le libre arbitre des hommes, ni dans une fable qui raconte comment un homme et une femme auraient été chassés du Paradis originaire. Les objections de Celse concernent directement le noyau du problème de l’origine du mal dans le monde et de la relation entre toute-puissance divine, liberté humaine et présence du mal. Les réponses d’Origène à ces objections s’articulent autour de quelques axes fondamentaux: tout a été créé par Dieu, y compris la matière; la matière n’est ni mauvaise ni le mal en soi, car elle est objet de la création divine; la cause du mal réside dans le mauvais emploi du libre arbitre. Si Dieu n’avait pas créé l’homme libre, le mal n’aurait pas existé. Dans la vicissitude d’Adam, il faut lire une synthèse de la nature du genre humain, qui a été créé de sorte qu’il pouvait incliner librement vers le mal ou vers le bien. En tant que pair d’Adam, aucun homme n’a été exempté du péché par la création. Comme dans le Peri Archôn, Origène met l’accent sur la radicale liberté de l’homme, créé pour le bien, mais capable de s’éloigner de lui pour embrasser le mal. L’attitude divine qui laisse à la créature la liberté du choix, loin d’indiquer une faiblesse du Créateur, en souligne, aux yeux d’Origène, la grandeur. L’homme a été créé libre en dépit du risque de la réalisation du mal dans le monde. C’est dans cette liberté qu’il faut chercher la racine du mal. Celui-ci n’a rien à voir avec le processus créateur ni ne doit être reconduit à des principes coéternels, dont l’existence limiterait la puissance divine. L’acte créateur, en effet, est unique et simultané.Toute la variété des espèces, des êtres, des animaux et des plantes de toute sorte dont la totalité harmonique du monde est composée, tire son origine de cet acte. Le monde sensible dans son ensemble, y compris la matière, est l’objet d’un acte créateur unique, simultané, volontaire et personnel. Il s’agit d’une perspec1969 (SC, 147); t. 4 (Livres VII et VIII), Paris 1969 (SC, 150); t. 5, Paris 1976 (SC, 227). – Ici: ORIGENES, Contra Celsum, IV, 56, PG 11, 1121A, vol. II, p. 326,1-4.

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tive radicalement différente aussi bien par rapport à la pluralité des principes du Timée, que par rapport au concept de procession développé par Plotin. Non seulement la matière n’est pas un principe coéternel à Dieu et doit être comprise à l’intérieur de la création, mais même la médiation hiérarchique ou la participation à la création de la part des êtres intermédiaires sont ici exclues comme origine d’une imperfection constitutive du monde sensible. D’ailleurs, comme le souligne Origène de manière polémique, même l’affirmation selon laquelle Dieu ne crée pas les êtres corruptibles est en contradiction avec la définition de la matière comme substrat amorphe. En effet, si la matière est dépourvue de toute forme et de toute qualité, une intervention extérieure qui lui donne forme et fait jaillir d’elle les choses corruptibles est nécessaire: En effet, étant la matière sous-jacente à tous les corps dépourvue de qualités et de forme au sens propre, je ne sais pas d’où dériveraient les qualités d’après Celse, étant donné qu’il n’admet pas que quelque chose de corruptible soit œuvre de Dieu5.

Si la matière n’est pas créée par Dieu, car elle est la source de la corruptibilité des êtres qui sont composés d’elle, entre les étants corruptibles et Dieu il y aura un hiatus impossible à combler, qui rendra difficile l’explication de comment la forme, d’origine divine, pourrait s’ajouter à la matière pour donner vie à la diversité des étants. Donc, aussi bien le substrat amorphe que les qualités qui donnent origine à la diversité des corps sont objet de la création. D’ailleurs même les affirmations de Celse donnent lieu à des contradictions évidentes: comment concilier l’affirmation qu’aucune chose provenant de la matière n’est immortelle et la doctrine de l’immortalité du monde? Si le monde, en effet, est composé, de matière, il est corruptible et donc il n’est pas immortel; et si le monde se détériorera jusqu’à disparaître, il reste le problème du destin de l’âme créée immortelle par Dieu, en tant que partie de ce monde. Si, sur l’extranéité de Dieu au mal, l’accord entre Origène et Celse est total, leur divergence sur la nature de la matière est tout 5 Ibid., IV, 56, 1121A, pp. 326,10 - 328,13: « U { lh ga;r hJ aujth; pa`si toi`~ swvmasin uJpokeimevnh tw`/ ijdivw/ lovgw/ a[poio~ kai; ajschmavtisto~, ta;~ poiovthta~ oujk oi\da kata; Kevlson, to;n mh; qevlonta fqartovn ti e[rgon ei\nai tou` qeou`».

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aussi importante. Puisque, à l’encontre de Celse, Origène considère la matière comme un objet de la création divine, indiquer en elle la source du mal équivaudrait à en attribuer la responsabilité à Dieu, étant donné qu’il aurait créé une substance intrinsèquement méchante, un étant mauvais par essence: Il est certainement vrai que le mal ne dérive pas de Dieu, car d’après notre Jérémie il est clair que «ce n’est pas de la bouche du Très-haut que viennent les maux et les biens» (Lm 3, 38). Mais pour nous il n’est pas du tout vrai que la matière, qui demeure parmi les mortels, est la cause des maux6.

3. La matière informe et bénigne La position sur la nature de la matière qu’Origène embrasse dans le Contre Celse est cohérente avec l’élaboration déjà développée auparavant dans d’autres textes. Le premier développement d’une certaine ampleur de la nature de la matière dans le Peri Archôn se trouve au début du deuxième livre, c’est-à-dire au départ de la réflexion sur le monde sensible: le concept de matière est inséré après un court développement sur la grande variété et diversité du monde sensible, la nature corporelle étant la condition de la production de cette diversité. La diversité corporelle tire son origine de la succession et juxtaposition des qualités sur un substrat informe et entièrement dépourvu de qualités. Le substrat, donc, est ce qui se trouve sous les qualités et qui est concevable uniquement à partir d’un processus d’abstraction et pour ainsi dire de dépouillement du corps, dont toute qualité doit être soustraite: On considère quatre qualités: chaud, froid, sec et humide. Ces quatre qualités, insérées dans la matière (qui par nature est dépourvue de ce qu’on a appelé qualités) forment les différentes espèces de corps. Pourtant cette matière, tout en étant par nature dépourvue de qualités, comme on a dit auparavant, ne peut pas exister sans elles7. 6 Ibid., IV, 66, 1133CD, p. 348,6-10: «Kai; kata; to;n JIeremivan ga;r hJmw`n safe;~ o{ti “ jEk stovmato~ kurivou oujk ejxeleuvsetai ta; kaka; kai; to; ajgaqovn”: to; de; th;n u{lhn toi`~ qnhtoi`~ ejmpoliteuomevnhn aijtivan ei\nai tw`n kakw`n kaq`’hJma`~ oujk ajlhqev~». 7 ID., De princ., II, 1, 4, 185AB, edd. Crouzel – Simonetti cit. (chap.VI, à la note 12), vol. I, pp. 240,110 - 242,117.

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VII. UNE MÉSAVENTURE PLATONICIENNE: LA MATIÈRE

Par le biais de la définition de la matière en tant que substrat des corps, Origène souligne l’impossibilité d’une existence séparée de la matière dépourvue de qualités, car elle apparaît toujours recouverte par le concours des qualités qui font d’elle un corps ou une multiplicité de corps. Contre toute conception visant à identifier la matière à un principe éternel et non créé, Origène soutient même dans ce texte son appartenance au dessein global de la création. L’idée d’une matière non créée équivaudrait à la négation de la providence divine, puisqu’elle attribuerait au hasard, qui a fait exister de toute éternité une matière non créée, la possibilité de l’action divine qui s’exerce sur cette matière même. Sur l’impossibilité de considérer la matière comme non créée Origène y revient aussi dans le livre premier du Commentaire sur l’Évangile de Jean8, à l’intérieur d’un développement autour du terme «principe», dans lequel sont énumérées les différentes significations du vocable, y compris celle de principe matériel ou de «cause d’où», coïncidant avec la matière sous-jacente. Celle-ci, précise cependant Origène, ne peut être considérée en tant que principe qu’à l’intérieur d’une philosophie non chrétienne, comme la philosophie platonicienne, qui considère la matière éternelle et non pas créée. La création de la matière de la part de Dieu présente, en outre, quelques caractéristiques spécifiques, motivées par la fonction particulière que la matière doit jouer à l’intérieur de l’ensemble de la création. Un des éléments soulignés par Origène signale encore une fois la considérable différence par rapport à la conception plotinienne de la matière: la matière est créée par Dieu en quantité déterminée. En effet, puisque par nature il est impossible de comprendre, au sens de contenir et embrasser, ce qui est infini, Dieu a créé la matière en quantité déterminée, pour pouvoir la comprendre, tout comme il a créé selon un nombre établi les créatures rationnelles. Donc, non seulement la matière est un produit de l’acte créateur de Dieu, mais elle a même été créée dans l’exacte mesure nécessaire à l’existence de tous les corps du monde prévue par Dieu: Cette matière donc, qui a une quantité et une qualité telles, qu’elle peut suffire pour tous les corps du monde, dont Dieu 8 Cfr. ID., in Ev. Jo., I, 17, 103, 53B, ed. Blanc cit. (chap.VI, à la note 1), vol. I, p. 114.

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a voulu l’existence, et se mettre à disposition et au service du créateur pour toutes les formes et les espèces qu’il veut, recevant en elle les qualités que Dieu a voulu lui imposer (...)9.

Puisque la matière est fonctionnelle au reste de la création, sa quantité doit être directement proportionnée au dessein divin. L’affirmation, à l’intérieur du Peri Archôn, que la matière existe en mesure suffisante et adéquate au projet de Dieu, présuppose l’attribution d’une quantité déterminée au substrat informe. Il s’agit d’une différence considérable par rapport à la conception plotinienne de la matière, étant donné que Plotin écrira à plusieurs reprises au long des Ennéades que même la catégorie de la quantité doit être exclue du concept de matière. Pour Origène, l’affirmation que la matière créée possède une quantité déterminée, en plus de montrer une certaine oscillation entre la notion de substrat et celle de corps, est fonctionnelle à la transformation de la matière de principe non créé du monde sensible à objet non seulement de la création, mais aussi de la providence divine, qui a prédisposé la matière de sorte qu’elle soit un instrument malléable de ses projets. Et, en effet, il précise avec une insistance particulière que cette matière créée répond parfaitement aux projets divins, présentant toutes les caractéristiques nécessaires à sa fonction de substrat des corps et de réceptacle de toutes les qualités établies par l’opération divine. L’insistance sur la conformité du substrat matériel est motivée par le but de montrer l’impossibilité d’une identification de la matière en tant que telle avec l’origine des maux ou avec une substance intrinsèquement méchante. Il s’agit d’un élément qui l’éloigne profondément de la perspective de Celse et aussi de celle qui sera ensuite la perspective plotinienne. Encore une fois, la préoccupation dominante est celle de la théodicée. Soutenir une méchanceté intrinsèque de la matière en tant que telle, en effet, équivaudrait à admettre la possibilité que par création directe une substance mauvaise puisse dériver de l’Être absolument bon. 9 ID., De princ., II, 1, 4, 185B, vol. I, p. 242,118-122: «Hanc ergo materiam, quae tanta ac talis est, ut et sufficere ad omnia mundi corpora, quae esse deus voluit, queat et conditori ad quascumque formas velit ac species famularetur in omnibus et serviret, recipiens in se qualitates, quas ipse voluisset imponere (...)». On trouve la même position aussi dans ibid., IV, 4, 8, 410B, vol. III, p. 422,312-314: «Omnis igitur creatura intra certum apud eum numerum mensuramque distinguitur, id est vel rationabilium numerum vel mensuram materiae corporalis».

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VII. UNE MÉSAVENTURE PLATONICIENNE: LA MATIÈRE

Si, donc, dans la conception de la matière première, Origène reprend la théorie de la matière en tant que substrat, il refuse nettement son identification avec le mal. La bonté du substrat, au contraire, réside dans sa docilité, dans le fait qu’elle se prête à la volonté divine et à ses desseins. La définition de la matière comme substrat amorphe, susceptible de se transformer dans chaque chose, se retrouve tout au long du Peri Archôn, dans plusieurs passages, mais elle est reprise et approfondie avec une certaine ampleur dans le quatrième livre. La première difficulté qui se présente à Origène réside dans l’absence de références scripturales qui puissent suggérer des éléments importants sur le statut et les caractères de la matière, à partir de la nécessité d’en faire un objet de la création divine et, donc, de s’opposer à toute hypothèse philosophique visant à la considérer comme un principe éternel et non créé. En particulier, Origène admet l’impossibilité de retrouver dans les Écritures Saintes des passages éclairants sur la matière en tant que substrat informe des corps, conception opposée à toutes les théories cosmologiques qui identifient les principes de la formation des corps ou bien avec des éléments déterminés ou bien avec les atomes. L’argumentation employée par Origène rappelle de très près le texte du Timée platonicien, dans lequel le philosophe de Locres distingue entre les éléments que les précédents philosophes avaient déterminé comme principes de la formation matérielle des choses et la matière première qui se trouve en dessous de ces éléments. Les quatre éléments communiquent l’un dans l’autre, se transforment, subissent des variations de degré, se mélangent: en dessous d’eux il est donc nécessaire de penser un substrat qui contient leurs changements et qui reste inchangé sous le passage des qualités. Admettre une matière qui, grâce à son absence de forme, peut assumer toute forme et toute qualité quelles qu’elles soient est l’exacte contraire de présupposer des principes premiers immuables des mutations corporelles. Origène expose deux conceptions différentes de ce substrat, en les présentant, selon une méthode qui lui est propre et qu’on trouve souvent dans ses œuvres, non pas comme ses hypothèses, mais, ou bien comme des théories appartenant à d’autres penseurs, ou bien comme des possibilités ouvertes. La première essaie de résoudre le conflit entre une conception de la matière comme principe incréé et la

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perspective chrétienne du créationnisme, en approfondissant le caractère de privation de la matière jusqu’à arriver à son annihilation. Il s’agit d’une thèse radicale, basée sur l’identification entre la matière et l’ensemble des qualités qui s’y ajoutent, et tirée de l’affirmation selon laquelle il est impossible de penser une substance qui soit entièrement dépourvue de qualité. En effet, lorsque, par le biais d’une opération intellectuelle, nous soustrayons graduellement toute qualité, ce qui reste comme objet de notre considération n’est rien, car ce sont les qualités et leur concours qui font en sorte qu’une chose soit concevable et percevable10. Le conflit trouve de cette manière une solution, puisque, tandis que les philosophes affirment, à l’encontre des chrétiens, que la matière est incréée, tout le monde est d’accord sur le fait que les qualités ont été créées par Dieu. Réduire la matière à l’association des qualités, approfondir le concept de substrat jusqu’à à sa négation, jusqu’à le réduire à un simple objet mental produit par l’abstraction, mais dépourvu de subsistance réelle, résout le problème de la matière en tant qu’objet de la création divine: C’est pourquoi ceux qui affirment ces choses ont essayé de soutenir cela: puisque tous ceux qui considèrent la matière en tant qu’incréée, admettent que les qualités ont été créées par Dieu, il en découle aussi que d’après ceux-ci la matière n’est pas incréée, étant donné qu’il n’y a que des qualités, dont de toute façon tout le monde admet sans problèmes qu’elles ont été créées par Dieu11.

L’autre perspective tracée par Origène est celle selon laquelle on garde la réalité du substrat après la soustraction de toute qualité: alors que selon la première conception ce qui reste n’est que le fruit d’une opération mentale et ne possède donc aucune subsistance réelle, n’est rien, selon la deuxième interprétation il est nécessaire d’admettre l’existence d’un substrat, doué de sa réalité, auquel les qualités s’ajoutent et qu’il est possible de concevoir par 10

Cfr. ibid., IV, 4, 7, 408AB, p. 416,244-249. Ibid., IV, 4, 7, 408BC, pp. 416,252 - 418,258: «Unde et hi, qui haec adserunt, adseverare conati sunt ut, quoniam omnes, qui materiam infectam dicunt, qualitates a deo factas esse confitentur, inveniatur per hoc etiam secundum ipsos nec materia esse infecta, si quidem qualitates sint omnia, quae utique sine contradictione ab omnibus a deo facta esse pronuntiantur». 11

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le biais d’une «simulata quodammodo cogitatione»12. En faveur de cette dernière thèse, Origène allègue un verset du Psaume 138, «mes yeux ont vu ton imperfection» (Ps 138, 16), l’imperfection contemplée étant interprétée comme la matière créée par Dieu en tant que substrat amorphe, auquel chaque qualité doit être ajoutée. À travers cette citation, Origène vise même à reconduire la conception de la matière comme substrat à l’intérieur d’une perspective créationniste. En plus d’être créée dans la quantité adaptée aux buts de la création, la matière présente une autre caractéristique importante du point de vue du dessein divin: la malléabilité, c’est-à-dire sa prédisposition à changer continuellement de forme et de qualité, en tant qu’instrument de la volonté divine. La matière devient, ainsi, une alliée précieuse de l’œuvre providentielle de Dieu. En ce qui concerne la reprise de la notion de substrat, ou de matière première, la position origénienne semble être influencée plutôt par le stoïcisme et par l’aristotélisme que par la tradition platonicienne, comme le montre l’absence de toute identification entre matière et non-être, identification qui serait incompréhensible à la lumière de sa dérivation de l’acte créateur de Dieu. Dans cette direction c’est toujours au stoïcisme de fournir les outils conceptuels adaptés à ce but, avec sa notion de matière passive et immobile, mais en même temps prête à tout changement opéré en elle par le Logos. Ce qui différencie en revanche Origène de la tradition stoïcienne, c’est la considération de la nature des qualités, qui reflète plutôt la position médioplatonicienne. Si pour le stoïcisme, en particulier pour le stoïcisme hellénistique, les qualités sont de nature corporelle en liaison avec la matière informe, pour Origène elles sont incorporelles et intelligibles et gardent, ainsi, un lien plus direct et non médiat avec le Créateur. On peut relever une confirmation de la liaison entre la réflexion origénienne sur la matière première et la notion stoïcienne de substrat dans un passage du De oratione, dans lequel Origène expose une doctrine stoïcienne qui présente de fortes analogies avec la sienne, quoique le contexte soit une polémique contre la priorité du corporel par rapport à l’incorporel: 12

Idée évidemment tirée du Timée: cfr. PLATO, Timaeus, 52b.

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C’est le premier substrat, dépourvu de qualités; ce qui existe avant les êtres; ce qui reçoit tous les changements et les altérations, étant lui-même immuable par sa propre nature; le substrat de toute altération et de tout changement. D’après eux la substance est par nature dépourvue de qualité et de forme, mais n’ayant pas de grandeur propre, elle est disponible à toute qualité comme si elle était un lieu préparé [pour cela]13.

Ces thèmes sont présents aussi dans le Contra Celsum, dans lequel sont explicites aussi bien le but polémique que, surtout, l’exigence d’élaborer une théorie de la matière qui puisse sauvegarder en même temps une idée de création intégrale, pour laquelle tout ce qui est, existe en tant qu’objet d’une création de la part de Dieu, et l’absence de responsabilité du Créateur dans l’existence du mal. Contre l’affirmation du philosophe platonicien, d’après lequel le corps d’un homme est égal au corps d’une chauve-souris, Origène propose un argument basé sur sa doctrine des qualités. En effet, quoique le substrat des deux corps soit le même, les qualités qui s’ajoutent à la matière pour constituer des corps différents sont elles-aussi différentes. Il faut donc reconnaître la diversité entre ces corps, si l’on fait référence aux qualités inhérentes aux corps et non pas à la matière qui en est le substrat amorphe14. L’acte de donner forme à la matière est l’acte crucial du point de vue de la différenciation entre les corps. Origène insiste particulièrement aussi bien sur l’extranéité des qualités à la matière, que sur la docilité de la matière, qui se prête à être un outil malléable de l’action divine. La matière, en effet, ne change continuellement que par œuvre de l’intelligence divine, d’où les qualités tirent leur origine15. Chaque corps, grâce à la diversité des qualités qui le composent, est adéquat à son âme ou à sa destination: c’est à cette variété de permettre aux corps d’être une ma13 ORIGENES, De oratione, in Stoicorum Veterum Fragmenta, ed. von Arnim cit. ] to; (chap.VI, à la note 14), II, CHRYSIPPI Fragmenta Logica et Physica, 318, 35-40: « H

prw`ton uJpovstaton a[poion: h] to prou>fistavmenon toi`~ ou\sin: h] to; pavsa~ decovmenon ta;~ metabolav~ te kai; ajlloiwvsei~, aujto; de; ajnalloivwton kata; to;n i[dion lovgon: h] to; uJpomevnon pa`san ajlloivwsin kai; metabolhvn. kata; touvtou~ de; hJ oujsiva ejsti;n a[poiov~ te kai; ajschmavtisto~ kata; to;n i[dion lovgon, ajll joujde; mevgeqo~ ajpotetagmevnon e[cousa, pavsh/ de; e[kkeitai poiovthti kaqavper e{toimon ti cwrivon». 14 15

Cfr. ID., Contra Celsum, IV, 57, 1124A, vol. II, p. 330,15-19. Cfr. ibid., IV, 57, 1124B-1125A, pp. 330,28 - 332,32.

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nifestation visible des différents degrés de la chute des créatures rationnelles et de la disparité de leur condition morale. La fonction de substrat de la matière doit être distinguée de sa permanence immuable. Ceux qui soutiennent l’éternité de la matière et le fait qu’elle est incréée, l’identifient au substrat immuable et permanent des choses, à ce qui demeure immuable et impérissable à travers les différents procès de changement et l’alternance des qualités. La perspective qui fait de la matière un objet de la création divine, orienté à un emploi déterminé, est différente. Dans ce cas la matière, tout en étant le substrat amorphe, n’est pas ce qui demeure, n’est pas immuable: De cette manière même ce qui est périssable demeure à travers le changement; en fait, d’après ceux qui la considèrent inengendrée, la matière en tant que substrat demeure, alors que la qualité périt. Si en revanche on pouvait démontrer par le biais d’un argument quelconque qu’elle n’est pas inengendrée, mais qu’elle a été créée pour une certaine nécessité, il est évident que par rapport à la permanence elle n’aurait plus la même nature que dans l’hypothèse qu’elle est incréée16.

Origène, en effet, renverse l’idée selon laquelle la matière est mauvaise car elle est non-être, c’est-à-dire entièrement dépourvue de forme. L’absence de forme est donc non pas la raison de l’identification de la matière avec le mal, mais le signe de la docilité du substrat vis-à-vis de l’opération divine. Tout en étant, du point de vue de sa constitution ontologique, la chose la plus lointaine par rapport au Créateur que l’on puisse concevoir, la matière est pourtant un outil utile du plan providentiel de Dieu et rentre parmi les objets de la création. Attribuer un caractère constitutivement négatif à la matière, en effet, équivaudrait encore une fois à assigner une responsabilité directe à Dieu dans l’existence du mal, en violant de cette manière le principe fondamental de toute théodicée chrétienne: ce qui est objet de la création ne peut qu’être bon par substance et par nature.

16 Ibid., IV, 60, 1128B, p. 336,14-18: «Ou{tw de; kai; to; ajpolluvmenon eij~ metabolh;n diamevnei: to; ga;r uJpokeivmenon hJ u{lh ajpollumevnh~ th`~ poiovthto~ diamevnei kata; tou;~ ajgevnhton aujth;n eijsavgonta~. jEa;n mevntoi ge dunhqh/` ti~ paradei`xai lovgo~ oujk ajgevnhton aujth;n ajlla; prov~ tina creivan gegonevnai, dh`lon o{ti oujc e{xei fuvsin peri; diamonh`~ th;n aujth;n tw/` ajgevnhto~ uJpoteqei`sqai».

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CHAPITRE VIII

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1. Les trois natures: à propos de la perfection gnostique L’étincelle du divin cachée dans l’homme représente l’espoir et la possibilité du retour, mais elle en est, en même temps, la nécessité, pour que tout ce qui appartient au divin et qui est dispersé dans l’univers sensible puisse revenir à constituer la plénitude du plérôme. La reconnaissance de cette étincelle divine, sa reconnaissance en tant que Soi authentique, constitue le noyau de la gnose et de la révélation1. L’homme est appelé à cette connaissance et celle-ci est en elle-même source de salut, car connaître son propre Soi, être conscient de sa propre nature divine et de sa propre extranéité radicale au monde sensible représente le commencement du retour. À qui appartient, alors, cette connaissance? Seulement à celui qui possède l’étincelle divine, à l’homme gnostique. La chute qui a lieu avant la production du monde sensible et qui constitue la cause de ce monde a mené à une dispersion de substance pneumatique qui a été emprisonnée dans les corps. Pour que cette substance pneumatique puisse se libérer de la prison du corps sensible et charnel, il est nécessaire que l’homme qui la possède la reconnaisse. Il doit donc voir l’étincelle divine qui est contenue en lui et se reconnaître en elle. Cette reconnais1 Sur la différence et les analogies entre la gnose du gnosticisme et la révélation, on peut voir G. SFAMENI GASPARRO, Studi di antropologia e di storia della tradizione, Roma 1987, et surtout le chapitre «Fede, rivelazione e gnosi nel cristianesimo e nello gnosticismo».

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sance équivaut à se ressouvenir de son origine et de sa Patrie perdue, à se réveiller de l’oubli par le biais de l’exercice d’une mémoire qui ramène celui qui se ressouvient au-delà de son existence corporelle dans le monde sensible, vers sa racine. Cette substance, cependant, n’appartient pas à tous les hommes. Selon les différents mythes gnostiques, les hommes sont partagés en deux ou trois genres: pneumatiques et matériels, ou bien pneumatiques, psychiques et matériels. La gnose valentinienne en général parle d’une division en trois du genre humain2. L’homme matériel n’a aucune possibilité de salut, ne possédant rien au-delà de sa corporéité charnelle, dans laquelle il s’épuise. Il est authentiquement un fruit et un produit du monde sensible, avec lequel il partagera le même sort, à savoir la destruction totale, lorsque toute la substance pneumatique sera réintégrée dans le plérome. L’homme psychique appartient, en revanche, à cette région intermédiaire qu’il partage avec le Démiurge. Exclu de la gnose authentique, ne possédant pas de substance pneumatique, il n’appartient cependant pas entièrement au monde matériel et il n’en subit donc pas la destruction. Son bonheur à venir sera la libération du désir d’une chose à laquelle il ne peut pas avoir accès, c’est-à-dire la pleine connaissance du monde authentiquement divin, la vraie gnose. Il sera donc la libération de l’angoisse existentielle, à travers un exercice non pas de gnose, mais de foi. Il a cependant le choix: n’étant ni sauf ni condamné par nature, il peut être condamné par sa responsabilité, ou bien il peut avoir accès à ce type de salut qui appartient à sa constitution essentielle. Finalement, il y a l’homme gnostique, qui par nature appartient au monde divin, exilé dans ce monde corporel auquel il reste entièrement étranger. L’homme gnostique est sauf par le fait même de contenir en lui l’étincelle divine, à condition qu’il la reconnaisse. Quoiqu’il ait pu se dégrader dans la vie de ce monde, faite de plaisirs et de souffrances charnelles, son vrai Soi est resté radicalement étranger et, intact, a continué à reluire parmi les affres de l’existence corporelle. L’homme gnostique est appelé à la connaissance de son vrai Soi par l’intervention du Sauveur gnos2 Pour une reconstruction de la doctrine de la tripartition de la nature humaine chez les Valentiniens et sa réception par Origène on peut voir H. STRUTWOLF, Gnosis als System. Zur Rezeption der valentinianischen Gnosis bei Origenes, Göttingen 1993, pp. 104-154.

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tique, lequel, en sauvant l’homme gnostique se sauve lui-même. C’est-à-dire qu’il récupère cette partie de lui qui a été dispersée et emprisonnée dans le monde des ténèbres, dans un monde sensible habité par le démoniaque. La révélation du Sauveur, qui appelle l’homme gnostique, le réveille de sa torpeur à laquelle il avait été condamné, de l’oubli, de l’ivresse, de l’exil dans un monde auquel il est toujours resté étranger. Connaissance et essence sont donc étroitement liées. Chacun ne peut connaître que ce qu’il est. L’homme gnostique peut avoir accès à la vraie gnose seulement parce qu’il est lui-même divin, luimême Dieu. Reconnaître l’étincelle divine, la substance pneumatique, c’est reconnaître soi-même, se connaître pour la première fois. L’homme matériel ne peut avoir accès à aucune connaissance, ni à la foi qui est réservée à l’homme psychique, car il n’est rien d’autre que matière. Il est perdu par nature. Son destin est la destruction. Un des arguments de la position gnostique était la considération des inégalités évidentes parmi les hommes: des différences de naissance, de condition, de sort. L’inégalité dominant le monde sensible, la souffrance, la douleur, sont le signe le plus évident que ce monde n’est que le produit d’un avortement, par lequel cependant l’homme gnostique n’est d’aucune façon contaminé. En même temps, la méchanceté de quelques hommes est expliquée par leur constitution ontologique, par laquelle ils sont étrangers au plérôme divin et appartiennent entièrement au monde de la matière. Comme on l’a déjà vu, cette position peut mener à deux résultats divergents, mais au fond analogues: l’encratisme ou le libertinage. Soit le total renoncement au monde sensible, à travers l’ascèse la plus rigide et la mortification du corps, en tant que commencement, déjà ici, de la vie parfaite qu’on vivra dans l’autre monde, dans la Patrie perdue. Soit l’adhésion à toutes les expériences offertes par la chair, à travers lesquelles la substance pneumatique demeure parfaite et intouchable dans une sorte de descente dans le mal et dans l’obscurité, en tant que voie pour arriver à la parfaite connaissance du Soi et de sa propre nature.

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2. Le non-être du mal: une solution antignostique La tripartition des natures représente pour Origène un vrai problème de théodicée3. Il se confronte aux gnostiques tout au long de son œuvre de catéchiste et de théologien, plusieurs chrétiens cultivés se laissant en effet attirer par la gnose ou par quelquesuns de ses aspects. Même son activité d’exégète avait commencé sous l’impulsion de son ami Ambroise, un Valentinien cultivé et riche, qui s’était converti à la foi chrétienne de la Grande Église et qui avait mis à sa disposition des moyens économiques et matériels suffisants à son entreprise. Les références polémiques aux doctrines gnostiques traversent donc une bonne partie des principales œuvres origéniennes. Si l’homme gnostique est par sa constitution ontologique même destiné au salut, puisque dans sa nature il y a la possibilité et la nécessité de devenir Dieu par le biais de la possession de la vraie gnose, l’homme matériel est en même temps, par sa nature, destiné à la mort. Mais pour Origène l’idée que Dieu puisse avoir créé des hommes destinés par nature au mal et donc à la mort et à la destruction intégrale est inacceptable. Rien de ce qui est, en effet, n’est étranger au dessein de la création, et par conséquent même les hommes mauvais font partie de ce dessein, non seulement en tant qu’objets de la création, mais aussi en tant que créés à l’image du Créateur. Ils ne peuvent donc pas être mauvais par nature. Comme pour Plotin, aussi pour Origène face au mythe gnostique le problème de la responsabilité de Dieu ou du divin se pose, mais sur un plan différent. Plotin avait compris que la condamnation du monde sensible de la part des gnostiques impliquait une condamnation bien plus forte et décisive, celle de 3 Pour une reconstruction des principaux arguments de la polémique contre les Valentiniens, on peut voir: J. RIUS-CAMPS, Orígenes frente al desafío de los Gnósticos, in Origeniana quinta cit. (chap.VI, à la note 26), pp. 57-78; A. B. SCOTT, Opposition and Concession: Origen’s Relationship to Valentinianism, ibid., pp. 79-84. Sur la polémique antignostique dans le Commentaire sur l’Évangile de Jean voir l’intéressante contribution de Gaetano Lettieri: G. LETTIERI, Il nous mistico. Il superamento origeniano dello gnosticismo nel «Commento a Giovanni», in Il Commento a Giovanni di Origene: il testo e i suoi contesti, a c. di E. Prinzivalli, Villa Verucchio 2005, pp. 177-275. Sur la polémique antivalentinienne du Peri Archôn cfr. J.-D. DUBOIS, Le «Traité des Principes» d’Origène et le «Traité Tripartite» Valentinien: une lecture comparée de leurs prologues, in Entrer en matière. Les prologues, éd. par J.-D. Dubois – B. Roussel, Paris 1998, pp. 53-63.

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Dieu, duquel l’univers sensible dérive. Sa réponse s’était donc concentrée sur la démonstration de la bonté et de la beauté de l’univers sensible, sur sa production nécessaire et non pas sous l’effet d’une chute et, finalement, sur le lien qu’il entretient avec le monde divin, comme une belle copie avec son modèle. Pour Origène, en revanche, c’est la tripartition des natures humaines qui joue un rôle central, étant en contradiction directe avec sa conception de la liberté. Penser une nature intrinsèquement mauvaise implique une responsabilité du Dieu qui l’a créée telle, la subdivision des hommes en gnostiques, psychiques et matériels est un attentat à cette idée de libre-arbitre des créatures rationnelles, qui, seule, peut rendre raison de l’existence du mal, sans accuser le Créateur. La négligence dans la contemplation est à l’origine de la chute des créatures rationnelles préexistantes et de leur incorporation. Pour comprendre la portée de cette affirmation et, surtout, sa motivation, il est nécessaire de faire référence à la polémique antignostique. L’entrelacement entre la notion de négligence et la définition de mal comme non-être, en effet, représente la clé pour répondre à la proposition gnostique et résoudre le problème de l’origine du mal. Dans le livre premier du Peri Archôn, à l’intérieur du développement autour de la nature des créatures rationnelles, Origène se demande si l’on peut attribuer aux créatures rationnelles (angéliques et humaines) le bien ou le mal «par essence». Si on admet que les ordres angéliques sont bons par essence, c’est-à-dire possèdent essentiellement la dignité et la gloire dérivant de leur permanence dans le bien, il faudra admettre aussi que les démons (créatures rationnelles déchues) possèdent leur méchanceté par nature, ayant été créés mauvais4. Origène saisit pleinement le risque de cette conception qui, en soustrayant la responsabilité aux créatures rationnelles, déterminerait en Dieu 4 Cfr. ORIGENES, De princ., I, 5, 3, 159C-160A, edd. Crouzel – Simonetti cit. (chap. VI, à la note 12), vol. I, pp. 180,109 - 182,119: «Ita ut principatus illi, adversum quos est nobis conluctatio, illum ipsum obluctantem ac resistentem omni bono propositum non postmodum recepisse declinantes a bono per arbitrii libertatem putentur, sed cum ipsis simul substantialiter extitisse; similiter etiam potestates et vritutes, nec esse in eis iuniorem substantia sua posterioremque malitiam; illis quoque, quos mundi tenebrarum rectores et principes appellavit, hoc quod principantur et obtinent tenebras, non ex perversitate propositi, sed ex conditionis necessitate descendere».

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l’origine du mal. Une vocation inévitable au mal, dérivant d’une nécessité naturelle, attribuerait en effet à l’acte créateur la responsabilité du mal commis par la créature. L’affirmation de la liberté de la volonté en tant qu’origine dernière du mal moral met la créature face à sa responsabilité, tout en excluant le divin de tout rapport de causalité avec le mal. Si aucune créature rationnelle ne peut donc être dite par nature étrangère au mal, mais au contraire, si l’éternelle possibilité du mal réside dans l’instabilité intrinsèque de l’être, il n’y a aucune créature rationnelle qui puisse être dite naturellement mauvaise. Puisque la source du mal ne doit pas être recherchée dans l’essence, elle ne sera qu’un acte de la volonté. On trouve un raisonnement analogue au troisième livre, en référence au verset biblique «Je durcirai le cœur du Pharaon» (Ex 4, 21; 7, 3), qui constituera un topos des controverses latines suivantes sur la prédestination. Origène doit faire face à un problème d’interprétation du texte scriptural. En effet, si l’on admet que Dieu ait durci réellement le cœur du Pharaon, alors il faut conclure que ce n’est pas le Pharaon qui est responsable de son propre péché, mais que c’est Dieu qui a opéré sur lui. Le durcissement du cœur, précise Origène, ne se réfère pas à une action de Dieu visant à pousser l’homme vers le mal, mais à une présence du mal en nous, qui fait en sorte que la même action divine, unique et bénigne en soi, soit tournée vers le mal par les hommes qui choisissent et opèrent le mal, et en revanche vers le bien par ceux qui désirent le bien5. Les mêmes arguments sont utilisés dans le chapitre 8 du livre premier, où Origène polémique ouvertement contre la tripartition valentinienne des natures. Du point de vue gnostique, la distinction entre les trois natures et donc entre les différents créateurs des trois natures, répondait à l’exigence de fournir une raison à la disparité des conditions et des destins qui se réalisent parmi les hommes dans le monde sensible. Attribuer au Père exclusivement la création des pneumatiques semblait résoudre le problème de la paternité de créatures opérant le mal. Origène répond à cette conception par l’affirmation que la diversité des conditions et des positions dans le monde des créatures rationnelles ne dépend pas de la volonté di5

Cfr. ibid., III, 1, 8-10, 261A-267A, vol. III, pp. 46-60.

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vine, qui à l’origine aurait créé une disparité de conditions, mais est une conséquence des différents mouvements des libres volontés qui se sont approchées ou éloignées du bien. L’intervention divine consisterait seulement dans le fait d’ordonner les créatures dans leurs différents rôles et fonctions, hiérarchiquement établis, suite aux mérites ou aux torts des créatures elles-mêmes6. Si, donc, des natures constitutivement incapables d’agir bien ou mal n’existent pas, il faut conclure que même les puissances mauvaises et l’ennemi n’étaient pas incapables de bien, mais au contraire auraient pu l’accueillir, s’ils l’avaient voulu. La méchanceté active et laborieuse de Lucifer n’est pas une conséquence de sa constitution naturelle, mais de son libre choix de se plonger dans les profondeurs du mal et de l’embrasser entièrement, tout en ayant eu la possibilité de rester dans le bien7. En réponse à l’hypothèse gnostique, Origène oppose une affirmation radicale de la liberté, qui fait du libre choix de chaque créature rationnelle l’origine dernière de son destin. Ce n’est que dans cet exercice de la liberté que peut se loger la possibilité d’une explication de l’existence du mal dans un monde créé essentiellement bon par Dieu, une explication qui disculpe le Créateur de toute responsabilité et laisse la créature face à l’abîme de sa faculté d’autodétermination. Dans cette liberté vertigineuse, les puissances méchantes sont ces créatures rationnelles précipitées à tel point dans le mal, qu’elles en éprouvent comme une frénésie, une sorte de délectation voluptueuse, qui les enchaîne à la condition à laquelle elles-mêmes se sont condamnées, les cloue aux plus hauts degrés de la hiérarchie du mal, jusqu’au degré ultime constitué par l’engagement actif contre le bien. Dans les puissances mauvaises une sorte de transformation de la quantité en qualité a donc lieu, un saut à cause duquel l’approfondissement de l’implication dans le mal a comme conséquence dernière le passage du simple éloignement du bien à l’action active et consciente contre lui et au plaisir pervers du mal.

6

Cfr. ibid., I, 8, 2, 177AB, vol. I, pp. 222,38 - 224,44. Cfr. ibid., 3, 178B, p. 226,87-91: «Sicut ergo iste habuit quidem in se vel virtutis recipiendae vel malitiae facultatem et a virtute declinans tota se mente convertit ad malum: ita etiam ceterae creaturae cum utriusque habeant facultatem, pro arbitrii libertate refugientes malum, adhaerent bono». 7

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3. Fils du diable: la polémique contre Héracléon Une des raisons principales de la rédaction du monumental Commentaire sur l’Évangile de Jean résidait dans la nécessité de montrer une capacité exégétique de l’Évangile aussi valide que celle qu’a montré le valentinien Héracléon, qui avait justement composé un long commentaire sur l’Évangile de Jean. Cette œuvre origénienne est donc entièrement traversée par la polémique générale contre la tripartition valentinienne des natures et, surtout, par la critique des propositions exégétiques d’Héracléon. Dans quelques passages intéressants du vingtième livre, relatifs à la question de la progéniture par rapport à Dieu et au diable, Origène opère une distinction entre ceux qui sont nés de Dieu et ceux qui dérivent du diable ou de la fornication. Alors qu’il est possible de dire, et en fait on dit, «être né de Dieu», il n’est pas possible de dire avec la même propriété de langage «être né du diable», car l’être engendré du diable impliquerait une communion d’essence. Comme le souligne Henri Crouzel, pour Origène le diable n’a pas de possibilité d’engendrer: on ne naît pas fils du diable, on le devient chaque fois que l’on pèche, qu’on préfère le plaisir de la chair, qu’on laisse la concupiscence se déchaîner, permettant à l’image du Terrestre de se juxtaposer à l’image du Céleste qui est en nous. Participer du diable veut donc dire ne pas participer du Logos, glisser dans la déraison8. L’être né de Dieu indique la présence, dans les fils de Dieu, d’un germe divin qui empêche le péché et le contacte avec le diable, un germe divin qu’il faut garder et protéger. Garder ce germe équivaut à se garder soi-même. On cesse d’être des fils de Dieu non à cause d’une relation naturelle avec le diable, mais à l’instant où l’on cesse de se garder soi-même et où l’on s’ouvre au diable9. La parenté avec le diable, c’est-à-dire avec le mal, ne concerne pas du tout une constitution naturelle de la créature rationnelle qui cesse d’être fille de Dieu, mais le libre mouvement de la volonté qui abandonne le souci de soi et devient, par cette faute, vulnérable au piège du Malin. Être des fils du diable, précise Origène, 8

Cfr. H. CROUZEL, Théologie de l’image de Dieu chez Origène, Toulouse 1956, pp. 190 et seqq. 9 Cfr. ORIGENES, in Ev. Jo., XX, 15, 122, 605CD, éd. Blanc cit. (chap. VI, à la note 1), vol. IV, p. 218.

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veut dire être nés non pas d’une épouse légitime, mais d’une prostituée, c’est-à-dire de la matière. Autrement dit, la relation de progéniture avec le diable implique une incapacité ou un manque de volonté d’émancipation de la matière. Les créatures rationnelles enlisées dans la matière jusqu’à former un seul corps avec elle, incapables de s’élever au-delà d’elle et de se joindre au Logos, sont assujetties au pouvoir du démon avec lequel elles entretiennent une relation de proximité: Le diable, en effet, engendre ou crée non pas d’une épouse, mais d’une prostituée, la matière, ceux qui dérivent de lui, lesquels, assujettis et ancrés aux choses corporelles, se joignent à la prostituée, c’est-à-dire à la matière, de sorte à devenir un seul corps avec elle10.

La formulation de ce passage semblerait faire allusion à une distinction naturelle pour laquelle ceux qui ont été engendrés par le diable, et non pas par Dieu, appartiendraient à la matière, et à une considération de la matière en tant qu’intrinsèquement mauvaise et liée aux œuvres du diable. Mais ce passage est corrigé par une précision qui arrive immédiatement, concernant les fils de Dieu, eux-mêmes liés à la matière, mais contrairement aux fils de la fornication, capables de se détacher d’elle et de s’unir à Dieu. L’union avec la prostituée n’est pas relative, donc, à une constitution naturelle, pour laquelle certains seraient nés de la matière et d’autres pas, mais à la disposition morale qui peut pousser à s’élever comme à s’enliser dans la matière dans un rapport incestueux, dans lequel la matière devient mère et prostituée en même temps. Ensuite, toujours dans ce vingtième livre11, la critique d’Origène contre la distinction entre les trois natures devient encore plus explicite et assume comme cible polémique les interprétations offertes par Héracléon à l’Évangile de Jean. L’argumentation prend pour départ une mise au point concernant les possibilités de traduction du verset 8, 44, «Vous êtes progéniture du 10 Ibid., 16, 134, 609AB, pp. 222-224: «Ouj ga;r ejk nuvmfh~, ajll jejk povrnh~, th`~ u{lh~, ou}~ genna/` oJ diavbolo~ h] poiei`` tou;~ ejx aujtou`, oi{tine~ kai; toi`~ swmatikoi`~ prospeponqovte~ kai; proshlwmevnoi kollw`ntai th/` povrnh/ u{lh/, ginovmenoi pro;~ aujth;n e}n sw`ma». 11

Cfr. ibid., 21, 171, 617B, p. 240.

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diable, qui est votre père», dont la version grecque, uJmei`~ ejk tou` patro;~ tou` diabovlou ejstev, laisse ouverte la possibilité d’une traduction différente, du genre: «Vous êtes progéniture du père du diable». La mise au point semblerait superflue, si on ne tenait pas compte du fait qu’il est probable qu’Héracléon ait conçu une interprétation de ce passage évangélique, basée sur la référence à un «père du diable» identifié à la matière. Origène poursuit le commentaire du passage, analysant ce que signifie accomplir les désirs du Père, et la liaison de progéniture instaurée entre le diable et l’homme à cause de l’adhésion de ce dernier à la méchanceté. Ce passage est fort intéressant, car il postule une relation entre l’accomplissement des désirs du père-diable et le fait d’embrasser intégralement la condition matérielle et corporelle, en renonçant à distinguer ce qui est modelé avec la poussière de la partie meilleure de soi, celle créée à l’image de Dieu. On retrouve dans ces lignes une explication de la double création, déclinée par rapport à la distinction entre la «création à l’image de Dieu» et les êtres revêtus d’un corps charnel, les êtres modelés, c’est-à-dire l’incorporation dérivant de la faute antécédente. Dans la constitution de l’homme il faut distinguer pour cette raison une partie plus élevée, créée originairement comme image de Dieu, et une partie inférieure, qui dérive de la faute12. Le dualisme cosmique entre monde intelligible et monde sensible en tant que lieu de la chute se reflète dans le dualisme de la constitution humaine, partagée entre appartenance à la matière et présence de l’image divine. La constitution matérielle est étroitement liée à la réalisation du mal en tant que chute et, donc, représente un lien entre la créature rationnelle incorporée et celui qu’Origène appelle ici le «premier Terrestre» et qui est défini comme principe de ce qui est modelé avec la boue. Le diable luimême est défini comme méchanceté originaire, car sa méchanceté ne réside pas dans un principe supérieur, ou dans un père, c’est-à-dire dans la matière, comme le voudrait l’interprétation gnostique, mais exclusivement dans une déviation par rapport à Dieu, librement voulue. La relation entre le corps sensible et le 12 Ibid., 22, 182, 621B, p. 248: «Kai; hJmw`n de; hJ prohrgoumevnh uJpovstasiv~ ejstin ejn kat jeijkovna tou` ktivsanto~: hJ de; ejx aijtiva~ ejn tw`/ lhftevnqi ajpo; tou` cou` th`~ gh`~ plavsmati».

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Terrestre devient évidente lorsque l’image de Dieu présente dans l’homme est soumise au corps modelé avec la boue, et que la substance plus élevée reçoit elle-aussi, comme le corps, l’empreinte du Terrestre. Accomplir les désirs du Malin, qui poussent à la concupiscence du corporel et le plaisir de la chair, équivaut à devenir fils du diable, à recevoir en soi son image et sa forme, en brouillant l’image du Créateur et en renonçant à progresser vers l’image de Dieu. L’accomplissement de la ressemblance, au contraire, consiste parmi d’autres choses dans la capacité d’abstraction du corporel13. L’argumentation origénienne sur le rapport de progéniture qui s’instaure entre l’homme mauvais et le diable, arrive au noyau de la question un peu plus loin lorsqu’Origène dévoile le piège qui se cache dans la pensée gnostique. Considérer non seulement les hommes comme mauvais, mais même le diable comme constitué d’une substance différente et intrinsèquement mauvaise, équivaut à attribuer au Créateur toute la responsabilité du mal et à disculper qui le commet: Mais nous avons dit plusieurs fois que, si l’on accepte cette absurdité – c’est-à-dire que le diable est d’une substance différente et incapable de ce qui est mieux –, on ne fait que le disculper de toute responsabilité du mal, et, en revanche, attribuer la faute à celui qui lui a donné la substance et l’a créé. Ce qui serait la chose la plus absurde14.

Héracléon interprète les textes de l’Évangile dans lesquels on fait référence aux fils du Malin comme une preuve en faveur de l’existence de créatures reléguées au plan matériel, destinées en tant que telles à une destruction totale et exclues de toute économie du salut. Par l’expression «fils du diable» on comprendrait non pas une génération des êtres matériels de la part du diable, mais plutôt une consubstantialité consistant à être totalement constitué de matière15. En conclusion, l’affirmation d’une distinc13

Cfr. ibid., 22, 183, 621B, p. 248. Ibid., 24, 202, 625C, p. 256: «Pollavvki~ de; ei[pomen, o{ti eja;n sugcwrhqh`/ tou`to to; ajduvnaton – levgw de; to; ei\nai oujsiva~ eJtevra~ kai; ajnepivdekton tw`n kreittovnwn to;n diavbolon –, peri; me;n ejkeivnou ajpologhsovmeqa wJ~ oujdamou` aijtivou th`~ ponhriva~, to; de; 14

e[gklhma tw`/ aujto;n oujsiwvsanti kai; dhmiourghvsanti prosavyomen, o{per ejsti; pavntwn ajtopwvtaton». 15

On trouve un autre passage polémique contre la distinction entre les na-

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tion de substances entre les âmes et d’une méchanceté inhérente à la constitution matérielle, en tant que sa cause inévitable et nécessaire, déplace le problème du mal du domaine de la liberté des créatures individuelles rationnelles, au domaine de la création en tant que telle. Pour cette raison la doctrine de la distinction entre les trois natures cache le piège le plus inquiétant, le même que Plotin soulignera dans son traité contre les gnostiques: la possibilité que la responsabilité du mal retombe sur le divin.

4. La négligence de la créature muable À la lumière de l’analyse de ces textes, où l’on trouve une confrontation directe et ouverte avec la gnose et en particulier avec la thèse gnostique d’une méchanceté et d’une bonté par substance, il est possible d’attribuer une signification correcte au lien entre la notion de négligence et l’identification entre mal et non-être. Car cet entrelacement répond à une exigence double. D’un côté, à la nécessité de montrer l’absence de substance du mal en soi, à travers un évidement ontologique de la notion de mal, à la lumière de l’idée de création. Puisque chaque substance est créée par Dieu de façon directe et volontaire, attribuer une substance quelconque au mal équivaudrait à en faire un objet de la création. D’un autre côté, en déterminant l’origine de la chute dans la négligence, Origène peut montrer comment celle-ci n’est pas relative à la nature des créatures rationnelles, mais est plutôt due au libre mouvement de leur volonté. Un vouloir qui est lui-même entrelacé au non-être, qui plutôt que tendre activement à un mal voulu de façon positive, est une défaillance, une absence, presque un battement erratique dans le cœur de la contemplation de Dieu, dans laquelle toutes les créatures rationnelles étaient unies. tures dans le livre XIII, où Origène critique l’interprétation donnée par Héracléon des six mariages de la Samaritaine, cfr. ibid., XIII, 11, 67-71, 416B-D, vol. III, pp. 66-68. D’après le Valentinien les six mariages indiquent la méchanceté de la nature matérielle à laquelle la Samaritaine s’est mélangée, tandis que la Samaritaine représente la nature pneumatique qui est réveillée à la vraie gnose. Origène, pourtant, conteste que, sur la base de la logique d’Héracléon, on puisse dire que la Samaritaine a péché. Car si un arbre bon ne produit que des bons fruits, alors une nature pneumatique ne peut pas, en tant que telle, être sujette au péché: il est donc totalement contradictoire d’attribuer la fornication à la Samaritaine.

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La racine dernière, non pas du libre choix de la créature, mais de la possibilité de choix en général, et donc même du choix de l’éloignement de Dieu, réside dans le caractère de mutabilité intrinsèque qui appartient à tout ce qui est créé; il s’agit d’un sujet présent chez Origène, mais qui sera développé davantage par Grégoire de Nysse: Mais étant donné que ces créatures rationnelles, dont on a dit au début qu’elles ont été créées, ont été créées alors qu’avant elles n’existaient pas, elles étaient forcement sujettes au changement et aux transformations, à cause du fait qu’elles n’existaient pas et ont commencé à exister (...)16.

Les créatures rationnelles, par le fait même d’avoir eu un commencement dans le temps, sont constitutivement assujetties au devenir et aux transformations. C’est pourquoi elles ne possèdent pas leurs facultés par nature, mais exclusivement par un don du créateur. C’est dans le caractère d’instabilité propre à la nature des créatures rationnelles que réside l’origine de la possibilité de l’erreur et donc de la possibilité que ce que Dieu a concédé en bénéfice soit soustrait. Si la négligence et l’inertie, possibles du fait de l’assujettissement au changement qui est propre à la créature à cause du don du libre arbitre, sont à l’origine de la chute, la nature même du mal doit être déterminée dans cet éloignement du bien17. Le recours à la doctrine de la préexistence des créatures rationnelles doit donc être compris aussi comme une réponse à la menace gnostique. À la recherche d’arguments rationnels en mesure de montrer le manque de fondement des accusations gnostiques, Origène se tourne vers l’idée d’origine platonicienne de la préexistence des âmes. L’introduction de cette doctrine, toutefois, – qui répond, d’un côté, à une difficulté immanente à la pensée origénienne par rapport à la corporéité sensible, et, de l’autre, à un problème de théodicée – pose des problèmes évidents de 16

ID., De princ., II, 9, 2, 226C, vol. I, p. 354,31-34. Cfr. ibid., 226D-227A, pp. 354,45 - 356,51: «Recedere autem a bono non aliud est quam effici in malo. Certum namque est malum esse bono carere. Ex quo accidit, ut in quanta mensura quis dovolveretur a bono, in tantam mensuram malitiae deveniret. In quo utique pro motibus suis unaquaequae mens vel amplius vel parcius bonum neglegens in contrarium boni, quod sine dubio malum est, trahebatur». 17

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cohérence et de conciliation avec les Écritures et en particulier avec ce qui représente le caractère propre du christianisme du point de vue de la conception anthropologique: l’idée de la création de l’homme en tant qu’union de l’âme et du corps, cette union de sensible et d’intelligible qui prend tout son sens à la lumière de l’incarnation du Christ. Cette difficulté devient particulièrement évidente dans le contexte de la discussion sur la résurrection des corps, c’est-à-dire sur le destin de la corporéité dans l’apocatastase.

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CHAPITRE IX

LE TEMPS DU RETOUR

1. De l’image à la ressemblance Selon la doctrine de la préexistence, les racines du monde sensible plongent dans un temps antérieur, un temps dans lequel un événement s’est avéré, qui constitue le fondement de l’existence de ce monde et qui conditionne son développement historique ultérieur. Tout le monde sensible est défini par une contingence bien plus profonde que celle qui dérive de la seule dépendance à l’acte créateur de Dieu. Si les créatures rationnelles ne s’étaient pas éloignées de la contemplation de Dieu, si elles n’avaient pas brisé leur propre unité et leur harmonie initiale, dans laquelle et pour laquelle elles avaient été créées, le monde sensible n’aurait pas existé. La descente et la vie des créatures rationnelles dans des corps sensibles se montrent comme une prison de l’âme, tout en étant le passage nécessaire d’un processus de purification et de rapprochement de Dieu. Il semblerait que toutes les vicissitudes du monde sensible soient orientées vers le dépassement de la condition de corruption et de mortalité corporelle à laquelle les créatures rationnelles ont été condamnées après la chute, c’est-àdire vers la reconstitution de l’état initial. Cette reconstitution est nécessaire dans la mesure où l’on ne peut pas concevoir une existence éternelle du mal. Celle-ci, en effet, mettrait en question la puissance et la bonté du Créateur et irait à l’encontre du principe selon lequel seul ce qui est et seul ce qui est bon peut exister de façon éternelle. Dieu serait dépourvu de toute justification face à une permanence éternelle du mal, même sous la forme d’un

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châtiment éternel de ceux qui ont péché et se sont couverts de méchanceté. Comment pourrait-on concilier le châtiment éternel et l’éternelle révolte de la créature avec la toute-puissante bonté du Créateur? Le caractère universel de cette restitutio constitue le cœur de la notion d’apocatastase: Étant donné qu’il y a une telle variété et une telle diversité même dans les créatures rationnelles animées et qu’il faut estimer que c’est à cause d’elles qu’il y a toute la variété et diversité restante: est-il nécessaire d’envisager une autre cause de l’existence du monde, en particulier si nous pensons à cette fin par laquelle tout sera restauré dans l’état initial et dont on a parlé dans le livre précédent?1

La caractéristique de la condition de préexistence des créatures rationnelles dans leur ensemble est l’unité contemplative avec Dieu. Si la chute des créatures rationnelles est donc à l’origine de la variété et de la diversité qui caractérisent le monde sensible, la restitutio ne peut que coïncider avec le dépassement de cette diversité, vers la reconstitution de l’unité initiale2. Tandis que d’un point de vue universel le retour des créatures équivaut à cette réintégration de l’unité perdue, le destin individuel de chaque créature évoque son histoire personnelle et sa capacité et volonté personnelle d’accomplir ce processus d’assimilation à Dieu, implicite dans la création à l’image du Créateur. Dans une conférence longue et approfondie, Josep RiusCamps a analysé la question de l’apocatastase dans la pensée origénienne à la lumière de la différence entre image et ressemblance, et, donc, entre condition initiale et condition finale3. Origène n’aurait pas soutenu que la fin serait identique au commencement, mais seulement qu’elle sera semblable. Pour les créa1 ORIGENES, De princ., II, 1, 1, 182B-183A, edd. Crouzel – Simonetti cit. (chap.VI, à la note 12), vol. I, pp. 234,16 - 236,22. Il existe aussi un fragment de Justinien assez semblable à ce texte de la traduction de Rufin; cfr. Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, ed. J. P. Mansi, IX, Paris – Leipzig 1901, col. 529: «Ou{tw dh; poikilwtavtou kovsmou tugcavnonto~ kai; tosau`ta diavfora logika; perievcon-

to~, tiv a[llo crh; levgein ai[tion gegonevnai tou` uJposth`nai aujto;n h] to; poikivlon th`~ ajpoptwvsew~ tw`n oujc oJmoivw~ th`~ eJnavdo~ ajporrevontwn». 2

Cfr. ORIGENES, ibid., 183A, p. 236,22-30. Cfr. J. RIUS-CAMPS, La hipótesis origeniana sobre el fin último (perì telous). Intento de valoración, in Arché e Telos cit. (chap.VI, à la note 26), pp. 58-117. 3

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tures rationnelles il ne s’agit donc pas d’un rétablissement de l’état initial, mais d’un progrès vers la ressemblance qu’elles ne possèdent qu’en puissance au moment de la création4. L’incarnation du Christ aurait un rôle central dans ce processus, puisque c’est grâce à elle que la créature apprendrait à aimer de «façon extrême». Grâce à l’incarnation, en effet, un nouveau lien d’amour entre créature et Créateur est établi, un lien qui n’élimine pas la liberté de la créature, mais qui l’oriente, en lui empêchant de répéter une fois de plus un choix erroné. Dans cette perspective il y aurait deux niveaux de lecture de la question de la fin dernière: un niveau philosophique et un niveau théologique. Si du point de vue philosophique la possibilité d’une rechute reste toujours ouverte, ce n’est pas le cas du point de vue théologique, grâce à la force cohésive de l’amour. Les deux niveaux, sur cette question comme sur d’autres, cohabiteraient constamment dans la pensée d’Origène. La thèse de Rius-Camps se base donc sur la distinction entre image et ressemblance, à laquelle Origène fait référence dans plusieurs passages. La question, pourtant, est loin d’être claire5. Dans certains passages du Peri Archôn Origène sem4 Cfr. ibid., pp. 101-103. Sur la question de l’image de Dieu dans l’homme et du rapport entre image du Céleste et image du Terrestre d’un côté, et entre image de Dieu et ressemblance à Dieu de l’autre, cfr. H. CROUZEL, Théologie de l’image de Dieu chez Origène, Toulouse 1956. Dans cet essai, Crouzel distingue entre l’image, qui est un don de participation au Logos divin donné à l’homme lors de la création, donc une divinisation de l’homme en puissance, et la ressemblance, une divinisation en acte, dont l’accomplissement sera possible seulement après la vie charnelle. Pourtant, Origène montre des oscillations sur le thème du progrès de l’image à la ressemblance, sur la base desquelles on peut interpréter l’apocatastase comme une restauration d’une condition perdue, une libération de l’image de Dieu, cachée, mais non pas détruite, par l’image du Terrestre. Cette oscillation pourrait relever d’une contradiction entre conception platonicienne et conception chrétienne: cfr. ibid., p. 221. 5 Cfr. G. SFAMENI GASPARRO, Restaurazione dell’immagine celeste e abbandono dell’immagine terrestre nella prospettiva origeniana della doppia creazione, in Arché e Telos cit., pp. 231-266. Giulia Sfameni Gasparro a souligné, dans cette intervention à l’occasion du même Colloque auquel a été présentée la conference de Josep Rius-Camps, les oscillations constantes par rapport au problème de l’image et de la ressemblance: il y aurait, en effet, une alternance entre l’idée d’une fin comprise comme retour, et l’idée d’un progrès par rapport au commencement, et donc d’un progrès de l’image à la réalisation de la ressemblance avec Dieu. – Au sujet de la question du progrès moral de la créature, on peut voir aussi C. E. RABINOWITZ, Personal and Cosmic Salvation in Origen, in «Vigiliae christianae», 38 (1984), pp. 319-329. Dans cette étude Rabinowitz propose une distinction entre deux niveaux d’exégèse et de pensée par rapport à la question du salut: le pre-

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ble en effet identifier l’image et la ressemblance et les attribuer toutes deux au moment de la création. Dans ce texte du capitre 11 du deuxième livre par exemple, il semblerait qu’on ne puisse pas vraiment relever une distinction entre image et ressemblance: L’intelligence, nourrie par ces aliments de sagesse, est rétablie dans son intégrité et sa perfection, dans l’image de Dieu et la ressemblance, comme l’homme avait été créé au début6.

Ici la création à l’image de Dieu et la ressemblance à Dieu sont liées au thème de la fin en tant que restitutio de la condition originaire. Sur la base de ce texte, on pourrait affirmer qu’à la restitutio universelle de la fin des temps correspond une restitutio individuelle analogue, c’est-à-dire, la récupération de l’image et de la ressemblance à Dieu qui ont été brouillées et cachées par la juxtaposition de l’image du Diable. Pourtant, d’autres textes du Peri Archôn semblent aller dans une direction différente, en particulier dans le chapitre 6 du troisième livre, où Origène affirme d’abord que la tâche de chaque homme est de se rendre de plus en plus semblable à Dieu: Le bien suprême donc, vers lequel se dresse toute la nature rationnelle et qui est dit aussi «fin de toutes les choses», consiste, comme cela a été dit aussi par plusieurs philosophes, à devenir semblable à Dieu, dans la mesure du possible7.

Ensuite il précise: Quand il dit alors: À l’image de Dieu il le fit, et il se tut par rapport à la ressemblance, cela veut seulement dire que l’homme mier, lié à la doctrine de l’apocatastase et du salut universel à venir, le deuxième lié au parcours individuel des créatures, en tant que salut individuel précédant le moment de l’apocatastase et de la fin des temps. Il s’agirait de deux niveaux qui ne sont pas en contradiction, mais qui répondent à des fonctions philosophiques et théologique différentes, à l’intérieur d’une pensée créative et non dogmatique. 6 ORIGENES, De princ., II, 11, 3, 242D, vol. I, pp. 398,85 - 400,86: «Quibus sapientiae escis nutrita mens ad integrum et perfectum, sicut ex initio factus est homo, ad imaginem dei ac similitudinem reparetur». Cfr. aussi ibid., I, 2, 6, 134B, p. 120,145-153. 7 Ibid., III, 6, 1, 353B, vol. III, p. 236,7-10: «Igitur summum bonum, ad quod natura rationabilis universa festinat, qui etiam finis omnium dicitur, a quam plurimis etiam philosophorum hoc modo terminatur, quia summum bonum sit, prout possibile est, similem fieri deo».

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a reçu la dignité de l’image dans la première création, mais la perfection de la ressemblance lui a été gardée pour la fin. C’est-à-dire qu’il devait l’acquérir par les efforts de son activité dans l’imitation de Dieu; puisque la possibilité de cette perfection lui a été donnée au début à travers la dignité de l’image, il devait réaliser lui même la ressemblance parfaite, à la fin, à travers l’accomplissement de ses œuvres8.

À partir de ces textes une clé interprétative de Gn 1, 26-27 se profile, qui voit dans la création à l’image, en même temps, l’élévation de l’homme à une dignité supérieure par rapport à toute autre créature, et la possibilité de l’obtention de la ressemblance avec Dieu en tant que tâche morale et spirituelle. Le passage de l’image à la ressemblance se pose dans le sens d’un progrès spirituel qui, à travers des étapes et différents niveaux de perfection, amène la créature à l’accomplissement de ce qui était contenu seulement de façon potentielle dans la dignité de sa propre création. Entre le commencement et la fin de l’histoire il y a donc une différence fondamentale inhérente au plein déploiement de ce qui est potentiellement contenu dans le moment génétique. L’histoire peut donc être lue comme l’ensemble des vicissitudes, traversées par les difficultés, les chutes et les régressions, mais toujours éclairées par le soin pédagogique et providentiel divin, par le biais duquel la créature arrive à l’accomplissement de sa propre nature. Contrairement au Créateur, la créature ne peut pas posséder de façon pleine et simultanée toutes les vertus, sinon à travers l’effort continuel de l’imitation et de la contemplation de Dieu9. La condition originaire des créatures n’était donc pas le calme repos dans une contemplation de Dieu déjà acquise, donnée en possession, elle demandait au contraire dès le début un progrès en direction de la ressemblance par l’imitation active du Créateur.

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Ibid., p. 236,17-25: «Hoc ergo quod dixit ‘ad imaginem dei fecit eum’ (Gn 1, 27) et de similitudine siluit, non aliud indicat nisi quod imaginis quidem dignitatem in prima conditione percepit, similitudinis vero ei perfectio in consummatione servata est: scilicet ut ipse sibi eam propriae industriae studiis ex dei imitatione conscisceret, quo possibilitatem sibi perfectionis in initiis datam per imaginis dignitatem, in fine demum per operum expletionem perfectam sibi ipse similitudinem consummaret». 9 Cfr. Ibid., IV, 4, 10, 412D-413A, p. 428,400-410.

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2. Entre histoire et circularité De la rupture de l’unité initiale jusqu’à sa reconstitution finale, le temps déployé de l’histoire semblerait dessiner un cercle10. L’apocatastase en tant que retour à une condition originaire perdue à cause de la faute de la créature serait le parfait accomplissement de ce cercle. Mais dans quel sens doit-on comprendre le rapport entre le cercle de la chute et de la restitutio et l’histoire universelle et en même temps composée d’instants individuels, parmi lesquels figure l’incarnation du Christ? Dans le temps qui se déroule entre la chute et l’apocatastase, même le progrès à travers les différents degrés de purification et de rapprochement vers Dieu qui passent par la libération progressive du domaine tyrannique de la sensibilité, est compris à l’intérieur d’un mouvement circulaire de descensio et reditus. La temporalité du monde sensible est donc suspendue entre deux événements qui lui sont étrangers: la chute et la reconstitution de la condition initiale. On a donc un processus historique conditionné par un événement antérieur et projeté vers un retour, qui est posé, lui aussi, en dehors de l’histoire. L’universalité et la nécessité de ce retour soustraient valeur et autonomie à la dimension du temps et de l’histoire, et en particulier à la dimension du présent comme occasion du choix11. La 10 Cfr. P. TZAMALIKOS, Origen: Philosophy of History and Eschatology, Leiden – Boston 2007. Dans ce livre, l’auteur parle d’une véritable philosophie origénienne de l’histoire, c’est-à-dire d’une conception du sens de l’histoire dominée par une forte téléologie, qui pourtant ne serait pas déterministe, car elle présupposerait la coopération volontaire de l’homme afin de réaliser le but final du processus. Contre une vision cyclique de cette philosophie de l’histoire, Tzamalikos met l’accent sur le rôle de l’incarnation du Christ, en tant qu’événement unique, qui n’aurait pas été sous-estimé par Origène, comme on a cru pendant longtemps. Cette position par rapport à l’incarnation avait déjà été soutenue par Crouzel, dans une forte polémique contre le livre de R. P. C. HANSON, Allegory and Event, London 1959: cfr. H. CROUZEL, Origène devant l’Incarnation et devant l’Histoire, «Bulletin de Littérature Ecclésiastique», 2 (1960), pp. 81-110. – Du même auteur on peut voir aussi P. TZAMALIKOS, Origen: Cosmology and Ontology of Time, Leiden – Boston 2006. Ce livre représente une analyse approfondie et convaincante de la conception du temps dans la pensée origénienne, mais qui, à cause d’un choix précis de l’auteur, ne prend pas en considération le Peri Archôn dans la traduction latine de Rufin, se bornant à analyser seulement les fragments grecs de cet ouvrage. 11 Cfr. par exemple O. CULMANN, Christus und die Zeit, Die urchristliche Zeitund Geschichtsauffassung, Basel 19482; C. FABRO, La storiografia nel pensiero cristiano, in Grande Antologia Filosofica, dir. da U. A. Padovani, Milano 1973, pp. 311-503.

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doctrine de l’apocatastase soustrait donc aux actes des hommes leur caractère irrémédiable qui, se projetant vers l’éternité, décide à jamais du destin de la créature individuelle. Puisque toutes les créatures participeront d’un reditus compris au sens eschatologique, la vie temporelle de l’homme dans le monde ne se montre que comme un passage obligatoire en direction d’une restitutio tout autant nécessaire. Lorsque l’on définit le temps origénien comme un temps circulaire, il est nécessaire de distinguer cette définition de la notion de temps cyclique compris comme répétition des événements. Non seulement la possibilité de la répétition immuable des événements est entièrement étrangère à la pensée origénienne, qui reste, malgré les influences philosophiques helléniques, une pensée fortement liée à l’exégèse biblique, mais c’est Origène luimême qui polémique ouvertement dans le Contra Celsum contre la doctrine stoïcienne du retour éternel12. Une polémique présente aussi dans le Peri Archôn, au deuxième livre, dans le cadre d’une discussion difficile sur le lien entre le mouvement libre de la volonté et la condition corporelle, où l’hypothèse de la succession des mondes est posée de façon strictement corrélative aux vicissitudes des progrès et des regressions volontaires des créatures rationnelles13. Par temps circulaire dans le Peri Archôn il faudra comprendre un processus temporel qui, à partir d’une condition initiale, à travers les vicissitudes historiques de la révélation et de la rédemption, qui comprennent l’événement unique de l’incarnation du Christ, reconduit à la condition initiale, perdue à cause de la chute. La succession des cycles temporels – qu’Origène se borne à supposer – est entrelacée à cette circularité: sur la base de cette hypothèse la fin de chaque cycle est aussi le début du cycle suivant, avec une identification entre les cycles temporels et les «mondes». L’apocatastase, comprise en tant que fin ultime, arriverait en conclusion d’une succession de cycles temporels. Mais le commencement et la fin sont-ils vraiment identiques? À l’intérieur du Peri Archôn Origène analyse la question de la fin du

12 Cfr. ORIGENES, Contra Celsum, IV, 67, 1136AB, ed. M. Borret cit. (chap.VII, à la note 4), vol. II, p. 350,6-18. 13 Cfr. ID., De princ., II, 3, 4, 192B-193A, vol. I, pp. 258-260.

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monde dans trois passages, contenus dans le premier, dans le deuxième et dans le troisième livre. Dans le livre premier, on trouve un chapitre, le sixième, dédié au problème de la fin et du salut de la création. Ici on lit, par exemple, l’affirmation que la fin est «semblable» au commencement (le terme latin employé par Rufin est justement similis)14. Le rapport de similitude n’exclurait donc pas un écart entre l’accomplissement des temps dans l’apocatastase, avec l’obtention de la ressemblance avec Dieu, et la condition initiale de béatitude des créatures rationnelles. À la dimension circulaire du temps à un niveau universel il faut donc également entrelacer une autre dimension relative au processus linéaire et singulier de la créature individuelle, vers l’accomplissement de sa propre nature. La conception du temps universel dans le Peri Archôn est dominée par l’exigence métaphysique de l’élimination du mal. Le monde sensible, qui a été créé exclusivement à cause de la faute de la créature rationnelle, est destiné à la destruction, la condition corporelle grossière doit s’éteindre, la multitude désagrégée et dispersée des inégalités et des différences doit trouver à nouveau une recomposition dans l’unité heureuse de la contemplation. La chute a donné lieu à un cycle, dont l’accomplissement ne peut qu’être l’élimination totale du mal et le retour à une condition de perfection originaire. À cette conception du temps une autre est entrelacée, non plus à un niveau cosmique, mais individuel. Dans les pages du Peri Archôn on peut relever une compréhension du temps du salut individuel qui n’est plus dominée par le mouvement circulaire, mais par l’idée d’un progrès spirituel, dont les potentialités sont implicites au moment même de la création. Le temps de la créature singulière n’est donc pas tout simplement linéaire, mais il est orienté vers une amélioration progressive, vers une acquisition progressive d’une ressemblance de plus en plus parfaite avec Dieu. Les vicissitudes temporelles, vécues par les créatures dans le monde sensible, ne constituent pas seulement le temps nécessaire pour la restitution de ce que l’on avait perdu, mais aussi l’occasion pour le plein développement des potentialités implicites dans l’image. 14

Cfr. ibid., I, 6, 2, 166B, p. 196,46-51.

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La tension entre ces deux conceptions du temps peut difficilement être comprise comme une tension entre une conception chrétienne et une conception grecque classique de l’histoire. Les définitions de temps cyclique et de temps linéaire n’aident pas, en effet, à comprendre la différence entre «anciens» et «modernes» et l’écart entre conception païenne et chrétienne du temps. D’un côté, le temps cyclique n’épuise pas la Zeitauffassung propre à l’antiquité et à l’antiquité païenne tardive, de l’autre il ne fut pas étranger au domaine chrétien15. C’est plutôt dans la théodicée origénienne et dans ses exigences qu’il faut chercher une réponse à cette tension. L’élément de la pensée grecque qui influence de façon déterminante Origène n’est pas la conception cyclique du temps, mais une considération fondamentalement négative du monde sensible. Origène ne peut pas éviter de considérer le monde sensible comme un lieu de chute. Le sentiment de quelque chose qu’on a perdu et qu’il est nécessaire de retrouver, la nostalgie de la condition originaire de proximité avec Dieu, traversent de façon décisive les pages du traité, où l’on analyse la question du mal dans ses aspects les plus divers. Si le monde sensible n’a pas été créé originairement, mais seulement à cause du péché, l’élimination intégrale du mal, présupposée par Origène comme nécessaire pour des raisons de théodicée, implique aussi l’élimination du monde sensible. L’eschatologie origénienne dans le Peri Archôn est dominée par le sujet de la chute et du retour à la patrie perdue. Ce retour a, comme on l’a déjà dit, un caractère universel et nécessaire: dans cette perspective la conception du temps ne peut pas se soustraire à la dimension de la circularité. Toutefois, cette perspective ouvre un problème important. À la notion de chute Origène associe constamment la notion de liberté des créatures rationnelles. Dans le libre mouvement de leurs volontés il faut retrouver la racine dernière du mal. La chute n’a pas de caractère nécessaire. Cette 15 Cfr. à ce propos S. MAZZARINO, Il pensiero storico classico, 3 voll., Roma-Bari 19902, III, note 555 (L’intuizione del tempo nella storiografia classica), pp. 412-461. Cfr. aussi L. EDELSTEIN, The Idea of Progress in Classical Antiquity, Baltimore 1967. Les positions exprimées par ces auteurs contrastent avec l’hypothèse désormais classique de Bultmann, selon laquelle la pensée hellénique n’aurait pas de sens de l’histoire: cfr. R. BULTMANN, Geschichte und Eschatologie, Tübingen 1958.

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différence significative distingue l’élaboration origénienne du sujet de la chute aussi bien de celle des traités gnostiques dans leurs nombreuses versions, que de la façon dont Plotin abordera la question de l’incorporation des âmes particulières dans les Ennéades. Les créatures rationnelles décident librement de s’éloigner du bien et cette liberté, qui constitue ontologiquement l’être humain, demeure un présupposé auquel Origène ne saurait renoncer. La forte mise en relief du rôle du libre arbitre a, surtout dans le Peri Archôn, une fonction ouvertement antignostique et répond au problème fondamental de la théodicée. Le Créateur ne participe d’aucune façon au mal, n’en est d’aucune façon responsable, parce que le mal n’est pas un objet de la création. Pourtant, si dans une perspective circulaire le salut n’est que le retour à la condition originaire, rien n’empêche à la créature de tomber à nouveau après l’apocatastase, étant donné que même la première chute a eu lieu dans une condition de perfection et de bonheur étrangère à la corporéité sensible. Origène se pose explicitement le problème dans le troisième livre du Peri Archôn16. L’idée d’un progrès individuel et spirituel de l’image vers la ressemblance tente de répondre exactement à cette question. La perspective circulaire se trouve ainsi entrelacée à une dimension non seulement linéaire, mais progressive. Dans le reditus universel les créatures rationnelles ne seront pas exactement égales à ce qu’elles étaient au début, parce qu’elles actualiseront les potentialités implicites dans la possession de l’image dès le moment de la création. La longue paideiva qui a lieu dans le monde sensible et aussi après, n’est pas une simple rééducation, mais le processus qui permet l’acquisition de la ressemblance. C’est en vertu de ce progrès que la créature pourra rester ancrée à l’amour de Dieu et échapper au cercle infernal de la répétition de l’erreur. Pourtant on ne peut pas vraiment soutenir que dans l’œuvre origénienne on puisse trouver une doctrine accomplie et articulée du progrès de l’image à la ressemblance. Encore une fois, les exigences de la rationalité philosophique ne trouvent pas une parfaite conciliation avec celles de la foi et de la fidélité au contenu de la révélation. L’exigence de l’élimination définitive du mal, en effet, est de nature proprement philosophique, et ré16 Cfr. par exemple ORIGENES, De princ., III, 6, 3, 335C-337B, vol. III, pp. 240-242.

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pond à la nécessité de la sauvegarde de l’ensemble des attributs de toute-puissance, immuabilité, perfection et éternité référés à Dieu et tirés de la pensée philosophique. La façon dont cette exigence peut être conciliée avec une doctrine de la liberté et du péché, et surtout avec l’élaboration de la liberté individuelle, l’abîme auquel l’homme est confronté, reste un problème qui suscite de la part d’Origène une recherche de solutions, sans qu’il arrive à une conclusion définitive. Et c’est avec cette attitude qu’il affronte aussi la question de la résurrection des corps.

3. Le destin de la corporéité Si la chute et la production du mal ont eu une efficacité sur un plan cosmogonique et anthropogonique, la restitutio devra avoir la même efficacité. Ce présupposé, tout en étant cohérent avec la formation culturelle et philosophique d’Origène est, cependant, en conflit avec le contenu de la révélation, avec le nouveau statut conféré au sensible par l’incarnation du Christ, et avec la doctrine de la résurrection des corps. Cette tension est probablement à l’origine des fortes oscillations qu’on peut relever dans l’œuvre origénienne et qui ont donné vie à un débat approfondi, mais controversé, concentré surtout sur l’éternité de la condition corporelle17. Il est indéniable que les textes origéniens à ce sujet présentent de nombreuses inconséquences et de véritables contra17 Lors du deuxième Congrès Origénien international Franz Heinrich Kettler a souligné le manque de fiabilité de la traduction latine du Peri Archôn et argumenté sur la base d’une distinction entre écrits ésotériques et exotériques en faveur de la totale incorporéité des créatures rationnelles après l’apocatastase: cfr. F. H. KETTLER, Neue Beobachtungen zur Apokatastasislehre des Origenes, in Origeniana Secunda cit. (chap.VI, à la note 8), pp. 339-348. Contre cette position et en faveur de l’attribution d’un corps éthéré aux âmes purifiées a argumenté Henri Crouzel, soulignant que d’après Origène le caractère de l’incorporéité totale peut être attribué seulement à la Trinité divine: cfr. H. CROUZEL, L’apocatastase chez Origène, in Origeniana Quarta, Die Referate des 4. Internationalen Origeneskongresses (Innsbruck, 2.-6. September 1985), hrsg. von L. Lies, Innsbruck – Wien 1987, pp. 282-290. Cfr. aussi R. SOMOS, Origenian Apocatastasis Revisited, in «Cristianesimo nella storia», 23 (2002), pp. 53-77: Somos a analysé ces positions dans un article plus récent refusant aussi bien les conclusions de Crouzel que le procédé argumentatif et les raisons de Kettler. D’après Somos, si l’on se base sur la logique argumentative du Peri Archôn, il faut conclure que la position d’Origène par rapport à ce sujet est l’indépendance absolue des créatures rationnelles de l’existence corporelle.

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dictions: parfois Origène semble soutenir un rapport indissociable entre créature rationnelle et condition corporelle, parfois il semble supposer une destruction complète du corps après la réintégration finale des créatures rationnelles dans leur condition originaire. Dans d’autres passages, finalement, la solution semble consister dans les changements de qualité que le corps assume. Il s’agit, effectivement, d’un problème difficile, y compris parce que la question de la fiabilité de la traduction de Rufin semble difficilement résoluble. En effet, s’il n’est pas possible d’exclure des interventions manipulatrices du traducteur sur le texte original, il n’est pas non plus possible d’en fournir des preuves irréfutables, sauf pour quelques passages dont nous disposons du texte grec ou d’une possibilité de comparaison avec d’autres traductions latines. En outre, comme on l’a déjà dit, présenter une série d’hypothèses même contrastées, en tant que possibles solutions à un problème rationnel, appartient à la méthode et à l’attitude adoptées par Origène et ce surtout dans le Peri Archôn. Le dépassement de la corporéité grossière lors de l’apocatastase représente probablement le premier élément certain que l’on peut déduire des textes. La permanence d’une corporéité corruptible, de la sexualité, d’une physiologie considérée comme dégradante pour la créature rationnelle, serait totalement incompatible avec les présupposés fondamentaux de la pensée origénienne. Le corps grossier que l’on reçoit à cause de la faute, en tant qu’il est approprié à celle-ci, est-il la première forme de corporéité que les créatures rationnelles reçoivent, ou étaient-elles déjà douées d’un corps de qualité supérieure avant la chute? Ce problème émerge de façon beaucoup plus claire dans les textes où Origène développe la question de la fin du monde, de l’apocatastase ou de la destruction du mal et de la récupération de la condition originaire. Le dilemme entre une matière seulement liée à la condition du péché et à l’existence du mal, et une autre qui, ayant changé de qualité, continue à exister après le retour, devient en effet central lorsqu’il s’agit de la fin et de la destruction du mal et de la façon dont il faut entendre cette destruction. Origène analyse cette question dans un paragraphe du chapitre 6 du troisième livre du Peri Archôn, où il avance trois hypothèses, entre lesquelles, cependant, il déclare en conclusion ne pas vouloir prendre position. Selon la première hypothèse, la matière se-

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rait totalement détruite, puisque les intelligences existeraient dépourvues de corps. Sur la base de la deuxième, en revanche, la fin du monde ne verrait pas une complète destruction de la substance du monde visible, mais la cessation de sa «figure». En conclusion de ce chapitre on trouve une troisième hypothèse, selon laquelle la matière corporelle ne serait pas détruite, mais transformée en matière éthérée. Tout en déclarant en conclusion que seul Dieu et celui qui lui est associé peuvent connaître avec certitude comment la fin du monde s’avérera, Origène se montre dans ce contexte plutôt enclin à l’hypothèse d’une transformation de la substance corporelle, à cause de la difficulté de penser un être substantiel qui puisse subsister sans corps, privilège qu’il n’est possible d’accorder qu’à la Trinité18. De toute façon, les trois hypothèses restent ouvertes. Le deuxième chapitre du deuxième livre du Peri Archôn analyse la question de l’éternité de la nature corporelle. Ici, Origène se demande si les créatures rationnelles peuvent exister sans corps, pour se montrer ensuite plus enclin à la deuxième hypothèse: il n’est possible de séparer que par le biais d’une opération mentale une créature rationnelle de son corps, et entre le corps «spirituel» des créatures rationnelles qui se trouvent dans une condition de perfection et le corps matériel il n’y a qu’une différence de degré. Les créatures rationnelles ne peuvent pas être totalement séparées des corps, mais devaient être douées originairement de corps adaptés à leur dignité, et donc subtils et spirituels19. L’interprétation de ce passage demeure tout de même difficile. En premier lieu, parce que malgré le ton plus affirmatif 18

Cfr. ORIGENES, De princ., I, 6, 4, 170BC, vol. I, p. 206,175-182: «In hoc fine si qui materialem naturam, id est corpoream, penitus interituram putet, nullo omnino genere intellectui meo occurrere potest, quomodo tot et tantae substantiae vitam agere ac subsistere sine corporibus possint, cum solius dei, id est patris et filii ac spiritus sancti naturae id proprium sit, ut sine materiali substantia et absque ulla corporeae adiectionis societate intellegatur existere». Cfr. J. RIUSCAMPS, La suerte de la naturaleza corpórea según el Peri Archon de Orígenes, in Studia Patristica, XIV, Papers Presented to the Fourth International Conference on Patristic Studies (Oxford, 1971), Part III, ed. by E. A. Livingstone, Berlin 1966 (Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur, 117), [pp. 167-179], p. 171: d’après l’auteur ce passage est une extrapolation de Rufin, visant à ne pas laisser ouvertes les trois hypothèses, et à signaler une certaine contrariété à l’hypothèse de la disparition de la matière. 19 Cfr. ORIGENES, De princ., II, 2, 2, 187BC, vol. I, p. 248,32-41.

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avec lequel Origène développe l’hypothèse de l’impossibilité d’une existence incorporelle des créatures rationnelles, il n’abandonne pourtant jamais entièrement le ton dubitatif qui caractérise les discussions du Peri Archôn sur les questions les plus controversées. En deuxième lieu, parce qu’il n’est pas possible d’exclure la présence d’interventions par Rufin20. La question de la destruction finale de la matière est analysée plus en détail dans le chapitre suivant, où l’on trouve l’exposition de trois hypothèses différentes au sujet du destin de la matière et de la fin du monde. La première se base sur 1Cor 15, 53: «Car il faut que ce corps corruptible revête l’incorruptibilité, et que ce corps mortel revête l’immortalité». Origène se base sur ce texte pour soutenir, d’un côté, que ce qui est corruptible et mortel est nécessairement le corps matériel et visible dont les hommes sont revêtus, de l’autre, que la phrase de l’apôtre semble présenter une transformation du corps mortel en corps spirituel et subtil, et non pas une destruction du corps en tant que tel. À la première hypothèse s’oppose la deuxième, basée sur l’identification entre la destruction de la mort et l’abolition de la matière. La fin du monde matériel consisterait donc dans une élimination progressive de la matière et dans une transformation progressive des corps en des corps plus subtils, jusqu’à la complète disparition de la matière: Mais s’il est vrai que «ce corps corruptible revêtira l’incorruptibilité, et que ce corps mortel revêtira l’immortalité, et que la mort sera engloutie dans la fin», cela ne veut dire rien d’autre qu’il faut éliminer la nature matérielle, dans laquelle la mort pouvait avoir un certain effet, alors qu’il semble que la nature de la matière corporelle obnubile l’acuité de l’esprit de ceux qui se trouvent dans un corps21.

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Cfr. J. RIUS-CAMPS, ibid., p. 173. L’auteur soutient la présence d’une intervention de Rufin, visant à rendre plus orthodoxe ce passage: notamment la phrase «quod mihi quidem difficillimum et paene impossibile videtur», qui commente l’hypothèse de l’existence incorporelle des créatures rationnelles, serait une véritable interpolation. 21 ORIGENES, De princ., II, 3, 3, 190C-191A, vol. I, p. 256,102-108: «Si verum est quod corruptibile hoc induet incorruptionem, et mortale hoc induet inmortalitatem, et quod absorbeatur mors in finem, non aliud quam materialem naturam exterminandam declarat, in qua operari mors aliquid poterat, dum hi, qui in corpore sunt, per naturam materiae corporalis mentis acumen videntur obtundi».

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L’hypothèse de la destruction finale de la matière, et non de sa transformation, est le signe d’une conception négative de la matière, considérée en même temps comme occasion du péché et source d’obscurcissement et de confusion pour l’intelligence, jusqu’à arriver à une identification entre mort et matière, pour laquelle l’abolition de la mort ne peut avoir lieu sans le passage de la dimension de la corporéité à celle de l’incorporéité. Cette hypothèse trouve une justification rationnelle dans la constatation que la matière a eu un commencement et que donc, dans un mouvement cyclique de réintégration de la création comme conclusion de la vicissitude de la chute et de la dispersion, elle peut revenir à une condition initiale, consistant tout simplement à ne pas exister22. La troisième hypothèse, qui ne contraste pas directement avec les deux autres, affirme la destruction du monde inférieur, corruptible et sensible, et la permanence du monde qui est au-delà du sensible, le monde céleste, des bienheureux, qui se trouve au dessus des étoiles fixes et dans lequel tous seront à la fin réintégrés. Un monde doué d’un ciel et d’une terre parfaits et incorruptibles, dans lesquels toutes les créatures seront placées selon leurs mérites et leur degré de purification et de perfection. Ce chapitre s’achève avec la récapitulation des trois théories sur la fin du monde, dans laquelle encore une fois il faut relever une certaine réticence à assumer une position nette. Le texte qu’on vient d’analyser est exemplaire en tant qu’il montre la difficulté dans laquelle Origène semble se débattre et qui ne peut pas tout simplement être attribuée à des interventions manipulatrices du traducteur. Sur le destin de la corporéité après l’apocatastase, en effet, se joue la tension problématique entre une tradition médio-platonicienne, à laquelle l’Alexandrin adhérait du point de vue de la formation philosophique et culturelle et qui, au moins en partie, identifiait dans la matière le négatif opposé au bien et à la sphère du divin, c’est-à-dire la nécessité obscure de la cwvra platonicienne, et la doctrine chrétienne de la résurrection des corps et de la création de la matière de la part de 22 Cfr. ibid., 191C, pp. 256,125 - 258,129: «Quia omnes, qui subiecti sunt Christo, in fine quoque subiecti erunt deo patri, cui regnum traditurus dicitur Christus, et ita videtur, ut tunc etiam usus corporum cesset. Si autem cessat, in nihilum redit sicut et antea non erat».

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Dieu. La réflexion origénienne autour de la corporéité est traversée par une dévalorisation du sensible, qui plonge ses racines dans la considération du corps comme prison de l’âme et dans l’identification de l’être humain à sa partie rationnelle. La participation au reditus et au bonheur eschatologique par un corps sensible non considéré comme partie de l’essence et de la nature de l’homme, mais comme ajouté de façon accidentelle à une créature rationnelle originairement libre de cette prison, ne peut que représenter un élément de difficulté. Les différentes solutions du dilemme exposées dans le traité représentent donc, non pas la preuve d’une intervention envahissante du traducteur, mais les tentatives controversées de parvenir à une solution qui harmonise le contenu de la révélation avec une considération fondamentalement négative du sensible. En ce sens, Origène semble assumer une position moins ambiguë dans le chapitre dixième, où il défend ouvertement la doctrine de la résurrection des corps. L’hypothèse qui est embrassée ici est celle de la transformation qualitative des corps, et donc de la résurrection non pas du corps grossier, sensible et visible, mais du corps spirituel, qui n’est pas sujet à la corruption: S’il est vrai que les corps ressuscitent, et qu’ils ressuscitent en tant que «spirituels», il n’y a aucun doute qu’ils sont dits ressusciter de la mort une fois que la mortalité et la corruptibilité ont été abandonnées. Autrement il semblerait inutile et superflu que quelqu’un ressuscite de la mort, pour mourir à nouveau23.

Il s’agit d’une solution intermédiaire entre la théorie de la destruction complète de la matière, soutenue même par les gnostiques, et les interprétations grossières de la doctrine chrétienne de la résurrection des corps, qui donnaient lieu à une vision excessivement matérielle des châtiments et des bénéfices après la mort. Cette déclaration en faveur de l’hypothèse de la transformation qualitative des corps ressuscités se trouve dans le contexte d’un développement plus général de l’eschatologie chrétienne, 23 Ibid., 10, 1, 234B, p. 376,35-39: «Quae si verum est quod resurgunt et spiritalia resurgunt, dubium non est quin abiecta corruptione et deposita mortalitate resurgere dicantur a mortuis; alioquin vanum videbitur et superfluum resurgere quem a mortuis, ut iterum moriatur».

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que ce chapitre aborde dans une perspective très proche du texte des Écritures et de l’orthodoxie doctrinale. À l’intérieur d’une argumentation qui laisse beaucoup d’espace au point de vue de la foi commune sur les bénéfices et les châtiments après le jugement universel, il est compréhensible qu’Origène penche pour une hypothèse plus appropriée à la doctrine de la résurrection des corps. La question, en revanche, est laissée encore une fois ouverte dans le chapitre 6 du troisième livre, où est développé le thème de la fin du monde, d’un point de vue moins lié au contenu des Écritures. Dans ce chapitre on trouve à nouveau les deux hypothèses opposées de la destruction de la matière et de sa transformation, mais à travers deux perspectives absentes dans les développements précédents. L’affirmation de la destruction de la matière dans la première hypothèse est placée, en effet, à l’intérieur de la question de l’union de l’âme avec Dieu et de la façon dont cette union doit être comprise. Si l’on soutient l’absolue immatérialité de Dieu et qu’en même temps on fait référence à 1Cor 15, 28, où Paul écrit que Dieu sera tout dans tous, il faut conclure que dans la résurrection la matière corporelle devra être détruite pour ne pas être une entrave et un obstacle à l’union de l’âme avec Dieu. L’état de béatitude parfaite dérivant de la complète union avec Dieu, comprise au sens intellectuel, en tant que perfection de la connaissance, est en contradiction avec la dimension corporelle. L’hypothèse opposée de la transformation du corps animal de l’homme en corps spirituel et donc de la permanence de la matière, entièrement transformée, se base dans ce passage sur deux éléments: la disponibilité de la matière comme substrat amorphe à toute transformation, quelle qu’elle soit, déterminée par la volonté divine, et l’impossibilité qu’une substance créée soit complètement détruite. Le point de départ de l’argumentation est encore une fois 1Cor 15, 42-44. La possibilité de la transformation du corps animal en corps spirituel réside dans la nature même de la matière en tant que substrat amorphe à la disposition du dessein divin. Si la matière peut subir toute transformation, elle ne peut pas, en revanche, être détruite, une destruction substantielle de ce qui a été créé par Dieu n’étant pas possible. Cette position se base sur la thèse que tout ce qui a été créé par Dieu, étant la substance et

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l’objet de la création divine et ne pouvant pas avoir d’autre origine que l’acte de la création, est bon par nature. Dans les créatures rationnelles, ce qui peut tendre au mal, n’est pas leur être substantiel, mais seulement les mouvements de leur volonté. Lorsque l’on parle de destruction du dernier ennemi, cette affirmation ne peut pas non plus être comprise au sens de la destruction de la substance créée – car Lucifer, et en général les puissances ennemies, sont créés par Dieu –, mais doit plutôt être comprise comme un assujettissement de la volonté mauvaise, une destruction de l’inclinaison ennemie24. De la même manière, la matière, étant une création divine, ne peut pas être mauvaise par substance, ni revenir au rien d’où elle provient, pouvant seulement être transformée de façon adéquate à projet divin: C’est pourquoi elles recevront le changement et la variété, de sorte à se trouver dans une condition meilleure ou inférieure selon leurs mérites: mais les choses, qui ont été créées par Dieu, afin d’exister et de demeurer, ne peuvent pas subir de destruction substantielle25.

Cette hypothèse utilise un argument contraire à l’argument de l’abolition de la matière, employé précédemment au cours du traité26: puisque la matière est créée et a un commencement dans le temps, elle peut aussi être détruite. Ici, c’est justement en vertu du fait qu’elle a été créée, que la matière ne peut pas être détruite, l’être en tant que produit de la création ne pouvant revenir au rien. La transformation du corps animal en corps spirituel est l’effet d’un long procès, qui prévoit une purification progressive selon le degré de chute de chaque créature rationnelle. Origène établit un parallélisme entre le procès spirituel de l’âme, qui, traversant plusieurs étapes successives, parvient à une condition de béatitude parfaite dans l’union avec Dieu, et à la transformation graduelle du corps. Parallélisme aussi dans la création des deux natures, la nature matérielle, qui, en tant que substrat amorphe, 24

Cfr. ibid., III, 6, 4, 338B, vol. III, p. 244,140-144. Ibid., p. 244,144-148: «Propter quod immutationem quidem varietatemque recipient, ita ut pro meritis vel in meliore vel in deteriore habeantur statu; substantialem vero interitum ea, quae a deo ad hoc facta sunt, ut essent et permanerent, recipere non possunt». 26 Cfr. ibid., II, 3, 3, 190C-191A, p. 256,102-108. 25

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peut recevoir toute forme et toute figure, et la nature invisible et incorporelle, douée de raison, qui peut elle aussi subir des changements à cause des mouvements de sa volonté, qui peut tantôt incliner au bien tantôt au mal. Encore une fois, dans ce chapitre, Origène conclut l’argumentation en renvoyant explicitement la solution au jugement du lecteur, sans donner de solution définitive au problème par le biais d’un choix clair entre les deux hypothèses. De façon peut-être plus claire qu’ailleurs, dans ce chapitre du Peri Archôn, le conflit qui agite la conception origénienne de la corporéité devient manifeste. D’un côté, l’exigence de la fidélité au contenu des Écritures et à la doctrine chrétienne rendent inconcevable une théorie de la matière comme principe éternel et incréé et donc susceptible de méchanceté par substance. Étant la matière comprise dans le domaine du créationnisme chrétien, soutenir sa destruction finale équivaudrait à admettre aussi bien sa méchanceté intrinsèque, que la possibilité qu’un objet de la création divine, une substance créée, puisse être anéanti, cesser d’exister. D’autre part on peut relever l’influence exercée sur Origène par une certaine tradition platonicienne, non seulement dans la dévalorisation dont la matière comme corporéité est l’objet, mais surtout dans l’idée que la condition corporelle est une entrave au plein exercice des facultés intellectuelles. Puisque la condition de perfection initiale des créatures rationnelles, à laquelle elles feront retour par le biais de la réintégration universelle, consiste dans une contemplation incessante de Dieu, le problème de la conciliation entre cette dimension purement contemplative et une nature corporelle reste ouvert. Vers la fin du traité, après l’analyse de la matière en tant que substrat des qualités, dans le quatrième livre, Origène soulève à nouveau le dilemme du destin de la corporéité, abordé ici non pas du point de vue de la possibilité de la destruction finale de la matière, mais du point de vue de la possibilité d’une existence totalement incorporelle de la part des créatures, avant la chute et après les réintégration finale. À ce propos, deux possibilités sont avancées: sur la base de la première il y a une relation nécessaire et indissociable entre les créatures rationnelles et leur revêtement corporel; sur la base de la deuxième les corps sont des accidents, s’unissant aux créatures rationnelles de façon provisoire à cause

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de la chute. Il est difficile de comprendre quelle position Origène embrasse dans ce passage à cause de la discordance entre les versions dans lesquelles ce texte nous a été transmis. Dans la version de Rufin on trouve: À moins qu’on pense pouvoir démontrer, par le biais de quelques arguments, que la nature rationnelle peut subsister sans aucun corps. Nous avons démontré auparavant, dans la discussion sur les choses individuelles, que cela est difficile, voire impossible pour notre intellect27.

Mis à part la version de Rufin, nous avons également à disposition un fragment de Jérôme28 et un fragment de Justinien29 qui présentent une certaine correspondance entre eux et, en revanche, une certaine discordance avec le texte de Rufin30. En particulier, dans le fragment de Jérôme on a un «quis» initial au lieu du «nisi», qui souligne une certaine incrédulité, et on ne trouve pas la phrase ajoutée juste après par Rufin, qui fait allusion à une démonstration définitive de l’impossibilité d’une existence séparée de la condition corporelle, qui aurait été donnée précédemment par Origène. Au lieu de cette phrase au ton plutôt péremptoire, aussi bien dans le fragment de Jérôme que dans le fragment de Justinien, on trouve une phrase bien différente, qui articule et approfondit le rapport entre la corporéité et les vicissitudes des créatures rationnelles et la discontinuité de la présence de la matière. À la lumière de cette comparaison, il est possible de supposer une correction du texte par Rufin, visant à laisser émerger une prise de position d’Origène en faveur de la thèse de l’im27 Ibid., IV, 4, 8, 410D-411A, p. 422,331-335: «Nisi si quis putat posse se ullis assertionibus ostendere quod possit natura rationabilis absque ullo corporum vita degere. Quod quam difficile sit vel paene impossibile intellectui nostro, in superioribus singula disserentes ostendimus». 28 Cfr. HIERONYMUS STRIDONIUS, Epistola ad Avitum, 14, in ID., Epistolae, 124, PL 22, 1071-1072, ed. Labourt cit. (chap.VI, à la note 27), pp. 112,1 - 113,19. 29 Cfr. Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, ed. Mansi cit. (à la note 1), col. 532. Le fragment est contenu dans le florilège de citations tirées du De principiis, que Justinien avait préparé en 543, à la demande de Pélage, afin de permettre une condamnation par anathème d’Origène et des origénistes. 30 Pour la comparaison entre les différentes versions de ce passage, cfr. la note 66, pp. 267-270 du t. 4 de l’éd. du De principiis cit. (chap.VI, à la note 12).

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possibilité d’une existence complètement incorporelle des créatures rationnelles. Que l’on accepte ou non l’hypothèse d’extrapolations ou interpolations continuelles de la part de Rufin dans tous les passages où Origène aborde la question de l’incorporéité des créatures rationnelles après la résurrection, cela ne change pas les positions générales sur ce thème, développées dans le Peri Archôn. Il s’agit de discussions dans lesquelles Origène vise non pas à définir une doctrine, à fournir une définition certaine et stable, mais plutôt à avancer et discuter des hypothèses de façon ouverte et problématique. La structure et la démarche du Peri Archôn nous permet ainsi de déterminer quelles étaient les tensions spéculatives auxquelles Origène était obligé de faire face, quelles étaient les problématiques opposées avec lesquelles il fallait arriver ensuite à constituer des solutions et des doctrines, quelles étaient les contradictions qui risquaient de toute façon de demeurer, indépendamment de la solution qui serait choisie. En d’autres termes, l’exigence d’une destruction intégrale du mal, propre à la théodicée origénienne, jointe à une considération fondamentalement négative de la corporéité, ne peut que donner lieu à une tension avec le contenu scriptural et la doctrine de la résurrection des corps, et en général avec la nouvelle considération du sensible dérivant de l’idée de l’incarnation du Christ et de l’expérience religieuse chrétienne.

4. L’élimination du mal et ses difficultés Alors que le mal a eu un commencement, qu’est-ce qui pourra jamais y mettre fin? À l’encontre de ce que Celse soutient, en effet, le mal ne contient pas en soi de limite intrinsèque qui puisse lui empêcher de croître de façon démesurée, de dépasser toute limite et de se perpétuer sans cesse. Selon Celse, en effet, étant donné qu’il n’y a qu’une seule origine des maux, ceux-ci ne peuvent varier en nombre et en quantité, leur total doit être toujours égal31. Origène retrouve dans une mauvaise interprétation du Théétète de Platon la source de cette affirmation. L’infinité, la possibilité d’expansion à l’infini, la possibilité de croissance, ainsi que 31

Cfr. ORIGENES, Contra Celsum, IV, 62, 1129B, vol. II, pp. 338,4 - 340,6.

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d’une dégradation et d’une immersion progressive et incessante dans le mal, représentent d’après Origène des caractères immanents à la nature du mal, ainsi que la possibilité d’une diminution, d’un affaiblissement et même d’une complète disparition, grâce à l’intervention divine. Le mal peut donc croître et décroître, s’affaiblir et se renforcer, briser ce qui lui barre la route et refluer, puisqu’il n’a pas de limite en soi. Qu’est-ce qui empêchera alors au mal de croître à l’infini et qui permettra le retour de toutes les créatures à la condition initiale, c’est-à-dire la destruction du mal? C’est la providence divine qui pose une limite à l’invasion du mal par ses moyens de purification du monde entier. Quelle signification auraient autrement les inondations ou les conflagrations, que Dieu envoie sur terre lorsque la quantité du mal présent est devenue surabondante, quelle signification aurait eu le déluge universel? L’absence de confins du mal et sa possibilité d’affirmation en formes multiples et en modalités différentes, sont en contradiction avec une idée d’équilibre immuable des biens et des maux, de mélange mesuré selon un ordre et un nombre immuable, qui donne donc lieu à la répétition immuable des événements, des hommes et des choses. À la vision d’un monde dominé par l’immuabilité de la répétition continuelle de ce qui est déjà arrivé, Origène oppose la perspective de la liberté et de l’impossibilité de la répétition. La seule limite à l’invasion du mal est donc une limite extrinsèque, consistant dans l’intervention divine qui non seulement empêche au mal de s’étendre au-delà d’une certaine limite, mais entame le procès de sa destruction complète et de la réintégration de toutes les créatures dans la condition de béatitude originaire32. Doit-on comprendre ce retour comme un retour définitif? En d’autres termes, si la providence divine accompagne la créature dans son parcours de purification, dans une sorte de chemin pédagogique qui n’exclut pas des chutes et des rechutes, ce parcours arrive-t-il à une fin dernière, après laquelle aucune chute ne sera plus possible? Ou plutôt la possibilité d’une nouvelle chute restet-elle toujours ouverte? Sur un plan universel, Origène comprend l’apocatastase comme le retour et la restauration d’une condition originaire 32

Cfr. ibid., IV, 69, 1137C, p. 354,11-16. Cfr. PLATO, Theaetetus, 176a-b.

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perdue à cause de la chute. Pour que l’on puisse parler d’une fin il est donc nécessaire que le mal qui s’est produit à cause de la chute soit anéanti, que même le dernier ennemi soit détruit et que la totalité des créatures soit à nouveau assujettie au Christ. Il s’agit, de ce point de vue, d’une perspective cyclique de l’événement de la création, de la chute et de la rédemption, basée sur l’impossibilité d’une permanence éternelle du mal: Observant cette fin, quand tous les ennemis seront assujettis au Christ et même le dernier ennemi, la mort, sera détruite et le Christ, auquel tout a été assujetti, consignera le royaume à Dieu père, à partir de cette fin, je dis, nous contemplerons le commencement des choses. Car la fin est toujours semblable au commencement33.

La réintégration des créatures implique un procès graduel qui a comme protagonistes les créatures célestes, les créatures terrestres et les créatures infernales, selon la diversité des conditions respectives. Origène distingue, en effet, entre les différents degrés de chute des intelligences, dont quelques unes se sont maintenues dans la condition originaire de béatitude, d’autres sont tombées, mais de façon partielle, et habitent le monde en formant l’ordre des hommes, d’autres encore se sont plongées à tel point dans le mal qu’elles sont devenues entièrement et activement méchantes. Ces dernières sont les hiérarchies du mal, les puissances mauvaises qui agissent activement pour la perdition des hommes. Une fois qu’on a établi la distinction entre les différents degrés de la chute, auxquels une variété de châtiments et donc de parcours de rééducation et de récupération doit correspondre dans la providence divine, le problème qui se pose est la possibilité ou non de la conversion des puissances mauvaises. Si au chapitre 6 du livre premier la question de la participation du diable à l’apocatastase est soulevée, mais sans trouver de solution34, dans le troisième li33

ORIGENES, De princ., I, 6, 2, 166AB, vol. I, p. 196,42-46: «Talem igitur finem videntes, cum omnes inimici subiecti erunt Christo et cum novissimus inimicus destruetur mors, et cum tradetur a Christo, cui omnia subiecta sunt, regnum deo et patri: ab isto, inquam, tali fine rerum contemplemur initia. Semper enim similis est finis initiis». 34 Cfr. ibid., 3, 169AB, p. 202,122-131: «Iam vero si aliqui ex his ordinibus, qui sub principatu diaboli agunt ac malitiae eius obtemperant, poterint aliquando in futuris saeculis converti ad bonitatem, pro eo quod inest in ipsis liberi facultas ar-

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vre Origène parle en revanche plus explicitement de la destruction finale du dernier ennemi, la mort, qui doit évidemment être identifiée avec le diable. Il s’agit d’une destruction qui ne doit pas être comprise au sens substantiel, la substance créée ne pouvant périr en tant que telle, mais comme une victoire divine sur la volonté mauvaise de l’ennemi, lui aussi enfin plié à la conversion: C’est pourquoi, en effet, on a écrit que le dernier ennemi aussi, qui est appelé mort, sera détruit (1Cor 15, 26), pour qu’il n’y ait plus aucune tristesse, lorsque il n’y aura plus de mort, et aucune diversité, lorsqu’il n’y aura plus d’ennemi35.

Ce texte représente l’affirmation la plus claire de la participation du diable à l’apocatastase, et donc de sa réintégration finale avec toutes les autres créatures rationnelles. Même dans le texte précédemment cité, tout en laissant ouvertes les deux hypothèses, celle d’une conversion finale des puissances mauvaises et celle de leur perdition, à cause du fait que leur volonté est précipitée à tel point dans l’abîme du mal, qu’elle a changé ce libre choix en nature dont elle ne peut plus s’échapper, Origène réaffirme de toute façon la nécessité que l’unité et l’harmonie finales de la création ne soient pas compromises par la rébellion des puissances mauvaises. En effet, présentée comme hypothèse même dans des traités plus tardifs comme le Commentaire sur l’Évangile de Mathieu, l’universalité de l’apocatastase et, donc, la réintégration du démon, représente un point de vue entièrement cohérent avec plusieurs présupposés de sa pensée, en particulier avec l’exigence métaphysique de la complète élimination du mal, avec la notion de pédagogie divine et avec l’idée de l’absolue bonté et toute-puissance de Dieu. Jean Daniélou a observé que supposer que le mal doive être entièrement éliminé équivaut à ôter le tragique appartenant à l’existence humaine, ôter le pouvoir de la liberté humaine de refuser Dieu. Origène semble, d’après Daniélou, vouloir concibitrii, an vero permanens et inveterata malitia velut in naturam quandam ex consuetudine convertatut: etiam tu qui legis probato, si omnimodis neque in his quae videntur temporalibus saeculis neque in his quae non videntur et aeterna sunt penitus pars ista ab illa etiam finali unitate ac convenentia discrepabit». 35 Ibid., III, 6, 5, 338A, vol. III, p. 244,134-137.

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lier, d’un côté, la nécessité métaphysique de la disparition du mal et, de l’autre, une affirmation radicale de la liberté humaine36. C’est dans ce sens qu’il faut lire l’hypothèse d’une succession de mondes, c’est-à-dire l’idée que même dans le retour de toutes les choses en Christ, dans l’apocatastase, la possibilité d’une rechute de la créature rationnelle reste toujours ouverte37. Si, comme le souligne Daniélou, il y a ici une tension entre l’exigence métaphysique de la complète élimination du mal et l’affirmation radicale de la liberté de la créature, à laquelle la possibilité de rechute, la possibilité de la répétition d’un choix négatif, ne peut pas être soustraite, cette tension est ultérieurement compliquée par l’intervention d’une perspective théologique, pour laquelle l’obtention de la ressemblance de la part de la créature instaure un rapport nouveau avec le Créateur, un lien d’amour qui polarise le libre arbitre, en lui empêchant de commettre encore une fois l’erreur, sans pourtant lui soustraire sa liberté. La pensée d’Origène sur ce sujet n’est pas systhématique, les différents niveaux de réflexion coexistent et parfois sont en conflit, dans une tension dont, toutefois, l’Alexandrin apparaît souvent pleinement conscient. Cette tension entre une théodicée de la liberté et une théodicée de l’élimination intégrale du mal se situe dans les oscillations origéniennes relatives à la possibilité d’une rechute. Il s’agit d’une tension entre deux perspectives différentes sur la base desquelles on peut aborder et résoudre le problème du mal et de la responsabilité du Créateur. Une tension qui, sous d’autres formes, se répétera aussi dans l’œuvre de Grégoire de Nysse.

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Cfr. J. DANIÉLOU, Origène, Paris 1948, pp. 281-283. D’après Henri Crouzel, au contraire, la succession des mondes représente seulement une hypothèse qu’Origène avance sans pourtant la partager, car pour l’Alexandrin l’apocatastase serait unique et définitive: cfr. CROUZEL, L’apocatastase chez Origène cit. (à la note 17), pp. 282-290. 37

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TROISIÈME PARTIE

THÉODICÉE CHRÉTIENNE GRÉGOIRE DE NYSSE

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CHAPITRE X

L’ENCHANTEMENT ET LE DÉSENCHANTEMENT

1. Le non-être réel du mal Grégoire a largement subi l’influence d’Origène en ce qui concerne la solution au problème du mal et la détermination du rôle décisif de la liberté de la volonté en tant qu’origine de celuici. Les textes qui affirment l’identité entre mal et non-être présentent des arguments typiques de la tradition platonicienne et néoplatonicienne et qui sont très similaires à ceux qu’Origène avait déjà développés. La définition de mal comme non-être, ou privation d’être, accompagnée d’une clarification des caractères du non-être, traverse toute l’œuvre de Grégoire dès ses premiers écrits. La dialectique entre l’insubstantialité du mal et sa capacité à jouer un rôle efficace dans la réalité a une importance considérable. En effet, l’annihilation du mal n’implique pas la négation de sa présence et, surtout, de ses effets: tout en étant dépourvu de consistance ontologique, à part celle que le libre mouvement de la volonté créée lui donne, le mal possède un pouvoir paradoxal et menaçant sur ce qui existe. Anéanti en tant que non-être, il a toutefois des effets sur la réalité. La dialectique complexe par laquelle ce qui n’est pas possède en même temps un pouvoir sur ce qui est, par le biais d’un renversement de l’ordre naturel des choses, demande la mise au point d’une notion de non-être, qui ne s’identifie pas à l’absolu rien, à propos duquel il n’est possible que de se taire. Dans cette direction, la spéculation plotinienne et en général la tradition platonicienne représentent le point de départ et l’horizon à l’intérieur duquel se meut la réflexion de Grégoire.

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La raison de cette annihilation du mal, qui chez Grégoire est soutenue par des argumentations plus cohérentes que dans l’œuvre origénienne, est analogue à celle d’Origène: elle répond en fait aux exigences de la théodicée. Dans les œuvres de Grégoire, le problème de la justification de l’existence du mal, face à une réalité dans laquelle celle-ci est une part inévitable de la douloureuse expérience individuelle et collective, la nécessité de déterminer une origine de la réalisation du mal qui ne l’attribue pas à un Créateur entendu comme principe unique de la réalité et en même temps absolument bon, est autant pressante que chez Origène. L’infinité divine, sujet splendidement développé dans ses écrits dans une direction contraire à celle d’Origène, pose, en effet, en termes encore plus urgents le problème de la compatibilité entre la présence du mal et l’infinie puissance de Dieu. Dans les De anima et resurrectione, rédigé entre la fin du 379 et le 380 en forme de dialogue avec la sœur Macrine, Grégoire part du présupposé de la bonté naturelle de tout ce qui est doué de consistance ontologique, reprenant l’identification typiquement platonicienne entre l’être et le bien. Sur la base de ces présupposés théoriques, renforcés par l’idée d’une création qui établit un rapport causal direct entre tout ce qui existe et est une substance et Dieu, il est impossible de soutenir la substantialité du mal, si on ne veut pas en attribuer la responsabilité au Créateur. On retrouve ici le problème de la nécessité d’expliquer l’existence du mal sans que ceci puisse d’aucune façon mettre en cause un Créateur absolument bon, mais en même temps tout-puissant et infini. Dans une certaine logique paradoxale, le mal devra être défini comme non-être, et cependant non pas comme un nonêtre absolu, car l’existence du mal est expérimentée quotidiennement et douloureusement par l’être humain. Il s’agit plutôt d’un non-être doué d’une forme d’existence quelconque, mais pas d’une substance: Le vice, même si dire cela relève du paradoxe, possède son être dans le fait de ne pas être: car l’origine du vice n’est rien d’autre qu’une privation de l’être1. 1 GREGORIUS NYSSENUS, De anima et resurrectione, PG 46, 11-160, ici: 93B: { ti~, eij ka]n paravdoxon eijpei`n, ejn tw`/ mh; ei\nai to; ei\nai e[cei: ouj ga;r a[llh tiv~ ejsti «H kai; kakiva~ gevnesi~, eij mh; tou` o[nto~ stevrhsi~».

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Le concept de stevrhsi~, qui accompagne le mh; eij`nai et signale un état différent par rapport à la négation pure, contribue de façon déterminante à la définition de la notion de mal. L’absence de substance du mal exprime le manque d’un être qui aurait dû être et qui au contraire n’est pas là. Dans cette absence il y a donc une sorte de trace de l’être auquel la créature s’est soustraite et qui représente ce à quoi il faut tendre à nouveau. L’argument de la non substantialité du mal est également employé dans les Homélies sur l’Ecclésiaste, rédigées environ un an plus tard, autour de 381. Le verset de l’Ecclésiaste «c’est une occupation ingrate que Dieu a donnée aux fils des hommes afin qu’ils s’y fatiguent» (Qo 1, 13), oblige Grégoire à faire face à une nouvelle épreuve d’interprétation spirituelle de l’Écriture, afin de montrer l’impossibilité que le mal soit donné par Dieu aux hommes. Il s’agit d’une difficulté d’exégèse analogue à celle qu’Origène avait affrontée au sujet de l’interprétation du verset «Je durcirai le cœur du Pharaon» (Ex 4, 21). L’argumentation ne se différencie pas de la ligne argumentative origénienne, se basant sur la non substantialité du mal, d’un côté, et sur la centralité du don du libre arbitre, de l’autre côté. La liberté de la volonté a été offerte aux hommes pour que l’image de Dieu en eux soit parfaite, elle est un élément constitutif de l’image et, donc, de ce qui constitue à proprement parler la nature humaine. Le choix d’agir selon le mal plutôt que selon le bien, en revanche, a été fait par l’homme de façon autonome, car ce qui avait été offert en vue du bien a été utilisé dans un but contraire. Toute la responsabilité du mal retombe donc sur l’homme. Mais le mal ne peut être entendu comme une substance. On trouve ici quelques expressions intéressantes, employées pour indiquer le pouvoir paradoxal acquis par ce qui est dépourvu de consistance ontologique sur ce qui existe2. Le mal n’a pas de subsistance, tire sa subsistance du non-être et, toutefois, d’une certaine façon il a acquis un pouvoir sur l’être, produisant un renversement dans l’ordre universel, à cause duquel ce qui est, est soumis à ce qui n’est pas: 2 Au sujet de l’utilisation des termes u{parxi~ (existence) e uJpovstasi~ (substance) chez les Pères de Cappadoce, voir J. PÉPIN, {Uparxi~ et uJpovstasi~ en Cappadoce, in Hyparxis e hypostasis nel Neoplatonismo, Atti del I Colloquio Internazionale del Centro di Ricerca sul Neoplatonismo (Catania, 1-3 ottobre 1992), a c. di F. Romano – D. P. Taormina, Firenze 1994, pp. 59-78.

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Le mal, en effet, est dépourvu de subsistance, car il tire sa subsistance du non-être, et ce qui tire son être du non-être n’est absolument pas par sa propre nature. Pourtant la vanité exerce un pouvoir sur les choses qui sont assimilées à la vanité3.

La prédilection pour le plaisir corporel, pour la vanité, pour l’apparence du bien et du beau au lieu du bien et du beau en soi, a ouvert la porte au non-être, a fait en sorte qu’il s’introduit dans la volonté de l’homme, dans lequel il a trouvé l’espace pour s’affirmer comme une réalité et exercer de cette manière un pouvoir. C’est la volonté de l’homme, la mauvaise utilisation du libre arbitre, qui doue le mal d’existence. Dans l’Oratio catechetica magna, œuvre de 386 environ, ce sujet est développé sous plusieurs aspects au cours des chapitres 5-8. Dans ces pages Grégoire essaie de donner des réponses aux questions majeures autour du problème de l’existence du mal et de son origine. La description de la création de l’homme à l’image et en ressemblance à Dieu se heurte en effet à l’évidence de la misère de la condition humaine, à la réalité des souffrances, de la corruption des corps, de la maladie, de l’injustice qui toujours se renouvelle, de la mort et de la brièveté, de la fragilité de la vie. Dans ces pages problématiques on retrouve le dilemme qui avait déjà travaillé Origène et Plotin face à l’accusation pertinente adressée par les gnostiques à la souffrance dont la vie dans le monde sensible est pleine. Mais on retrouve en même temps la même difficulté de ne pas concevoir la condition actuelle de l’humanité comme un état de décadence par rapport à un prototype humain créé originairement dans la perfection. L’homme mortel, à la merci de ses sens, jamais capable de se fixer dans le bien, condamné à la misère d’une physiologie qui est mort et corruption quotidienne, semble n’avoir rien gardé de sa ressemblance avec Dieu, il semble, au contraire, n’avoir jamais

3 Pour les Homélies sur l’Ecclésiaste de Grégoire de Nysse (par la suite: In Eccles.) on utilisera l’édition suivante: GREGORIUS NYSSENUS, In Ecclesiasten Homiliae, PG 44, 615-753, edd. P. Alexander – J. McDonough, in ID., Opera, aux. al. vir. doct. edenda cur.W. Jaeger, Leiden 1952 seqq.,V, Leiden 1962, pp. 277-442. – Ici: In Eccles., Oratio II, PG 44, 637C, pp. 300,21 - 301,2: «To; ga;r kako;n ajnupovstaton,

o{ti ejk tou` mh; o[nto~ th;n uJpovstasin e[cei, to; de; ejk tou` mh; o[nto~ o]n oujde; e[sti pavntw~ kata; th;n ijdivan fuvsin, ajll jo{mw~ tw`n th`/ mataiovthti oJmoiwqevntwn ejpikratei` hJ mataiovth~».

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possédé de ressemblance avec le Créateur. La misère apparente de cette créature met directement en cause la responsabilité de Dieu: comment une telle condition a-t-elle pu voir le jour? Dans ce cas aussi, la réponse à la question s’insère dans le sillon tracé par Origène: l’identification du mal à la simple privation de bien, d’un côté, et sa limitation au domaine moral, d’un autre côté. Le mal ne s’origine que dans la volonté, dans son action libre, et se produit exclusivement comme absence de bien, c’est-à-dire de la vertu4. Par le biais de ces deux affirmations, Grégoire établit l’absence de substance dans le mal et la responsabilité de la créature, excluant de cette manière la responsabilité divine dans la réalisation et dans l’existence du mal. Si le mal est non-être et n’atteint une quelconque existence que dans le mouvement de la volonté qui ouvre au négatif, l’opposition entre mal et bien ne peut être comprise comme une opposition réelle entre deux substances ou entre deux entités opposées. Elle devra donc être comprise au sens figuré et de toute façon toujours à partir de l’être, parce c’est le mal même qui se définit de façon privative à partir de ce qui est doué de substance. L’être du mal, en effet, n’est rien d’autre que cette absence qui se produit dans l’être: En effet, il ne faut pas considérer la distinction entre vertu et vice comme une distinction entre deux choses qui se manifestent selon la substance; mais de même que le non-être s’oppose à l’être et il n’est pas possible de dire que le non-être s’oppose à l’être selon la substance, mais nous disons plutôt que la non existence s’oppose à l’existence, de la même manière aussi le vice s’oppose à l’idée de la vertu, sans être une chose en soi, mais étant conçu à partir de l’absence de ce qui est meilleur5.

4 Pour l’Oratio catechetica magna (par la suite: Or. catech.) on utilisera l’édition critique suivante: GREGORIUS NYSSENUS, Oratio catechetica, PG 45, 9-105, ed. E. Mühlenberg, in ID., Opera, cur. Jaeger cit. (à la note préc.), III, Opera dogmatica minora, pars 4, Leiden – New York – Köln 1996. – Ici: cfr. Or. catech., 4, PG 45, 24D, p. 20,8-15. 5 Ibid., 28C, p. 23,13-21: «Th`~ ga;r ajreth`~ kai; th`~ kakiva~ oujc wJ~ duvo tinw`n

kaq juJpovstasin fainomevnwn hJ ajntidiastolh; qewrei`tai: ajll jw{sper ajntidiairei`tai tw/` o[nti to; mh; o]n kai; oujk e[sti kaq juJpovstasin eijpei`n to; mh; o]n ajntidiastevllesqai pro;~ to; o[n, ajlla; th;n ajnuparxivan ajntidiairei`sqai levgomen pro;~ th;n u{parxin, kata; to;n aujto;n trovpon kai; hJ kakiva tw`/ th`~ ajreth`~ ajntikasqevsthke lovgw/, ouj kaq jeJauthvn ti~ ou\sa, ajlla; th`/ ajpousiva/ nooumevnh tou` kreivttono~».

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De la même manière le vice ne peut donc se définir qu’à partir de la vertu, comme un simple manque. Il n’y a pas de définition possible du vice et du mal, sauf par le biais d’un procès de négation à partir de ce qui est doué de substance. Il n’est pas possible autrement de définir les caractères du vice, car il est vide, il ne possède rien d’autre que le fantôme d’une vertu contenue en lui en tant que possibilité niée, réalité soustraite. Grégoire polémique à la lumière de cette définition de la nature du mal contre les positions Manichéennes, qui considèrent la condition corporelle mauvaise en tant que telle, ainsi que tout ce qui est uni à la matière, la corruption des corps, les maladies, la douleur physique. Si le corps mortel exprime une condition de déchéance, c’est pourtant seulement le vice qui peut être considéré mauvais en soi. Cette affirmation renvoie encore une fois à Origène, pour lequel le mal, à proprement parler, ne se produit pas en dehors de la sphère morale, selon une définition du mal comme vice qu’on retrouve déjà dans le stoïcisme ancien. Dans ces pages il est possible de signaler aussi l’écho de la polémique antignostique plotinienne et de la défense de l’harmonieuse discorde du monde sensible menée dans le traité 33 des Ennéades (II, 9). Seul celui qui n’arrive pas à se soulever au-dessus de la connaissance sensible et de l’attachement au plaisir du corps peut identifier la maladie, la douleur, la corruption des corps au mal en soi. Qui est en mesure de s’élever au-dessus de son appartenance au monde sensible, faisant abstraction de celui-ci, sait bien que le seul mal digne de ce nom, est le mal moral. Il s’agit d’un argument déjà rencontré chez Plotin, par exemple dans le traité 47 (Ennéades, III, 2), où Plotin affirme que pour le sage les maux physiques, ainsi que l’injustice qui a lieu dans ce monde, ne sont pas réellement des maux, car il vit entièrement dans la partie supérieure de lui-même, pour laquelle le seul mal, à proprement parler est le vice6. Face au risque d’une mise en cause de la responsabilité divine par rapport au mal, le chemin entrepris par Grégoire est celui d’un évidement du concept de mal et de sa puissance, de son annihilation. Par le biais de l’identification entre mal et non-être, le mal est donc enfermé à l’intérieur du domaine de la volonté et 6

Cfr. ibid., 32CD, p. 28,1-10.

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du libre arbitre, du domaine moral, pour lequel le non-être du mal n’est qu’absence de bien et le vice une prédilection pour ce qui est inférieur.

2. Le charme trompeur des belles apparences Non seulement le mal est dépourvu de toute consistance ontologique, il est même dépourvu de tout attrait. Pour Grégoire le mal pur, le mal en soi, sans voiles pour le cacher ou le révéler en le voilant sous une apparence fallacieuse, est repoussant. Il ne peut d’aucune façon être l’objet d’un désir, d’une volition, d’un choix conscient. Aucune créature ne pourrait faire l’expérience de la perversion consistant dans une attraction envers le mal pur, car il est étranger à la nature créée et, donc, dépourvu des accessoires nécessaires pour le rendre désirable: c’est-à-dire, dépourvu de cette participation au bien en vertu de laquelle, étant compris dans le nombre des êtres doués d’une subsistance quelconque, il pourrait en même temps devenir objet d’une volition. Dans cette nécessité du mal de se revêtir d’apparences fallacieuses afin de tromper l’homme on peut trouver l’écho d’une tradition éthique qui a ses racines dans l’intellectualisme éthique socratique7. Dans les dialogues socratiques de Platon on peut relever la présence d’une idée de vertu en tant que connaissance du juste et du bien, une connaissance en mesure de déterminer les actions des hommes et de les rendre vertueux. L’efficacité de la connaissance du bien du point de vue de son influence sur les actions morales de l’homme réside dans le présupposé de l’affinité de l’âme avec le divin, qui fait en sorte que celle-ci ne puisse pas consciemment choisir le mal, lorsqu’elle possède la vraie connaissance du bien. Cette problématique, reprise aussi par le stoïcisme, pour lequel la ressemblance avec Dieu équivaut à être vertueux, est présente aussi dans la conception plotinienne de la partie de l’âme non descendue. Chez Grégoire, cette tradition éthique, qui voit dans la connaissance du bien la base de la vertu, s’enrichit de la thématique de la création à l’image du divin, qui fonde la ressemblance 7 Cfr. à ce propos J. M. RIST, Eros and Psiche. Studies in Plato, Plotinus and Origen, Toronto 1964.

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à Dieu. À la base de la description du péché de l’homme en termes de ruse tramée par le tentateur, on trouve l’idée de l’impossibilité d’un choix conscient du mal en soi, d’un côté à cause de l’extranéité de ce dernier à la nature de l’homme, et de l’autre côté à cause de l’affinité de l’homme avec Dieu. Si la créature qui pèche n’est pas enflammée par le désir du mal pur, qu’est-ce qui l’enflamme et la détourne de ce chemin vers le bien pour lequel elle avait été créée? Le sujet de la ruse traverse plusieurs œuvres de Grégoire, dès le Traité sur la virginité de 371, dans lequel on trouve déjà une interprétation de la défense biblique de manger les fruits de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, qui sera reprise aussi dans les œuvres suivantes: Pour cette raison les premiers être humains créés ont reçu l’ordre de ne pas connaître avec le bien aussi son contraire, d’éviter la connaissance du bien et du mal, et de saisir plutôt le bien pur, non mélangé et exempt de mal8.

L’explication de ce que, dans ce cas, il faut comprendre par connaissance et par mélange entre bien et mal se trouve dans un paragraphe du De hominis opificio, une œuvre écrite par Grégoire vraisemblablement huit ans plus tard, en 379 environ. L’arbre de la connaissance est interprété ici comme le symbole de la promiscuité, du mélange fallacieux dans lequel le mal se présente habituellement. Le mal en soi, en effet, n’a aucune capacité d’attraction: il doit se mélanger avec le bien, en se revêtant de son apparence afin de tromper l’homme. Par connaissance donc il ne faut pas comprendre la faculté de discernement, et donc de séparation, entre le bien et le mal. Au contraire, la connaissance dont parle la Genèse consiste dans une implication, dans une propension et un mélange à l’objet qui est connu. Manger les fruits de l’arbre de la connaissance du bien et du mal équivaut, donc, non pas à acquérir une faculté supérieure de discernement, mais au contraire à la perdre, à s’enliser dans ce mélange de bien et de 8

Pour le De virginitate de Grégoire de Nysse on utilisera l’édition suivante: GREGORIUS NYSSENUS, De virginitate, PG 46, 317-416, ed. J. P. Cavarnos, in ID., Opera, cur. Jaeger cit. (à la note 3), VIII, pars 1, Opera ascetica, Leiden 1963, [pp. 247-343]. – Ici: De virginitate, PG 46, 376C, p. 304,3-6: «Dio; kai; ajperrhvqh toi`~ prwtoplavstoi~ to; mh; meta; tou` kalou` kai; th;n tw`n ejnantivwn gnw`sin labei`n, ajll aj jposcevsqai me;n tou` gnwstou` kalou` te kai; ponhrou`, kaqaro;n de; kai; ajmige;~ kai; ajmevtocon tou` kakou` to; ajgaqo;n karpou`sqai».

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mal, en égarant la capacité d’apercevoir le vrai visage du mal qui se cache sous les belles apparences par le biais desquelles il se présente. Dans le contact avec le mélange ambigu de bien et de mal que le tentateur propose à l’homme, l’âme humaine perd la simplicité naturelle qui lui serait propre et qui la rapprochait du Créateur. On dit que le fruit de l’arbre interdit n’est ni un mal absolu, car il est encerclé par le bien, ni un bien pur, car il cache le mal, mais un mélange des deux, et que le goût de ce fruit pousse vers la mort ceux qui l’ont savouré, affirmant presque de façon claire l’idée que le bien réel est simple et unique par nature, étranger à toute duplicité et au lien avec le contraire9.

Par le biais de cette interprétation du texte biblique Grégoire propose l’idée d’un mal moral compris non pas comme une inclinaison vers le mal pur, vers le mal absolu, à savoir comme un choix conscient de la méchanceté, mais comme une erreur de jugement. La ressemblance de l’homme avec Dieu et, en particulier, l’affinité de l’âme humaine avec le Créateur, comportent une tension naturelle vers le Bien, qui ne peut pas changer de façon consciente dans son opposé, mais seulement être détournée de son chemin. La ruse est donc à l’origine du mal moral et du péché. Du point de vue de l’homme elle a un double aspect, actif et passif. Un aspect actif, car l’homme fait un choix, se laisse transporter par le désir de la belle apparence et consent à sa fausseté; passif, puisqu’il est en même temps la victime de la ruse qui est tramée à ses dépends. Grégoire déplace de cette manière le mal pur et son choix conscient au-delà de l’homme, dans la ruse mise en acte par le corrupteur, par le serpent, qui devient ainsi la vraie incarnation du mal en soi10. Le péché de l’homme est le fruit en même temps de l’erreur de jugement de l’être humain, qui se laisse entraîner par les appétits de la chair et de la vanité, en confondant le bien avec la gra9 GREGORIUS NYSSENUS, De hominis opificio, PG 44, 123-258; ici: 20, 200BC: «Ou[te ajpoluvtw~ kako;n, diovti perihvnqistai tw/` kalw`/, ou[te kaqarw`~ ajgaqo;n, diovti uJ-

pokevkruptai to; kakovn: ajlla; suvmmikton di jeJkatevrwn tou` ajphgoreumevnou xuvlou to;n karpo;n ei\naiv fhsin, ou| th;n geu`sin eij~ qavnaton a[gein ei\pe tou;~ aJyamevnou~, mononouci; fanerw`~ to; dovgma bow`n, o{ti to; o[ntw~ ajgaqo;n aJplou`n kai; monoeidev~ ejsti th/` fuvsei, pavsh~ diplovh~ kai; th`~ pro;~ to; ejnantivon suzugiva~ ajllovtrion». 10

Cfr. ibid., 200CD.

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tification de la chair, et de la ruse opérée par le corrupteur, qui revêt le mal de belles apparences. Ce thème des apparences aussi belles que fallacieuses dont le mal se revêt pour attirer l’homme est également présent dans l’interprétation allégorique plutôt complexe, donnée par Philon au précepte du Deutéronome: «Si un homme a deux femmes, l’une aimée et l’autre haïe...» (Dt 21, 1517). Dans les De Sacrificiis Philon, interprétant la «femme aimée» comme le plaisir, donne une longue description des artifices qu’elle utilise afin de séduire le mari. Se revêtant d’une beauté postiche, qui ne lui appartient pas, le plaisir cache à l’homme sa vraie nature, c’est-à-dire le mal dont il est la cause11. La ruse représente le moyen privilégié du tentateur, l’arme qu’il emploie pour soudoyer et ruiner les hommes, tellement instables dans l’exercice de leur faculté de choix. Ce sujet revient aussi dans la Vie de Moïse de Grégoire, à propos du prodige du bâton transformé en serpent, où il est étroitement lié à la notion d’apparence fallacieuse, produite au moyen d’un artifice magique, qui rappelle le caractère artificiel du maquillage de la «femme aimée» chez Philon12. Les bâtons des égyptiens ont été transformés en serpents de façon seulement apparente, car l’artifice magique n’en a pu modifier la substance, se bornant à créer une apparence vide qui cachait la vraie nature de l’objet, de la même manière que les artifices du tentateur et des biens fallacieux qu’il présente à l’homme. Ces apparences vides sont donc les instruments de l’artifice, les arguties par le biais desquelles l’ange rebelle tente d’impliquer l’homme dans son destin13. La conception du péché comme erreur de jugement14 revient aussi dans le De mortuis15. Cette conception plonge ses racines 11

Cfr. PHILO, De sacrificiis Abelis et Caini, 29 et 33, ed. Cohn cit. (chap.VI, à la note 18), p. 213,10-16 et pp. 215,20 - 216,3. 12 Pour le De vita Moysis de Grégoire de Nysse on utilisera l’édition suivante: GREGORIUS NYSSENUS, De vita Moysis, PG 44, 297-429, ed. J. Daniélou, Paris 1968 (SC, 1 ter). – Ici: De vita Moysis, I, 24, PG 44, 308BC, pp. 62,6 - 64,12. 13 Cfr. ibid., II, 63, 5-9, 344C, p. 142. 14 Cfr. ibid., 67, 1-4, 345A, p. 144: dans ce passage Grégoire lie le sujet de la ruse à la faute doctrinale, qui représente un des instruments utilisés par le tentateur afin de corrompre l’homme, s’insinuant jusque dans la capacité du chrétien à comprendre correctement sa propre foi. 15 Pour le De mortuis de Grégoire de Nysse on utilisera l’édition suivante: GREGORIUS NYSSENUS, De mortuis, PG 46, 497-537, ed. G. Heil, in ID., Opera, cur.

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dans l’intellectualisme éthique socratique, pour lequel il n’est pas possible de se tourner vers le mal, lorsque l’on a une connaissance pleine du vrai bien, et pour lequel le mal ne peut être poursuivi que dans la mesure où il est erronément confondu avec le bien. L’inclinaison fondamentale de l’homme est au bien, mais dans le mouvement désirant de l’homme s’ouvre un espace pour la production de la ruse, qui détourne l’homme du vrai bien pour l’orienter vers ce qui en possède seulement l’apparence. Seule cette ruse peut expliquer l’inclinaison erronée de l’homme vers le mal, qui en soi, non revêtu de cette belle apparence, ne pourrait exercer aucune attraction ni susciter de désir. Puisque le Bien est le pôle d’attraction par excellence de la tension désirante de l’âme et engendre en elle le sentiment d’amour le plus naturel, son contraire ne peut que contenir en soi tout ce que l’on peut concevoir de repoussant: il est l’horreur vide du rien face auquel l’âme ne peut que reculer, alors qu’elle se jette en lui avec une inconscience téméraire seulement quand elle est aveuglée par le voile brillant, emprunté à l’être, par lequel il se recouvre.

3. Les conséquences du mal: la caducité de l’être mortel Tout en étant non-être, pourvu d’une forme paradoxale de subsistance uniquement à cause de la liberté de la volonté de la créature, qui utilise de façon perverse le don qui lui a été fait, le mal produit néanmoins des effets tangibles et concrets sur un plan qui n’est pas exclusivement moral, mais aussi ontologique, anthropo-

Jaeger cit. (à la note 3), IX, Sermones, Leiden 1967, [pp. 28-68]. – Ici: cfr. De mortuis, PG 46, 497C-500A, p. 29,16-18. Malgré le fait que cet ouvrage a été placé parmi les Sermones par Heil, les commentateurs ne sont pas d’accord sur le caractère qu’il faut lui attribuer: cfr. M. ALEXANDRE, Le De mortuis de Grégoire de Nysse, in Studia Patristica, X, Papers Presented to the Fifth International Conference on Patristic Studies (Oxford, 1967), ed. F. L. Cross, Berlin 1970 (Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur, 107), pp. 35-43. Alexandre remarque que, malgré le fait que dans le texte il n’y a pas d’allusion à un public et que le contenu a un caractère philosophique, le style et le point de départ moral laisseraient penser à un sermon. D’après Lozza, au contraire, on ne peut pas attribuer cet ouvrage au genre consolatoire, car la partie centrale du texte traite des problèmes de nature philosophique et théologique: G. LOZZA, Introduzione, in GREGORIO DI NISSA, Discorso sui defunti, Torino 1991, p. 5.

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logique et cosmique. Une deuxième création, en effet, s’ajoute à la création originairement prévue par Dieu. Il y a plusieurs textes dans lesquels Grégoire développe la double formation de l’homme. La première création est celle à l’image et en ressemblance à Dieu: il s’agit de l’homme originaire, qui n’est pas sujet aux passions et à la mort. Dans sa faculté de liberté de choix se reflète l’image de la liberté divine. La deuxième formation, celle de l’homme sexué et condamné à la nécessité de la reproduction sexuelle, est l’effet de cette liberté de choix propre à l’homme et de la prévision divine de sa chute à venir. Grégoire envisage de distinguer un plan idéal et originaire de la création de l’état déchu dans lequel elle a dû être réalisée, à cause de la rétroactivité de la faute de la créature. La première création ne précède pas selon un ordre de succession chronologique la deuxième, comme c’est le cas chez Origène. Elle s’identifie au plan originaire de la création conçu par Dieu, dont la réalisation n’a pas été empêchée par une chute qui a eu effectivement lieu dans le temps, mais par la prévision de la chute à venir. Dieu, en effet, en prévoyant que l’homme pécherait, l’a doué dès le début d’une corporéité sexuée et sensible, ajoutant une deuxième création à la première originairement conçue. Des auteurs comme Floëri16 et Corsini17 ont amoindri aussi bien l’importance de la division des sexes dans la réalisation du mal que la portée de la distinction entre première et deuxième création de l’homme: Floëri, en soutenant la proximité entre la pensée de Grégoire autour des protoplastes et la doctrine des autres Pères de l’Église, Corsini en soulignant la notion de plérôme humain et de création instantanée et globale de l’homme et du monde. Ce dernier, en effet, nie que l’on puisse parler de deux créations, de l’homme ou du monde, étant la création une, instantanée et globale. Dieu crée la nature humaine toute ensemble, en tant que plérôme humain, car il ne peut créer dans la succession temporelle, tandis que le plérôme se réalise dans la dimension spatio-temporelle, à laquelle il appartient, selon une conca16 Cfr. F. FLOËRI, Le sens de la «Division des sexes» chez Grégoire de Nysse, in «Revue des sciences religieuses», 27 (1953), pp. 105-111. 17 Cfr. E. CORSINI, Plérôme humain et plérôme cosmique chez Grégoire de Nysse, in Écriture et culture philosophique dans la pensée de Grégoire de Nysse, éd. par M. Harl, Leiden 1971, pp. 111-126.

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ténation et un ordre nécessaires. Donc, pour Grégoire il n’y aurait pas une différence entre homme historique et homme idéal, car il a été créé déjà doué de sexe, même si dans un état de perfection tel qu’il n’avait pas besoin d’utiliser la sexualité pour la reproduction. La pertinence de la notion de double création par rapport à l’anthropogonie de Grégoire a été, en revanche, soutenue par Ugo Bianchi18. Par double création, en effet, il faut entendre une distinction entre deux créations d’objets doués d’une attribution de valeur différente, qui peuvent être séparées chronologiquement ou bien par une distance purement ontologique. Le concept de double création est lié à la notion de faute antécédente, qui peut être référée aussi au modèle proposé par Grégoire. En effet, le caractère sexué de l’homme, même dans l’hypothèse qu’il existe depuis toujours, a été ajouté par le Créateur en prévision du péché, il est donc paradoxalement l’effet d’un péché qui doit encore avoir lieu. Par rapport à la position d’Eugenio Corsini, Ugo Bianchi a souligné qu’elle sous-estimait l’ampleur de la deuxième intervention créatrice de Dieu et son tragique, sa dimension «obscure», implicite dans cette adjonction des tuniques de peau, c’est-à-dire des corps sensibles19. L’interprétation de Corsini serait inadéquate, car elle refuserait de voir comment la faute de l’homme, causant la division des sexes, touche au domaine de la création. Au contraire, la faute antécédente s’affirme comme une véritable deuxième cause de la création, puisque, par le biais de la prescience et de la puissance divine, elle pénètre dans le procès créateur lui-même20. 18 Cfr. U. BIANCHI, La ‘doppia creazione’ dell’uomo come oggetto di ricerca storicoreligiosa, in La ‘doppia creazione’ dell’uomo negli Alessandrini, nei Cappadoci e nella gnosi, a c. di U. Bianchi, Roma, 1978, pp. 3-23. La distinction entre première et deuxième création est soulignée aussi par Karl-Heinz Uthemann: cfr. K.-H. UTHEMANN, Protologie und Eschatologie. Zur Rezeption des Origenes im 4. Jahrhundert vor dem Ausbruch der ersten Origenistischen Kontroverse, in Origeniana Septima. Origenes in der Auseinandersetzung des 4. Jahrhunderts, Internationalen OrigenesKolloquiums (Hofgeismar und Marburg, 25.-29. August 1997), hrsg. von W. A. Bienert – U. Kühneweg, Leuven 1999, pp. 401-458, et notamment pp. 441-445. 19 Cfr. U. BIANCHI, Presupposti platonici e dualisti nell’antropogonia di Gregorio di Nissa, in La ‘doppia creazione’ dell’uomo cit. (à la note préc.), pp. 83-115. 20 D’après l’auteur la présence de la notion de double création chez Grégoire relève de l’influence exercée par le dualisme ontologique platonicien; d’un côté il souligne la centralité de l’opposition entre sensible et intelligible, de l’autre il met en relief une certaine inclinaison de Grégoire pour la jonction typiquement

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Dans un article plus récent Salvatore Taranto21 a essayé de donner une réponse au problème de la double création, démontrant d’un côté que l’on ne peut pas parler de double création au sens chronologique, d’un autre côté soutenant sur le plan ontologique que le péché serait tout simplement la cause d’une distinction fonctionnelle entre homme sexué doué de corporéité grossière et homme sexué dépourvu de corporéité grossière. Autrement dit, le péché serait seulement la cause du fait que l’homme utilise sa corporéité, qui est dès le début sexuée, au sens de la reproduction charnelle, laquelle se substitue de cette manière à la reproduction angélique originairement possible. Taranto a raison de soutenir qu’on ne peut absolument pas parler de double création au sens de la succession chronologique chez Grégoire, car l’acte de création est unique, atemporel et simultané. Ce qui, pourtant, n’empêche pas que l’on puisse distinguer un plan idéal de la création d’un plan réalisé. Comme l’a montré John Warren Smith22 par le biais d’une analyse qui a abordé aussi bien la question de la relation entre l’être humain et les animaux, que la question du rapport entre péché et sexualité, qu’enfin celle du corps angélique dans la résurrection, l’homme idéal est certainement doué d’un corps, comme le souligne Taranto, mais non pas d’un corps sexué, car la division des sexes est tout simplement le résultat de la prévision du péché de la part de Dieu. Elle a donc un caractère accidentel et non pas substantiel23. De ce point de vue, le péché produit un effet au niveau ontologique, sans pourtant changer la nature de l’homme intervenant dans sa substance ou essence, car il se limite à avoir un effet accidentel, à savoir hellénique entre idée de péché et fatalité. Le changement en direction du pire, l’inclinaison au mal, sont en quelque sorte innés chez la créature, à cause de l’immense distance entre créateur et créature et de l’instabilité propre à ce qui est créé. De ce point de vue la chute serait un présupposé du système. 21 Cfr. S. TARANTO, Esiste una ‘doppia creazione’ delle origini in Gregorio Nisseno?, in «Adamantius», 8 (2002), pp. 33-56. 22 Cfr. J. W. SMITH, The Body of Paradise and the Body of Resurrection: Gender and the Angelic Life in Gregory of Nyssa’s De hominis opificio, in «Harvard Theological Review», 99 (2006), pp. 207-228. Dans cet article Warren Smith s’oppose à l’interprétation du De hominis opificio par John Behr, d’après laquelle le sexe serait une compostante essentielle de la nature humaine en tant que telle: cfr. J. BEHR, The Rational Animal: a Rereading of Gregory of Nyssa’s De hominis opificio, in «Journal of Early Christian Studies», 7 (1999), pp. 219-247. 23 Cfr. TARANTO, Esiste una ‘doppia creazione’ cit. (à la note 21), p. 48, note 30.

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l’ajout des corps sexués grossiers (ajout qui a lieu depuis toujours et non pas dans un deuxième temps), qui couvrent provisoirement l’image de Dieu dans l’homme sans la détruire et qui sont enfin destinés à disparaître dans l’apocatastase. Le fait qu’Adam soit déjà doué d’un sexe n’est d’aucune façon un obstacle à cette interprétation, car Adam n’est pas l’homme idéal, étant déjà l’homme réalisé dans la création et donc déjà créé sur la base de la prescience divine du péché. En fait, l’idée de la double création traverse plusieurs œuvres de Grégoire. Dans le De virginitate, par exemple, on trouve le sujet de la perte de l’image divine, recouverte par les tuniques de peau, c’est-à-dire par les pensées charnelles, à cause du péché24. Or, la réalisation du mal ne peut pas être considérée comme la production de quelque chose doué de substance. Elle a son origine uniquement dans l’homme et dans son tentateur, qui suscite le mal dans le genre humain, concernant ainsi exclusivement la sphère de la volonté et n’appartenant pas à la nature créée. La faute de l’homme est une faute contre la nature elle-même et contre sa propre nature. Celle-ci, en effet, est constituée par l’image de Dieu, l’objet de la première formation, qui est noircie et corrompue par le péché. Les conséquences de ce choix constituent la vie charnelle actuelle des hommes, la division des sexes et la reproduction animale en conséquence, les infirmités, les maladies et la mort du corps. À cause du péché tout cela s’est ajouté, comme une qualité accidentelle, à l’image de Dieu qui avait été créée à l’origine25. Suite à la chute, une chaîne de vices se produit dans l’âme humaine à travers la fissure ouverte par le premier vice et la première ruse, à cause de la concaténation nécessaire qui lie tous les vices et les passions. La chute dans le vice, en effet, est l’abaissement de l’âme vers les plaisirs corporels, vers le ventre, l’éloignement du message divin. Celui qui devient la proie d’une passion, ou d’un vice, sera inévitablement traîné vers tous les autres, proie de toutes les autres passions, car celles-ci sont reliées les unes aux autres comme les anneaux d’une chaîne26.

24

Cfr. GREGORIUS NYSSENUS, De virginitate, 369C, p. 298,16-19. Cfr. ibid., 372AB, p. 299,16-23. 26 Cfr. ibid., 344AB, p. 273,1-9. 25

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La description de l’image de Dieu obscurcie par le péché, qui doit être libérée des salissures de la vie charnelle et sujette aux passions, mais qui continue à reluire intacte sous les affres du mal, possède une certaine nuance gnostique. Tout en étant assombrie par le mal, l’image continue à reluire, attendant de remonter à la surface dans toute sa splendeur. Mais en même temps la libération de l’image de ce qui lui empêche de briller est aussi un retour à la condition originaire, à la nature humaine originairement pensée, voulue et créée par Dieu. Il s’agit de parcourir un chemin à reculons, à travers le détachement progressif des passions, en direction de cette condition de béatitude originaire perdue à cause du péché, qui n’est que l’image de Dieu contenue encore en nous et qui en nous doit être retrouvée et ramenée à la lumière27. On trouve encore un écho gnostique dans la référence à la virginité comme moyen d’interruption de la multiplication sexuelle du genre humain: La procréation corporelle – j’espère que personne n’est dérangé par ce discours – est pour les hommes le commencement non pas de la vie, mais de la mort, car la corruption commence dès la naissance28.

La reproduction sexuelle est en effet le signe de la dégradation de la créature causée par le péché, elle est un mode de multiplication du genre humain humiliant et animal, une perpétuation de la mort et non pas de la vie. La virginité est donc un instrument pour triompher de la mort, car elle empêche, pour celui qui l’exerce, la prolifération de la mort qui procède de la procréation d’autres êtres mortels, elle représente donc une interruption de l’avancée de la mort. Ces arguments, tout en étant nuancés par la considération de toute façon positive du mariage et la conscience (qui est aussi conscience de soi) de l’impossibilité de poursuivre une conduite de vie caractérisée par une rigidité excessive, ne manquent pas d’évoquer quelques aspects de l’encratisme gnostique29. Notamment, l’identification entre la reproduction sex27

Cfr. ibid., 373C, p. 302,5-9. Ibid., 377BC, pp. 305,28 - 306,1-3. 29 Sur les oscillations entre l’emploi du sujet habituel des molestiae nuptiarum et une considération positive du mariage influencée par 1Cor 1, 9 (où le mariage est quand même considéré comme une alternative valable à une vie dissolue), on 28

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uelle de l’homme et la reproduction de la mort, présente une certaine affinité avec l’idée gnostique de la reproduction comme perpétuation du monde matériel, et donc mauvais, créé par le Démiurge. La différence fondamentale consiste dans le fait que, d’après Grégoire, la reproduction elle-même est le produit de l’erreur de l’homme et de son libre choix, et donc que ce qui est perpétué par le biais d’elle est la condition de mortalité que l’homme s’est faite par ses actions et ses choix. Grégoire revient sur le thème des deux créations aussi dans les Homélies sur l’Ecclésiaste. Dans la sixième homélie on trouve un ajout intéressant aux caractéristiques déterminées dans d’autres textes comme propres à la condition originaire de la nature humaine, avant l’adjonction de la mortalité et de la partie irrationnelle: l’absence de propriété. Dans la condition originaire de béatitude rien n’était marqué par les adjectifs «mien» ou «tien», car la jouissance des biens et des dons divins était commune à tous, toute suprématie étant abolie, et toute avidité entièrement absente: De même, en fait, que le soleil, ainsi que l’air, est en commun, et la grâce de Dieu et sa bénédiction sont en commun et à disposition de tout le monde, de la même manière aussi la participation à toute sorte de bien était accessible de façon égale et libre; la maladie de l’avidité était inconnue, et la haine des inférieurs envers les puissants n’existait pas (car il n’y avait aucune forme de suprématie)30.

La condition originaire était donc une condition de communauté dans la participation aux biens distribués de manière équi-

peut voir I. TRABACE, Verginità e matrimonio nel de virginitate di Gregorio di Nissa: il presupposto paolino (1Cor 7), in «Vetera Christianorum», 43 (2006), pp. 105-116. Pour une interprétation tout à fait différente, basée sur l’hypothèse de l’emploi d’une rhétorique ironique dans l’éloge de la virginité et la condamnation du mariage contenus dans le De virginitate, on peut voir M. HART, Gregory of Nyssa’s Ironic Praise of the Celibate Life, in «Heythrop Journal», 33 (1992), pp. 1-19;V. A. KARRAS, A Re-evaluation of Marriage, Celibacy, and Irony in Gregory of Nyssa’s On Virginity, in «Journal of Early Christian Studies», 13 (2005), pp. 111-121. 30 GREGORIUS NYSSENUS, In Eccles., Oratio VI, 708C, p. 386,10-16: « JW~ ga;r koino;~ oJ h{lio~ kai; oJ ajh;r koino;~ kai; pro; pavntwn tou` qeou` hJ cavri~ kai; hJ eujlogiva koinhv, ou{tw~ ejn i[sw/ kai; hJ panto;~ ajgaqou` metousiva kat jejxousivan proevkeito, kai; hJ novso~ th`~ pleonexiva~ oujk ejgnwrivzeto, kai; to; pro;~ to; ejlattou`sqai mi`so~ kata; tw`n uJperecovntwn oujk h\n (oujde; ga;r o{lw~ to; uJperevcon h\n)».

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table par Dieu, une condition dans laquelle la jouissance du bien n’avait pas à coïncider avec sa possession, avec son appropriation individuelle. Dans l’Oratio catechetica également, Grégoire aborde la question de la mortalité et de la vie charnelle comme conséquences du péché. Le point de départ de l’argumentation est le même que celui qu’on a trouvé dans le De hominis opificio, c’està-dire la contradiction apparente entre la foi dans la création de l’homme à l’image de Dieu et la misère de la condition actuelle de l’humanité, sujette aux passions et à une physiologie dominée par la mort et la corruption. Grâce au péché, le mal se mélange à notre partie sensible, au corps; de cela découle la nécessité de la mort du corps et de sa résurrection. La mort corporelle n’est pas la condition originairement prévue par Dieu pour l’homme, elle n’appartient pas à la nature du corps et de l’homme, y étant ajoutée de l’extérieur: elle est liée à la «tunique de peau» avec laquelle le premier pécheur a été revêtu après avoir goûté le fruit interdit. Cette tunique de peau demeure quelque chose d’étranger à la vraie nature de l’homme, étant donc destinée à disparaître31. Les tuniques de peau ne doivent pas être identifiées à la condition corporelle tout court et, d’autre part, Grégoire polémique âprement contre la notion origénienne de la préexistence des créatures rationnelles, séparées du corps. Les tuniques de peau indiquent symboliquement la condition animale qui s’ajoute à une corporéité conçue originairement par Dieu en tant que dépourvue de cette caractéristique. Elles indiquent la mortalité, le recours à la reproduction sexuelle, la corruptibilité, qui s’ajoute au corps, sans toutefois participer ou appartenir à sa vraie nature. Tout en étant une conséquence de la chute, la procréation sexuelle revêt cependant une utilité et une nécessité, représentant la seule façon qui reste désormais à disposition de l’homme pour atteindre le nombre total d’êtres humains établi par Dieu au commencement, pour que la création soit parfaite et accomplie. Un nombre qui, si l’homme n’avait pas péché, aurait été atteint par le biais de l’ineffable méthode de multiplication des êtres qui est propre aux anges, et qui, au contraire, à cause de la chute, doit être atteint à travers l’imitation humiliante de la bête, à travers une modalité de reproduction qui est en soi étrangère à la vraie 31

Cfr. ID., Or. catech., 8, 33CD, p. 30,9-16.

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nature de l’homme. Cette ambiguïté du statut de la reproduction sexuelle est symptomatique de la tension qui agite la pensée de Grégoire en ce qui concerne la question de la corporéité sexuée, car si la procréation sexuelle est reproduction de la mort et symptôme de la décadence de la condition humaine, elle est en même temps le seul moyen désormais à disposition pour l’accomplissement du plérôme humain.

4. L’exigence métaphysique de l’élimination du mal: l’apocatastase La permanence du mal représente pour Grégoire une négation intolérable de la toute-puissance et de la bonté divine. La créature est en soi naturellement dirigée vers le bien et vers son Créateur; bien que muable et instable, elle ne peut pas être impliquée dans un mouvement illimité vers le mal, seul le progrès en et vers Dieu pouvant être infini. Grégoire partage donc avec Origène la doctrine de l’apocatastase. Par rapport à l’homme, l’exigence de la destruction complète du mal est encore plus pressante, en vertu de sa création à l’image et en ressemblance à Dieu. Si Dieu permettait la perdition éternelle de sa créature ce qui aurait en effet lieu serait une adhésion pour l’éternité de la nature créée à ce qui non seulement ne lui appartient pas, mais qui est même entièrement étranger à elle, à savoir le non-être du mal. La nature de la créature, et son intégrité, représente pour Grégoire un problème plus important que l’existence individuelle concrète de l’individu et de sa possibilité ou volonté de rébellion. Le mal est destiné à revenir au non-être auquel il appartient, à disparaître de façon définitive du monde dans lequel il s’est produit à cause de la volonté fautive de l’homme. Le point de départ de l’apocatastase est donc l’accomplissement du genre humain, c’est-à-dire la réalisation de la quantité établie par Dieu, pour que le genre humain puisse se considérer complet et parfait. Une fois qu’il s’est réalisé, le plérôme ne peut admettre de manque en son intérieur, ni donc qu’une partie de lui continue à ne pas s’adonner à la contemplation du Créateur pour persister dans le mal. La nature dans son ensemble devra être rénovée: Une fois que la génération des êtres humains sera accomplie, avec sa fin le temps finira, et de cette manière il y aura la dis-

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solution de tout et avec la transformation de tout la nature humaine aussi sera transformée, de la condition corruptible et terrestre à la condition impassible et éternelle32.

Une fois que le nombre des individus qui constituent le plérôme sera atteint, la transformation s’avérera de façon instantanée, au sens du dépassement de la dimension temporelle du monde sensible et de l’entrée dans une dimension dépourvue du temps entendu comme succession d’instants. Une fois que le temps aura pris fin, les ressuscités seront libérés de la lourdeur de la chair et élevés vers le haut. Dans le De anima et resurrectione, les fondements théoriques de la doctrine de l’apocatastase trouvent un long développement, notamment en référence à l’interprétation de l’Épître aux Philippiens. En niant que l’enfer puisse être considéré comme un lieu au sens spatial, constitué par les éléments du monde sensible, et en le réduisant à une condition de l’âme, à son immersion dans l’obscurité de la non connaissance de Dieu, Grégoire réinterprète en ce sens même le passage de Phil 2, 10: «afin qu’au nom de Jésus se ploie tout genou des êtres célestes, et terrestres, et infernaux». Il s’agit d’un texte très important pour Grégoire, qui dans ces versets sur la soumission universelle de tous les êtres à Dieu lit une confirmation de la doctrine de l’apocatastase. La soumission du créé dans son ensemble à Dieu est donc liée au salut, il ne s’agit pas tout simplement de la défaite d’une volonté méchante obligée de se plier face à la puissance du créateur. Le genou qui se plie devant la grandeur du Christ est le symbole du salut universel. S’il est entièrement clair que la réalisation du nombre du plérôme représente le début de la réintégration de la nature humaine, le passage de la Lettre de St. Paul soulève la question épineuse du salut de l’ange révolté et de ses démons. Au cours de la discussion avec la sœur Macrine au sujet de l’immortalité de l’âme et de son incorporéité, Grégoire pose un problème concernant la nature de l’enfer et l’interprétation qu’il est nécessaire de 32 ID., De hominis opificio, 22, 205C: «Telesqeivsh~ de; th`~ tw`n ajnqrwvpwn genevsew~, tw/` tevlei tauvth~ sugkatalh`xai to;n crovnon, kai; ou{tw th;n tou` panto;~ ajnastoiceivwsin genevsqai kai; th/` metabolh/` tou` o[lou sunameifqh`nai kai; to; ajnqrwvpinon, ajpo; tou` fqartou` kai; gewvdou~ ejpi; to; ajpaqe;~ kai; aji?dion».

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X. L’ENCHANTEMENT ET LE DÉSENCHANTEMENT

donner des «êtres infernaux» de l’Épître aux Philippiens. Le fait d’être «sous la terre», répond Macrine, ne doit pas être compris au sens littéral et, donc, spatial: au contraire, il s’agit des âmes qui se sont désormais détachées du corps après la mort, et des créatures rationnelles et incorporelles qui ont choisi d’agir suivant le mal, en brisant la loi divine. Dans ce texte Grégoire fait encore une allusion à l’ange rebelle, dont l’existence est attestée par le sens commun et les Écritures, et dont le choix du mal n’est pas un simple éloignement du bien, mais une décision de s’opposer activement à lui et d’agir aux dépends des hommes33. Cette interprétation spirituelle du passage paulinien, d’après laquelle les êtres souterrains sont identifiés aux démons incorporels, pousse Grégoire à l’affirmation explicite de l’effacement de toute forme de méchanceté, y compris de la méchanceté des anges rebelles, dans cette soumission universelle à Dieu qui est l’apocatastase. Grégoire revient sur ce même argument un peu plus tôt, dans le contexte du développement au sujet des châtiments liés à la purification du mal. Reprenant une aptitude typiquement origénienne, Grégoire interprète les châtiments au sens curatif et pédagogique: de ce point de vue ils seraient tout simplement une conséquence de la séparation entre le bien et le mal opérée par le jugement divin. La raison de la souffrance de l’âme, qui peut être plus ou moins violente selon le degré de méchanceté dans lequel elle s’était plongée, n’est que la séparation violente du mal, qui lui est arraché. La souffrance des âmes après la mort s’insère donc à l’intérieur du procès qui doit amener à l’extinction définitive du mal, à son anéantissement intégral, à sa séparation de ce qui est doué de réalité et d’existence. Il s’agit de reconduire le mal à la sphère à laquelle il appartient, au domaine du non-être: Car il est nécessaire que le mal soit enfin entièrement éliminé de l’être, et comme on l’a dit auparavant, que ce qui n’existe pas réellement, n’existe pas du tout. En effet, puisque le vice n’a pas d’existence naturelle en dehors du libre arbitre, lorsque tout le libre arbitre sera en Dieu, le vice sera entièrement détruit, car son réceptacle ne demeurera pas34. 33 34

Cfr. ID., De anima et resurrectione, 72A-B. Ibid., 101A: «Crh; ga;r pavnth kai; pavntw~ ejxaireqh`naiv pote to; kako;n ejk tou`

o[nto~, kai; o{per ejn toi`~ fqavsasin ei[rhtai, to; o[ntw~ mh; o[n, mhd jei\nai o{lw~. jEpeidh; ga;r e[xw th`~ proairevsew~ hJ kakiva ei\nai fuvsin oujk e[cei, o{tan pa`sa proaivresi~ ejn tw/` Qew`/

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TROISIÈME PARTIE. THÉODICÉE CHRÉTIENNE. GRÉGOIRE DE NYSSE

Comme pour Origène, les lettres pauliniennes représentent le point de référence fondamental pour l’élaboration de la doctrine de l’apocatastase, en réponse à l’exigence métaphysique de l’annihilation du mal, et en particulier un texte de la première Épître aux Corinthiens que Macrine commente en ces termes: «Celui qui sera chaque chose, sera aussi dans chaque chose» (1Cor 15, 28). Par les biais de ces mots, il me semble que ce discours affirme la destruction complète du vice. Car si Dieu sera dans tous les êtres, il est évident que le vice ne sera pas parmi les êtres. Si, en effet, l’on suppose qu’il y a aussi le vice, comment peut-on maintenir le fait que Dieu est dans toutes les choses? Car exclure le mal voudrait dire rendre défectueuse la définition de ‘toutes les choses’35.

Une présence du mal après la fin des temps représenterait une limite inacceptable à la toute-puissance et à l’infinité divine, qui, tout en étant en soi absolument effusive, ne pourrait pas être présente à tout ce qui existe. Au contraire, l’élimination définitive du mal est un présupposé nécessaire pour l’affirmation du Règne de Dieu. L’extinction du mal et la soumission salvatrice de tous les êtres à Dieu s’identifient par ailleurs à la réintégration de la condition originaire des natures créées. Le concept de l’identité entre commencement et fin reçoit un développement et une fondation scripturale dans les Homélies sur l’Ecclésiaste, notamment dans la première homélie dans laquelle Grégoire commente le verset 1, 9 de l’Ecclésiaste. La première partie, «Ce qui a été, c’est ce qui sera» est interprétée, en effet, comme une référence aux deux formations de l’homme et à la création de l’âme rationnelle comme image de Dieu. Ce qui a été c’est l’âme humaine dans sa condition originaire de proximité à Dieu. Elle sera réintégrée dans sa condition originaire lorsqu’elle se sera purifiée des salissures de la matière. En revanche, la deuxième partie «et ce qui s’est fait, c’est ce qui se gevnhtai, eij~ pantelh` ajfanismo;n hJ kakiva mh; cwrhvsei, tw/` mhde;n aujth`~ uJpoleifqh`nai docei`on». 35 Ibid., 104B- 105A: «“ JO de; pavnta ginovmeno~ kai; ejn pa`si givnetai”. jEn touvtw/ dev moi dokei` to;n pantelh` th`~ kakiva~ ajfanismo;n dogmativzein oJ lovgo~. Eij ga;r ejn pa`si toi`~ ou\sin oJ Qeo;~ e[stai, hJ kakiva dhladh; ejn toi`~ ou\sin oujk e[stai. Eij gavr ti~ uJpovqoito kajkeivnhn ei\nai, pw`~ swqhvsetai to; ejn pa`si to;n Qeo;n ei\nai… JH ga;r uJpexaivresi~ ejkeivnh~, ejlliph` tw`n pavntwn poiei` th;n perivlhyin».

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X. L’ENCHANTEMENT ET LE DÉSENCHANTEMENT

fera», est interprété comme une référence à la dimension corporelle. Ce qui a été fait est le corps, modelé par Dieu dans une condition d’absence de mortalité et de division des sexes, la même condition à laquelle il fera retour lors de la résurrection36. Ce retour se configure comme une disparition complète du mal, jointe à son oubli et à la libération de la nature humaine dans son ensemble. C’est en ce sens qu’il est nécessaire d’interpréter le verset célèbre «et il n’y a rien de nouveau sous le soleil», puisque la fin est égale au début, selon une dimension circulaire dans laquelle la conclusion des temps, de la vicissitude de la chute et du retour, coïncide avec le commencement de la création tel qu’il avait été originairement voulu par Dieu. L’exigence de l’élimination définitive du mal qui anime la doctrine de l’apocatastase est tellement pressante, que ce qui doit être détruit n’est pas seulement le mal accompli ou l’intention méchante, mais son souvenir même dans la nature rationnelle qui l’a commis ou voulu. Cette empreinte du mal, présent dans la conscience sous la forme du souvenir, comme mémoire de ce qui a été, devra même être ôtée, pour que les créatures puissent réellement faire retour en Dieu, sans que la honte pour ce qui a été commis ne puisse s’interposer à la manière d’un rideau entre l’âme pleine d’amour et son Créateur. Ce n’est qu’après l’effacement de la mémoire du mal, par le biais de l’oubli, qu’il est possible que la fin soit vraiment égale au commencement et que la purification de la créature soit parfaitement accomplie37. L’universalité de l’apocatastase, de l’élimination du mal et donc du retour de toutes les créatures, y compris du démon, à l’état originaire qui avait était perdu, est affirmée en termes explicites dans l’Oratio catechetica, où Grégoire fait une distinction entre deux types de retour: d’une part, le retour de celui qui est sujet au mal, qui a besoin d’une purification pour être séparé de ce mal étranger à sa nature; d’autre part, le retour de celui qui n’a aucun besoin de purification. De cette manière, même le diable est concerné par le mouvement universel de l’apocatastase, grâce à l’intervention extérieure du feu purificateur: 36 37

Cfr. ID., In Eccles., Oratio I, 633C, p. 296,16-18. Cfr. ibid., 636A, p. 297,11-12.

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De la même manière, étant unis à l’auteur du mal aussi bien la mort, que la corruption, l’obscurité et le fruit du vice quel qu’il soit, l’approche de la puissance de Dieu, produisant comme si c’était du feu la destruction de ce qui est contre nature, fait du bien à la nature par le biais de la purification, même lorsque cette séparation est douloureuse38.

Une autre brève mais explicite allusion à l’apocatastase se trouve dans la Vie de Moïse, en référence à l’obscurité avec laquelle Dieu frappa les Égyptiens; même dans ce cas Grégoire semble faire allusion à l’universalité de la rédemption finale, car l’apocatastase concernera ceux qui ont été condamnés aux peines de l’enfer39. Par le biais de la purification, les obstacles, qui s’interposent entre l’élan désirant de la créature et l’objet naturel de son désir, c’està-dire le Créateur, seront finalement ôtés. Il en est de même pour les raisons de la ruse qui, par le biais des sens et de l’action du tentateur, a pu détourner le mouvement du désir de la créature, en le poussant vers des objets qui lui sont étrangers par nature. Le châtiment a donc une valeur pédagogique, de même que chez Origène. Pourtant, il semble forcer la volonté du pécheur, plutôt que la plier par le biais de la persuasion, comme semblerait le montrer ce passage qui se trouve tout de suite après le texte de l’Oratio catechetica que l’on vient de citer: Donc, même l’ennemi ne pourrait pas nier que tout ce qui est arrivé a été utile et salvateur, s’il pouvait se rendre compte de ce bénéfice40.

Le feu purificateur et l’art médical de Dieu interviennent pour séparer le mal, l’ombre grimaçante du non-être, de la nature créée, afin de la restituer à la bonté originaire qui lui appartient en vertu de sa participation à la bonté divine. Cela semblerait être confirmé aussi par la référence explicite à l’enfer que l’on trouve dans la Vie de Moïse, dans laquelle l’enfer et surtout les châtiments que les pécheurs sont obligés d’y subir sont expliqués par Gré38 ID., Or. catech., 26, 69A, p. 66,18-22: «Kata; to;n aujto;n trovpon qanavtou kai; fqora`~ kai; skovtou~ kai; ei[ ti kakiva~ e[ggonon tw/` euJreth/` tou` kakou` perifuevntwn, oJ proseggismo;~ th`~ qeiva~ dunavmew~ puro;~ divkhn ajfanismo;n tou` para; fuvsin katergasavmeno~ eujergetei` th/` kaqavrsei th;n fuvsin, ka]n ejpivpono~ hJ diavkrisi~ hj/`…». 39 40

Cfr. ID., De vita Moysis, II, 82, 349BC, p. 154,1-5. ID., Or. catech., 26, 69AB, pp. 66,22 - 67,2.

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X. L’ENCHANTEMENT ET LE DÉSENCHANTEMENT

goire par le biais de l’analogie origénienne avec l’art médical. Ceci aiguise le symptôme d’un mal que celui qui pèche s’est constitué tout seul, par son libre choix, et extirpe douloureusement la cause du mal du corps malade, afin d’entamer la guérison nécessaire; les souffrances causées par l’intervention divine auraient donc un but et un caractère curatif. Pour Grégoire une action simplement punitive de la part de Dieu, c’est-à-dire une action dont le but final ne serait pas la rédemption des créatures, y compris de celui qui a persisté jusqu’à la fin dans le mal, est inconcevable41. Si la doctrine de l’apocatastase répond à l’exigence métaphysique de l’élimination du mal, un de ses présupposés théoriques est représenté par l’idée que le mal est intrinsèquement limité et ne peut s’étendre à l’infini. Grégoire, en effet, remarque une différence fondamentale entre le progrès dans le bien et le progrès dans le mal. Alors que le premier est inépuisable, car son objet est entièrement illimité, le deuxième doit nécessairement atteindre un point d’arrêt, car son objet est contenu à l’intérieur de limites bien définies, comme Jean Daniélou l’a bien souligné par la notion de comble du mal42. 41

Cfr. ID., De Vita Moysis, II, 87, 352AB, pp. 156,1 - 158,10. Cfr. J. DANIÉLOU, Comble du mal et eschatologie chez Grégoire de Nysse, in Festgabe Josef Lortz, hrsg. von E. Iserloh – P. Manns, 2 voll., Baden Baden 1958, II, Glaube und Geschichte, pp. 27-45; ID., L’être et le temps chez Grégoire de Nysse, Leiden 1970. D’après Jean Daniélou, la notion de comble du mal serait liée, d’un côté, au fait que le monde spatio-temporel est en soi limité, d’un autre côté, au rôle de l’incarnation. Le mal est par nature fini et limité, car seuls Dieu et le bien sont infinis, alors que la dimension temporelle dans laquelle le mal se réalise est une dimension nécessairement limitée. L’incarnation du Christ a vaincu le mal dans sa substance, entamant la période de temps qui est nécessaire pour qu’il arrive à sa complète disparition, une période pendant laquelle le mal garde une puissance apparente et fallacieuse et dans laquelle a lieu la lutte de l’homme contre une méchanceté désormais affaiblie. Pour une thèse partiellement différente, on peut voir M. CANÉVET, Nature du mal et économie du salut chez Grégoire de Nysse, in «Recherches de science religieuse», 56 (1968), pp. 87-95. D’après Canévet, il faut relever chez Grégoire deux perspectives différentes par rapport au problème du comble du mal: la première est la perspective historique, liée à l’incarnation, selon laquelle Christ s’incarne lorsque tous les vices possibles se sont déjà manifestés sur la terre (ce qui est possible car l’homme est une créature finie); la deuxième est la perspective cosmologique. Sur la base de cette dernière, l’apparition de tous les maux n’implique pas la fin du mal, car le mal est cyclique non parce qu’il est limité en soi, mais parce qu’il est lié au mouvement cyclique de la matière: en ce sens il est temporellement infini, et non pas fini comme le soutient Daniélou. Seule l’incarnation pose donc une limite au mal au sens historique et 42

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En soutenant le caractère nécessairement limité du mal, Grégoire se différencie de la position d’Origène, qui dans le Contra Celsum polémique justement contre l’idée que seule une quantité définie de mal puisse exister, affirmant au contraire la possibilité aussi bien de son expansion infinie que de sa réduction jusqu’à sa complète disparition. La seule limite au mal que l’on peut concevoir est représentée, pour Origène, par l’intervention divine, qui empêche au mal de procéder à l’infini et d’excéder en présence et puissance. D’après Grégoire, au contraire, c’est justement la nature limitée du mal qui fait en sorte que la conversion soit inévitable. En effet, la nature créé est caractérisée par l’impossibilité de la stabilité et du repos, elle est intrinsèquement muable et donc éternellement en mouvement. Alors que dans le cas de la tension vers le bien, ce mouvement éternel peut se configurer comme un progrès inépuisable, car le bien ne se donne jamais entièrement à celui qui le désire et le poursuit et exerce de façon constante un pouvoir irrésistible d’attraction, dans le cas de la tension vers le mal, le point d’arrêt est inévitable. Arrivé au cœur du mal, le mouvement sans interruption de la nature créée ne peut plus poursuivre, et, ne pouvant pas s’arrêter non plus en vertu de la nature propre à l’âme créée, ne peut que changer de direction, procédant dans la direction opposée, c’est-à-dire vers le bien43. Dans cette sorte de mécanique de la vicissitude de l’âme, le moment de dégradation et dépravation majeure coïncide en même temps avec le point de départ du retour, de la conversion. En décrivant ce mouvement de l’âme Grégoire ne fait que nier, en somme, la possibilité d’un choix éternel du mal, la possibilité, c’est-à-dire, d’une permanence éternelle dans le péché. De ce point de vue la notion de comble du mal bien s’accorde avec l’idée d’une conversion nécessaire de toutes les créatures à l’intérieur de l’apocatastase, offrant un fondement ontologique à l’œuvre purificatrice du feu divin.

temporel. Le commencement du retour est donc l’incarnation et non pas l’accomplissement d’une limite temporelle immanente au mal lui-même. 43 Cfr. GREGORIUS NYSSENUS, De hominis opificio, 21, 201BC.

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X. L’ENCHANTEMENT ET LE DÉSENCHANTEMENT

5. Le retour et la résurrection De même que pour Origène, pour Grégoire la question de l’apocatastase est forcément liée au problème de la résurrection des corps et du destin de la corporéité. Il aborde ce thème dans plusieurs traités, mais à partir d’une perspective différente de celle d’Origène. Si celui-ci développait la question de la résurrection des corps en avançant et en laissant coexister des hypothèses différentes, de la complète dissolution de la corporéité et de la matière à la résurrection du corps spirituel, en montrant de cette manière une certaine oscillation entre des exigences et des plans spéculatifs différents, le problème principal de Grégoire semble être, en revanche, la démonstration de la rationalité propre à l’idée d’une résurrection des corps donnée comme indiscutable44. Il s’agit donc de clarifier la nature du corps ressuscité et la façon dont la résurrection des corps peut s’accorder à une vision rationnelle de l’union de l’âme et du corps. Pour montrer la rationalité de la résurrection des corps, il est nécessaire en premier lieu de résoudre le problème de la possibilité d’une résurrection d’un corps qui s’est désormais dissout dans ses éléments premiers, lesquels à leur tour se sont mélangés dans d’autres corps en recevant d’autres formes. Le rôle fondamental à l’intérieur du procès de recomposition des éléments du corps, qui se sont dissous après la mort corporelle, revient donc à l’âme, qui, dans l’union avec le corps a acquis une sorte de familiarité, d’intime connaissance de celui-ci. C’est dans ce rapport entre l’âme et son corps que consiste la solution proposée dans les De hominis opificio: en vertu de cette intimité, l’âme peut reconnaître pour les ramener à la vie les éléments dont était constitué son corps, malgré le fait qu’ils sont désormais dispersés45. Or ce qui est ramené à la vie ce ne sont pas toutes les mutations à travers lesquelles le corps est passé, mais ce qui était en lui permanent et 44

Cfr. M. ALEXANDRE, Protologie et eschatologie chez Grégoire de Nysse, in Arché e Telos cit. (chap.VI, à la note 26), pp. 122-160. 45 Cfr. G. MATURI, Apokatav j stasi~ et ajnavstasi~ in Gregorio di Nissa, in «Studi e materiali di storia delle religioni», 24 (2002), pp. 227-240: d’après Maturi, Grégoire tire cette idée du stoïcisme, notamment de la notion de lovgo~ capable de régénérer l’univers après chaque conflagration. Sur le lien entre corps ressuscité et individualité, voir A. LE BOULLUEC, Corporéité ou individualité? La condition finale des ressuscités selon Grégoire de Nysse, in «Augustinianum», 35 (1995), pp. 307-326.

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qui faisait donc en sorte qu’il gardait son identité, malgré les changements continus de la croissance, du vieillissement et de la maladie. Le corps ressuscité sera donc l’ensemble de tout ce qu’il a été au cours de la vie mortelle, un corps à la fois adolescent, adulte, âgé, et en même temps sous aucune de ces trois formes46. Un corps exempt des maladies et des corruptions, qui sont des éléments liés à la condition de décadence causée par le péché et qui n’appartiennent pas à la nature corporelle en tant que telle. Les éléments qui formeront ce corps ressuscité et immortel sont les mêmes éléments premiers qui formaient le corps mortel. Ce thème de la nature du lien entre l’âme et le corps revient dans les De anima et resurrectione, où Grégoire réaffirme les notions déjà exprimées dans le De hominis opificio: le mélange d’âme et de corps ne comporte ni une localisation ni une division de l’âme dans les différents éléments, car celle-ci, étant de nature intelligible, peut être présente dans chaque élément et le gouverner, en restant unie en elle-même. Cette modalité d’union, qui dépasse les catégories de l’espace et du temps, rend possible à l’âme de rester de quelque manière présente dans les éléments qui constituaient son corps, une fois que ceux-ci se sont séparés avec la mort corporelle47. Sur la base de ces présupposés, Grégoire donne la même réponse, que l’on trouve dans le De hominis opificio, à la question qui concerne la rationalité de la résurrection des corps, à savoir comment un corps dissous dans ses éléments peut être ramené à la vie et retrouver son union avec l’âme. La solution du problème réside dans la connaissance, dans l’intimité que l’âme a mûri vis-à-vis de son corps quand celui-ci était en vie, une connaissance qui ne disparaît pas avec la mort, mais qui permet à l’âme de reconnaître même les éléments les plus petits de ce qui était son corps et de les rappeler, comme le peintre a une connaissance parfaite des couleurs qui concourent à former une teinte déterminée, même lorsque ceux-ci sont entièrement séparés entre eux. Toutefois, cette réunion des éléments du corps et leur union avec l’âme ne doivent pas être compris comme une reconstitution du corps mortel et corruptible, qui n’est qu’une consé46 47

Cfr. GREGORIUS NYSSENUS, De hominis opificio, 27, 225D. Cfr. ID., De anima et resurrectione, 48B.

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X. L’ENCHANTEMENT ET LE DÉSENCHANTEMENT

quence du péché, mais plutôt comme la résurrection du corps originaire, exempt de mort, de corruption et de maladie, car celles-ci ont été ajoutées de l’extérieur à la nature propre du corps créé. La résurrection est donc en réalité une reconstitution, une apocatastase, de la condition originaire48. Ce qui a été ajouté à l’homme après la chute n’est pas la condition corporelle en tant que telle, qui est une partie de la nature humaine, mais la vie irrationnelle et animale et tout ce qui lui est lié: la reproduction sexuelle, l’accouchement, la nourriture, les pulsions et les passions, la mort. Tous ces éléments sont symbolisés dans les Écritures par ces tuniques de peau par lesquelles les premiers êtres humains sont recouverts après avoir goûté le fruit prohibé. La résurrection consistera donc dans la destruction au sein de l’homme non pas de l’individualité de son corps, mais de la partie irrationnelle qui ne lui appartenait pas, et donc des passions qui l’agitent dans cette vie terrestre. Le nouveau corps sera le corps authentiquement nôtre, individuel, et encore plus humain, car dépourvu des caractères qui se sont ajoutés à cause du péché: un corps fidèle à l’idée conçue originairement par Dieu pour lui.

48

Cfr. ID., De hominis opificio, 8, 145D-148A.

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CHAPITRE XI

ENTRE ANGES, DÉMONS ET HOMMES: LA MÉSAVENTURE ORIGÉNIENNE

1. Unde malum? Le mal est non-être, un non-être qui acquiert un pouvoir sur ce qui existe à cause de la libre volonté de celui qui le choisit et lui prête de cette manière une forme d’existence illégitime. Pourtant, étant non-être, il ne peut pas devenir l’objet d’un choix conscient et libre. Il y a donc une ruse à l’origine de cet acte de la volonté, qui se rapproche plus d’une erreur du jugement, d’une imperfection de la connaissance, que d’un choix libre et conscient. Le mal est ainsi sujet à une double soustraction de consistance ontologique. Il est comme un acte ou une cible manquée, et en ce sens il est possible de dire qu’il est un manque. Soustraction de cet être qui aurait dû être affirmé par l’acte de la volonté de l’homme, si elle ne s’était pas tragiquement trompée. Cette solution au problème de l’existence du mal soulève, toutefois, de nouvelles questions, auxquelles il est nécessaire d’essayer de donner des réponses. En premier lieu: pour quelle raison la volonté humaine, créée par Dieu bonne par substance, a-t-elle pu se tromper, se dégradant et s’éloignant du Créateur? Où réside la possibilité de l’erreur? Une fois expliquée la nature du mal, décrits ses effets et ses conséquences dans la vie de l’homme, éclaircie la nécessité de son élimination finale, il s’agit de reconstruire l’histoire de la chute, pour déterminer la matrice de l’erreur, c’est-à-dire les raisons de la possibilité concrète d’une faute de la part de la créature. On retrouve en particulier cette reconstruction dans l’Oratio catechetica, où elle trouve comme fondement et point de départ

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l’idée de la liberté de la volonté. Celle-ci, en effet, est ce qui fait de l’homme un être créé à l’image et en ressemblance à Dieu, elle est un des caractères, s’il n’est pas le principal, de la correspondance de l’image à son modèle. Sans le don de la liberté, on n’aurait pas de ressemblance non plus. Il représente donc le don le plus précieux que Dieu a prodigué à l’homme. C’est pourquoi l’être humain ne pouvait pas être orienté nécessairement au bien, dépourvu d’une vraie possibilité de choix1. Cette liberté qui a été donnée à la créature doit être comprise comme liberté de la volonté, liberté de choix, qui peut donc s’adresser aussi bien au meilleur qu’au pire. Toutefois, le fait que la volonté est libre par nature n’explique pas pourquoi cette volonté a en fait choisi par erreur le mal et s’est éloignée du bien. Origène avait donné une réponse à la même question. Elle se basait sur la doctrine de la préexistence des créatures rationnelles: celle-ci permettait d’expliquer non seulement les raisons pour lesquelles le mal avait pu s’engendrer, mais aussi les effets que cette erreur avait produit par rapport au dessein initial de la création, en donnant lieu au monde sensible et à la corporéité grossière, mais aussi aux inégalités et aux disparités des conditions. Grégoire apparaît très influencé par la pensée origénienne et c’est probablement en raison de cette influence, particulièrement considérable en ce qui concerne la notion d’apocatastase, que la polémique par rapport à ce qu’il est nécessaire de réfuter de cette pensée est particulièrement âpre. La théorie de la préexistence des créatures rationnelles, surtout dans la version que l’origénisme lui a progressivement donnée, ne peut pas être acceptée, car elle ne résout pas le problème de la réalisation du mal, et en même temps soulève de nouveaux problèmes, encore plus graves, concernant la nature de l’homme et de la créature en général.

2. Contre Origène: la polémique sur la préexistence des créatures rationnelles Les œuvres dans lesquelles Grégoire aborde ce sujet sont notamment le De anima et resurrectione et le De hominis opificio, où la doc1 Cfr. GREGORIUS NYSSENUS, Or. catech., 4, 24C, ed. Mühlenberg cit. (chap. X, à la note 4), p. 19,15-21.

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trine de la préexistence des âmes est associée de manière polémique à la doctrine de la métempsychose, considérée comme l’origine dernière de l’erreur chez Origène2. Dans les De hominis opificio, la polémique tourne autour de l’idée que l’erreur se produit dans une âme, séparée du corps et donc bénéficiaire d’une participation exempte d’obstacles à la contemplation du divin. En effet, si le mal et le péché ont une origine dans la condition de béatitude et si de cette chute dérive la condition corporelle dans laquelle l’âme se trouve, il est entièrement contradictoire de penser que dans la situation de décadence, dans la vie sujette aux passions de la chair et aux pressions des instincts corporels, puisse s’entamer le retour de l’âme, c’est-à-dire la conversion au bien. Dans la mesure où elle a lieu dans ce qui aurait dû être l’état de perfection de l’être rationnel, la chute ne peut que s’approfondir jusqu’à à ses conséquences ultimes, dans une progression de méchanceté et d’immersion dans la corporéité, jusqu’à déboucher sur le non-être, en passant par la vie irrationnelle des animaux et par la vie insensible des plantes. La passion de l’âme humaine est l’assimilation à la déraison (pro;~ to; a[logon oJmoivwsi~); après qu’elle lui est apparentée, elle tombe dans la nature bestiale; une fois qu’elle marche à travers le vice, elle ne peut plus, même quand elle se trouve dans la déraison, arrêter cette marche auprès du mal, car l’arrêt du mal est le commencement du chemin de la vertu3. 2

Dans le De hominis opificio Grégoire fait allusion à un Discours sur les principes, dont il ne cite pas l’auteur, mais qu’il serait naturel à mon avis d’identifier au Peri Archôn d’Origène, comme le fait Bruno Salmona, auteur de la traduction italienne de l’ouvrage: cfr. GREGORIO DI NISSA, L’uomo, a c. di B. Salmona, Roma 20003, p. 115, note 169. Une autre allusion à Origène se trouve dans le De anima et resurrectione. Dans ces textes, la cible polémique est la doctrine de la préexistence des créatures rationnelles. Le fait que Grégoire trace une relation entre cette doctrine et la théorie de la métempsychose, qui avait été explicitement réfutée par Origène, n’indique ni nécessairement que Grégoire a été influencé par la polémique antiorigéniste ni qu’il ne ferait pas allusion ici au texte d’Origène: on pourrait faire l’hypothèse que ce qu’il envisage dans ces passages, c’est la détermination de l’origine théorique de la faute origénienne, qu’il croit saisir dans la doctrine hellénique de la métempsychose, qui représenterait ainsi l’arrièrefond philosophique de la théorie origénienne de la préexistence des créatures rationnelles. À propos de la réception d’Origène dans la pensée de Grégoire on peut voir UTHEMANN, Protologie und Eschatologie cit. (chap. X, à la note 18), pp. 441-450. 3 GREGORIUS NYSSENUS, De hominis opificio, 28, PG 44, 232C.

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Une fois qu’elle est précipitée dans le non-être, l’âme ne peut plus remonter vers le haut. L’hypothèse proposée par Origène a pour conséquence logique le fait de placer la matière, l’œuvre d’argile, au-dessus de la créature rationnelle, l’inanimé au-dessus de l’âme, le sensible au-dessus de l’intelligible, avec un bouleversement total et une inversion complète de l’ordre de valeur des étants. Car il faut avoir ce présupposé pour pouvoir soutenir de façon cohérente que l’âme, tombée pendant qu’elle se trouvait dans la condition de béatitude et était libre du corps grossier, peut se relever lorsqu’elle se trouve enlisée dans la matière à laquelle elle s’est assimilée. On retrouve les mêmes arguments dans la polémique plus développée que Grégoire mène dans le De anima et resurrectione. Les éléments majeurs de comparaison avec la pensée origénienne sont doubles: le premier concerne la question de la possibilité de la satiété dans la contemplation et dans la participation au bien, tandis que le deuxième touche justement à la doctrine de la préexistence des âmes. Les deux questions sont étroitement liées, puisque Origène reliait la chute des êtres rationnels et leur incorporation ultérieure à une lassitude dans la contemplation du bien, avec une centralité très forte de la notion de négligence. Étant donné que le mal tirait son origine de ce mouvement originaire d’inattention et donc de superbe par rapport à la participation au bien, la possibilité d’une nouvelle chute et donc de la répétition de l’événement de l’incorporation et de l’apocatastase semblait rester toujours ouverte, au moins en termes hypothétiques4. Marguerite Harl a mis en lumière le fait que la notion de satiété chez Origène ne peut pas être référée à une sorte de nausée dans la contemplation du bien, due à un excès ontologique du Bien en soi par rapport à la créature, c’est-à-dire à une surabon4 Cfr. DANIÉLOU, L’être et le temps cit. (chap. X, à la note 42), pp. 103 et seqq. Jean Daniélou a exprimé de façon efficace le dilemme auquel Grégoire doit faire face, au-delà de la question si son interprétation du texte origénien est correcte ou non: comment une nature ontologiquement muable peut-elle réaliser la permanence et l’immuabilité dans le bien? Pour répondre à ce dilemme, Grégoire élabore la notion de progrès infini dans le bien, de désir dépourvu de satiété, substituant ainsi la muabilité qui a poussé la créature au péché par une autre forme de muabilité, celle du progrès linéaire et sans fin vers le bien et dans le bien.

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dance irrésistible pour les capacités limitées de contemplation possédées par l’être créé. Au contraire, la négligence représente une faiblesse de la part de la créature, dont l’origine doit être recherchée dans le libre arbitre de la créature elle-même, dans une sorte de fatigue par rapport à sa tâche de tension active et infatigable vers un objet de contemplation qui ne peut jamais être pleinement saisi5. Toutefois, dans ces passages polémiques, Grégoire semble forcer le sens du texte origénien, voire de mal l’interpréter en attribuant à ce dernier aussi bien une inclination pour la doctrine de la métempsychose, qu’une notion de «satiété», comprise comme nausée du bien. Sur la base de cette interprétation, Grégoire doit d’un côté montrer que la participation et le désir du bien ne peuvent pas atteindre un point de satiété, car ils se rénovent continuellement et de façon naturelle, d’un autre côté conjuguer ce désir inépuisable et infatigable du bien avec l’absence de passion dans l’homme après l’apocatastase. Il s’agit donc de définir le statut et la nature de ce désir particulier qui est le désir du bien. La purification comporte la destruction de la part irrationnelle de l’homme et donc de tous ses mouvements, instincts ou passions liés à l’irrationalité et à la chair6. Précédemment, au cours du dialogue, Grégoire avait développé la question des facultés de l’âme et du statut des passions, en relation à l’unité substantielle et à la simplicité de l’âme. Il s’agit d’une problématique traditionnelle dans le domaine des écoles philosophiques, en particulier platoniciennes7. Ce que se demande Grégoire, c’est notamment si les passions sont consubstantielles à l’âme et donc si elles contribuent à la définition de son essence. La conclusion à laquelle il parvient renvoie à la doctrine de la double création. Les passions ont été ajoutées à la nature de l’âme comme des excroissances, car le Créateur a prévu le péché à venir de l’homme et donc a doué ce dernier d’un corps sensible et sexué. Les passions sont en effet liées à la vie corporelle, étant la sensation nécessaire à l’union de l’âme et du corps et le présupposé pour le développement de la faculté ration-

5

Cfr. HARL, Recherches sur l’origénisme d’Origène cit. (chap.VI, à la note 20). Cfr. GREGORIUS NYSSENUS, De anima et resurrectione, PG 46, 88D-89A. 7 Cfr. E. PEROLI, Il Platonismo e l’antropologia filosofica di Gregorio di Nissa, Milano 1993, pp. 236 et seqq. 6

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nelle pendant la vie corporelle8. Puisque les passions ne font pas partie de l’essence de l’âme, mais s’ajoutent comme les excroissances et les déformations du Glauque marin de Platon, elles sont destinées à être détruites, non pas dans cette vie, mais dans le retour à Dieu de tous les êtres. La part irrationnelle de l’âme est destinée à périr dans l’apocatastase. Parmi ces passions à éliminer il y a aussi la concupiscence, que Grégoire définit comme le désir de ce qui nous manque, la soif de jouissance, une propension à un plaisir, dont la jouissance n’est pas à notre disposition, ou encore la douleur causée par le fait de ne pas pouvoir entrer en possession de ce que l’on désire9. Même la concupiscence, qui est cause d’importants déséquilibres de l’âme, est donc destinée à disparaître avec la part irrationnelle de l’homme. Mais si même la faculté concupiscente, qui, étant le moteur du désir pour ce que l’on n’a pas encore atteint ou qui n’est pas encore en notre possession, devrait être à la base de la tension vers Dieu, est destinée à l’élimination dans la réintégration de la condition originaire de pureté, comment l’homme pourra-t-il se tourner vers le bien et y tendre éternellement? Qu’est-ce qui le poussera à le faire? Il s’agit donc de clarifier la nature du désir qui guide le progrès infini de l’homme en Dieu et qui en même temps, en polémique avec Origène, ne doit pas donner lieu à la possibilité d’une nouvelle chute ou d’un nouvel éloignement de Dieu. Lorsque les passions seront entièrement dépassées, la base sensible, concupiscente, de ce désir, devra elle-même être dépassée. Dans le Banquet, Platon ne dégage pas entièrement de l’amour pour le sensible l’éros qui mène le philosophe à la contemplation des idées: le désir du beau sensible est, au contraire, un point de départ pour la tension érotique vers la Beauté en soi. L’élément concupiscible y joue un rôle important10. La solution proposée par Grégoire est d’origine plotinienne et évoque la conception de la contemplation élaborée dans les En8

Cfr. GREGORIUS NYSSENUS, De anima et resurrectione, 60D-61A. Cfr. ibid., 56A. 10 Cfr. PLATO, Symposium, 210a-212b. Et cfr. RIST, Eros and psyche cit. (chap. X, à la note 7): au-delà de cet éros de nature appétitive, John Rist reconstruit une autre notion d’amour, qui serait présente dans le Phèdre et dans le Banquet, un amour moins égoïste, de nature effusive et non plus appétitive, qui se trouverait au sommet de l’éros, dans la contemplation des Idées et du Beau en soi. 9

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néades. Ce qui reste à l’âme purifiée est la disposition contemplative et critique, qui appartient à sa nature et qui n’a pas été ajoutée à cause du péché. Cette disposition contemplative permet à l’âme d’être attirée par le beau en soi, par le bien en soi, qui attire tous ceux qui le contemplent. L’absence des mouvements irrationnels et des passions, de son côté, fera en sorte que cet entraînement causé par le bien en soi ne rencontre pas d’entraves ou d’obstacles: C’est pourquoi il n’y aura aucune perte par rapport à la participation au bien à cause de cela, à savoir du fait que l’âme deviendra exempte de ces mouvements, revenant à nouveau en elle-même, se voyant de façon exacte, telle qu’elle est par nature, et regardant vers l’archétype à travers sa propre beauté comme dans un miroir et une image11.

On peut relever l’origine plotinienne de cette conception de la contemplation dans la constellation de citations des Ennéades (en particulier Enneades, I 6, [1], 7 et I 6, [1], 9), contenues dans le passage qu’on vient de citer12. L’âme, jointe à Dieu, devient égale à l’objet auquel elle participe et elle l’aime d’un amour exempt de besoin et de nécessité. Dans cet amour, la trophv constitutive de la créature devient un mouvement infini et incessant vers Dieu, un mouvement dans lequel la capacité d’amour de la créature grandit au fur et à mesure que Dieu se rend accessible et se laisse contempler par elle. À partir de ces présupposés, l’apocatastase ne peut qu’être un état définitif et irréversible, d’annihilation définitive du mal et de réintégration parfaite de la nature universelle créée dans la condition originaire et idéale. La coïncidence entre fin et commencement n’est donc pas parfaite: alors que la condition originaire de perfection de la nature créée pouvait être brisée par le libre arbitre de la volonté des créatures rationnelles, la condition de perfection restaurée dans l’accomplissement du temps est un état irréversible, un avancement progressif et inépuisable vers le bien, un désir de Dieu continuellement satisfait et en même temps de plus en plus fort.

11

GREGORIUS NYSSENUS, De anima et resurrectione, 89C. Cfr. S. LILLA in GREGORIO DI NISSA, L’anima e la resurrezione, ed. S. Lilla, Roma 1981, Introduzione, pp. 27-28 et notes 101-127, et pp. 90-95. 12

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Ces éléments de polémique avec Origène sont liés à la critique de la doctrine de la préexistence des créatures rationnelles, qui dans le De anima et resurrectione présente quelques arguments déjà développés dans le De hominis opificio. On retrouve ici l’objection déjà avancée dans l’œuvre précédente au sujet de la rationalité de la théorie de la préexistence: En effet, si l’âme s’accroche au vice, lorsqu’elle tourne sans cesse dans le ciel, étant traînée dans la vie matérielle par le biais de ce vice, et si d’ici elle est poussée à nouveau dans la vie qu’on vit en haut, alors ils défendent une doctrine contradictoire, à savoir que la vie matérielle est la purification du vice, alors que le mouvement circulaire stable devient pour les âmes principe et cause des maux (...)13.

Ceux qui soutiennent la préexistence des âmes confondent le mal avec le bien et arrivent ainsi à rendre paradoxalement plus noble la vie matérielle par rapport à la vie incorporelle en contacte avec Dieu. Poser une chute à l’origine de la formation de l’homme, en tant que créature qui participe de la vie matérielle et de la vie spirituelle, union d’une âme et d’un corps, équivaut à faire du mal l’origine de l’existence d’un étant. Contre cette position, Grégoire souligne la dignité substantielle de la créature humaine en tant que composée d’âme et de corps, et sa différence par rapport à la créature purement rationnelle et qui ne participe pas de la vie corporelle et sensible. L’homme est cette union, cette médiation, il ne peut donc pas être considéré simplement comme l’état dégradé d’une créature rationnelle qui se serait changée en être humain seulement à cause de la chute. En soustrayant à l’homme la dignité de créature, on arrive à attribuer au pur hasard la production de cet étant qui pourtant subsiste. Si l’on admet que sans la chute des créatures rationnelles préexistantes l’homme comme union d’âme et de corps n’aurait jamais été créé, alors il faut conclure que cet étant est le produit en même temps du hasard et de la méchanceté, qu’il tire son origine du désordre et ne peut que mener une vie cohérente avec cette origine, c’est-à-dire méchante et étrangère à l’ordre providentiel14. 13 14

GREGORIUS NISSENUS, De anima et resurrectione, 113C. Cfr. ibid., 117C.

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Étant donné que Grégoire établit un lien très étroit entre la doctrine origénienne et la théorie de la métempsychose, ces considérations ne doivent pas être référées seulement à l’homme et à son origine, mais plutôt à tous les vivants, les plantes et les animaux, dans lesquels l’âme errante et progressivement dégradée peut s’incorporer. Le fait de tirer son origine du mal empêcherait à l’homme d’agir suivant le bien, car l’origine détermine et conditionne le développement ultérieur. On rencontre ici une contradiction possible: pourquoi ce qui naît du bien peut-il accomplir le mal et donc s’éloigner de son origine, tandis que ce qui naît du mal ne peut qu’agir selon le mal? La liberté d’agir de manière non-conforme à son origine appartient-elle seulement à ceux qui ont été créés à partir du bien? Grégoire donne un peu plus loin la réponse à cette question. Si nous admettions que des êtres tirent leur origine du mal, nous devrions admettre aussi qu’ils lui sont semblables par nature15. L’âme créée, en revanche, à cause du fait de tirer son origine de Dieu, c’est-à-dire du vrai bien, n’est pas obligée au mal, mais elle n’est pas obligée au bien non plus. Elle possède le bien naturel propre à chaque substance créée en tant que telle, puisque elle est un être, mais elle peut de toute façon incliner au non-être, à l’apparence du bien, à la ruse, en vertu de sa liberté de choix, qui appartient substantiellement à sa nature. Cette possibilité d’inclinaison au mal se donne exclusivement parce que le mal n’est que non-être, dépourvu de substance, c’est pourquoi la propension à l’apparence du beau et du bien, aux plaisirs corporels, par exemple, ne compromet d’aucune manière la bonté de la nature créée en tant que telle, étant un mouvement qui se maintient à l’intérieur des limites du domaine de la volonté. C’est un mouvement vide vers un vide de substance. Si l’on admettait que le mal donne origine à des êtres subsistants, on devrait alors soutenir que le mal est doué d’une substance et qu’il peut communiquer cette substance aux êtres qu’il fait parvenir à l’existence. On glisserait donc inévitablement vers la division gnostique entre des créatures substantiellement bonnes et des créatures substantiellement mauvaises, perspective qu’on ne peut éviter qu’en excluant le mal de la sphère de la substance, en le réduisant au pur mouvement de la volonté et 15

Cfr. ibid., 120B.

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à une pure privation d’être et de bien. Le mal est donc non-être, il existe seulement dans le mouvement de la volonté soumise à la ruse du tentateur, se produit exactement comme une ruse et touche à la créature humaine dans son ensemble, non pas à une âme préexistante et séparée de son corps. Réfutée l’hypothèse d’une origine du mal dans une condition de préexistence, il reste encore la question posée au début. Où réside la possibilité de l’erreur de la part de l’homme? Quelle est l’origine de cette possibilité? Et, en même temps, quel rôle joue l’erreur des autres créatures, des anges qui à cause de leur erreur se changent en démons?

3. Entre ignorance et jalousie: la faiblesse ontologique de la créature Dans l’Oratio catechetica la possibilité de l’erreur de jugement de la créature humaine est déterminée dans le mouvement du désir, par lequel l’homme se tourne au bien pour pouvoir en participer. Si le désir de l’homme est en effet toujours originairement orienté vers le bien, dans le déploiement de son mouvement vers l’objet aimé peut s’insinuer la ruse, comme un miroir déformant qui pousse l’intelligence désirante vers un objet faux. Le but de Grégoire est, comme on l’a déjà vu, l’exclusion de la possibilité d’un acte de volonté qui ait pour objet le mal en soi, c’est-à-dire de la possibilité que le mal puisse être objet de désir de la part d’un être créé originairement pour poursuivre le chemin du bien et pour l’aimer, d’un être dont la nature même est nécessairement bonne: Donc, puisqu’il a été trompé sur son désir du vrai bien, l’intellect a été détourné en direction du non-être par la ruse du conseiller et de l’inventeur du vice, car il était convaincu que le contraire du beau était le beau (en fait, la ruse n’aurait pas eu d’effet, si l’apparence du beau n’avait pas été étalée comme un appât autour de l’hameçon)16. 16 ID., Or. catech., 22, 60C, p. 56,19-24: « jEpei; ou\n th`~ pro;~ to; o[ntw~ ajgaqo;n ejpiqumiva~ diayeusqei;~ oJ nou`~ pro;~ to; mh; o]n parhnevcqh di jajpavth~ tou` th`~ kakiva~ sumbouvlou te kai; euJretou` kalo;n ajnapeisqei;~ ei\nai to; tw/ kalw`/ ejnantivon (ouj ga;r ejnhvrghsen hJ aJpavth, mh; delevato~ divkhn tw`/ th`~ kakiva~ ajgkivstrw/ th`~ tou` kalou` fantasiva~ periplasqeivsh~)».

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Les pages de l’Oratio ont une importance particulière pour la compréhension du rapport entre l’élaboration de la notion de ruse et le thème de l’instabilité de la créature comme racine dernière de la possibilité de la réalisation du mal. Si la possibilité de l’erreur de jugement, en effet, réside dans la faculté désiderative de l’homme et dans l’action insidieuse du tentateur, la cause dernière d’une telle possibilité doit être recherchée dans la constitution ontologique de la créature. À l’intérieur de cette œuvre on trouve en fait une interprétation de la Genèse, qui offre l’occasion d’approfondir le caractère ontologique des deux protagonistes du récit biblique: l’être humain, d’un côté, et l’ange tentateur, de l’autre. Dans la relation qui s’instaure entre les deux dans l’événement biblique de la chute, s’articule la dialectique entre la disponibilité à se laisser prendre au piège par les artifices séduisants du tentateur et la constitution ontologique de la créature comme être sujet à un mouvement incessant. Un des éléments majeurs de l’argumentation, à l’intérieur de la description du péché de l’homme, est représenté par la relation entre sensible et intelligible. L’homme est l’être dans lequel se manifeste pleinement le mélange d’intelligible et de sensible, voulu par la providence divine pour que même le sensible participe de quelque manière du bien et ne reste pas séparé de ce qui est supérieur. Dans l’homme cette union providentielle de sensible et d’intelligible, de terrestre et de céleste, dans l’union de l’âme et du corps, arrive à sa réalisation la plus manifeste et la plus pleine. Il s’agit, sans surprise, d’un point de départ qui rompt décidément avec la doctrine de la préexistence des âmes. Malgré le fait que la vraie nature de l’homme consiste dans sa partie rationnelle et intelligible, créée à image de Dieu, il a été doué d’un corps apte à vivre dans le sensible, pour que celui-ci soit touché et participe de l’intelligible, en vue d’une harmonie supérieure17. 17 À ce sujet on peut voir J. DANIÉLOU, La notion de confins (methorios) chez Grégoire de Nysse, in «Recherches de science religieuse», 49 (1961), pp. 161-187. Pourtant dans cette étude, Jean Daniélou exclut que l’on puisse appliquer la notion des confins à la nature de l’homme au sens des confins ou du mélange entre intelligible et sensible. D’après Grégoire, l’âme serait un seuil entre bien et mal, un seuil qui ne joint pas, mais qui plutôt sépare, par le biais du choix entre vice et vertu. Le dualisme fondamental par rapport à la réalisation du mal moral dans l’homme n’est donc pas le dualisme entre sensible et intelligible, mais entre créé

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L’argument fondamental par rapport à la chute du diable est celui de la jalousie et de l’instabilité de l’être créé, splendidement mis en lumière et analysé par Jean Daniélou18. L’élément qui déchaîne la rébellion de l’ange est représenté par la jalousie vis-à-vis d’un être, l’homme, créé à l’image et en ressemblance au Créateur, mais la possibilité en tant que telle de ce sentiment de jalousie et de la rébellion qui en découle réside dans l’instabilité inhérente à l’être créé, une condition évidemment commune aussi bien à l’ange rebelle qu’à l’homme19. La trophv constitutive de ce qui est créé est liée au fait qu’il arrive à l’être à partir du non-être: c’est pourquoi le néant est tressé à son existence, comme une ombre qui l’accompagne et dont il ne peut être séparé. Il est très probable que Grégoire ait repris ce thème d’Origène, qui avait déjà souligné que la racine dernière du choix devait être cherchée dans l’instabilité propre à la créature car celle-ci était arrivée à l’être à partir du non-être20. La créature a un commencement dans le temps, son origine est mutation et changement, voire le changement le plus radical, celui qui du non-être mène à l’être. Étant déterminée par son origine, la créature changeante, variable, est constitutivement finie, limitée, et comme telle sujette à l’erreur. Grégoire insiste particulièrement sur la différence ontologique existant entre le Créateur et la créature, entre le modèle et son image, entre ce qui est immuable par nature et ce dont même l’existence est due au changement. On trouve déjà ce sujet dans le De hominis opificio, où ce qui distingue l’image de son modèle et permet donc, de parler de ressemblance et non pas d’identité, relève du fait d’être créé et sujet au changement. Si l’homme porte en lui l’image divine, sa substance est bien difféet incréé. L’homme est un seuil et peut choisir entre bien et mal parce que, à l’initiative de Dieu, il est créé et donc sa nature et sa volonté sont muables. La centralité de la notion de muabilité et de de l’écart ontologique entre Dieu et l’homme par rapport à la question de l’origine du mal est, d’après mon opinion, évidente, même si dans les chapitres de l’Oratio catechetica magna qu’on est en train d’analyser, l’argument de la muabilité est employé surtout pour expliquer la chute de l’ange révolté. 18 Cfr. notamment J. DANIÉLOU, Le problème du changement chez Grégoire de Nysse, in «Archives de philosophie», 29 (1966), pp. 323-347. 19 Cfr. GREGORIUS NYSSENUS, Or. Catech., 6, 28CD, p. 24,1-6. 20 Cfr. ORIGENES, De princ., II, 9, 2, 226C, edd. Crouzel – Simonetti cit. (chap. VI, à la note 12), p. 354,31-34.

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rente de la substance divine21. L’être créé est sujet à un mouvement continu et sans arrêt, qui peut prendre deux directions distinctes et opposées, l’une vers le bien, l’autre vers le mal. Projetée continuellement hors de lui, la créature vit dans un état d’absence de repos, de tension éternelle de la volonté: (...) donc, du point de vue de l’impulsion et du mouvement variable et muable, il n’est pas possible que la nature [de la créature] demeure immobile en soi, mais son libre choix se meut absolument vers quelque chose, car le désir du bien la traîne naturellement vers le mouvement22.

La différence ontologique entre Créateur et créature peut être exprimée par le biais de la notion de diavsthma, en tant que marque propre à la nature créée23. La dimension temporelle exprimée par la notion de diavsthma appartient à la nature créée dans son ensemble, en comparaison avec la nature divine, entièrement transcendante par rapport aux catégories de l’espace et du temps. Dans le diavsthma qui s’interpose entre l’ajrchv et le tevlo" de la créature réside le principe du mouvement illimité vers Dieu, qui ne peut être détourné de son objectif naturel et se tourner vers le mal qu’accidentellement et pour une période limitée. Si la muabilité ontologique de la créature ouvre la possibilité de la réalisation du mal, la jalousie ouvre la porte à toute l’étendue des vices, suivant la doctrine plusieurs fois exprimée par Grégoire, d’après laquelle tous les vices sont joints les uns avec les autres comme dans une chaîne où chaque vice n’est rien d’autre que le point de départ ou la cause dont découlent ensuite tous les autres vices. On trouve cette idée par exemple dans la Vie de Moïse, où la jalousie, qui entame la chaîne des vices, est décrite de façon éloquente et suggestive24. Dans la liste et dans la narration des vices, 21 22

Cfr. GREGORIUS NYSSENUS, De hominis opificio, 40, 184C. ID., Or. catech., 21, 60AB, p. 56,6-10: «(...) toivnun kata; th;n trepthvn te kai; ajl-

loiwth;n oJrmhvn te kai; kivnhsin oujk ejndevcetai th;n fuvsin ejf jeJauth`~ mevnein ajkivnhton, ajllæejpiv ti pavntw~ hJ proaivresi~ i[etai, th`~ pro;~ to; kalo;n ejpiqumiva~ aujth;n fusikw`~ ejfelkomevnh~ eij~ kivnhsin». 23 À ce sujet on peut voir B. OTIS, Gregory of Nyssa and the Cappadocian Conception of Time, in Studia Patristica, XIV cit. (chap. IX, à la note 18), pp. 327357; PEROLI, Il Platonismo cit. (à la note 7), pp. 37 et seqq. 24 Cfr. GREGORIUS NYSSENUS, De vita Moysis, II, 256, 409BC, ed. Daniélou cit. (chap. X, à la note 12), p. 282,3-6.

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dans lesquels le peuple élu tombe pendant l’exode, l’œuvre active de tentation consciemment menée par l’ange rebelle revêt un rôle fondamental: dans ce texte, en effets, le caractère démoniaque du mal apparaît évident. Les vicissitudes vécues par le peuple juif pendant et après l’ascension de Moïse au mont Sinaï deviennent le symbole spirituel de la bataille que l’homme doit mener pour se libérer des tentations continuelles auxquelles il est soumis à cause du diable. Une bataille contre les ruses tramées par le tentateur, qui trouve une expression éloquente dans l’affirmation de Grégoire, d’après laquelle: «avec le progrès de la vertu, progresse ensemble aussi la façon de tenter de l’adversaire, qui, pour pousser au mal, trouve des occasions correspondant à chacun»25. Le péché de l’homme et le péché du diable sont donc doublement entrelacés. D’un côté, l’ange rebelle est l’auteur de la chute de l’homme à travers la ruse des sens, d’un autre côté c’est la création de l’homme qui suscite la jalousie de l’ange et le pousse à pécher. À partir de la jalousie, l’ange tombé se précipite progressivement dans l’échelle du mal, en s’éloignant de plus en plus du bien divin, jusqu’à la dernière marche de cette échelle de perversion, où la méchanceté devient active et tentatrice. Profondément plongé dans le mal, consciemment adonné à la perdition de l’homme, il devient l’équivalent du mal en soi pour ce dernier. Il est une part absolument active et fondamentale de sa faute26. Si l’ange rebelle tombe, en proie à sa jalousie, en glissant dans le gouffre du mal, l’homme est disponible à la ruse du tentateur, car il partage avec lui la condition d’instabilité liée à sa condition de créature, qui pose sa volonté comme un seuil entre le bien et le mal. Malgré la différence entre diavsthma angélique du diable et diavsthma de l’homme, ils ont en commun la condition d’instabilité et de finitude qui détermine leur nature et qui leur empêche une connaissance simultanée du présent, du passé et du futur. Dans l’ignorance de la créature réside la condition de sa liberté, mais c’est toujours dans cette différence ontologique entre Créateur et créature qu’a lieu, dans son ensemble, la possibilité de la réalisation et de l’existence du mal. L’instabilité de la créature, le 25 26

Ibid., 291, 420C, p. 304,1-3. Cfr. ID., Or. catech., 6, 29AB, p. 25,3-11.

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fait qu’elle dérive du néant, qu’elle se meut vers le Créateur selon un mouvement naturel mais néanmoins faillible, son ignorance représentent l’origine de la possibilité de l’erreur. La notion de muabilité et de finitude créaturale représentent donc un élément central de la théodicée élaborée par Grégoire. Pourtant, il reste encore des problèmes à résoudre. La possibilité de la ruse aux dépends de l’homme réside dans son instabilité, d’un côté, et dans son ignorance, de l’autre. La question de l’ignorance revêt une importance fondamentale, d’autant plus que Grégoire exclut la possibilité d’un choix conscient du mal, car la créature, par sa constitution naturelle elle-même, ne peut que tendre au bien. Mais comment cette ignorance doit-elle être comprise? S’agit-il simplement d’un manque de connaissance, comparable à l’ignorance des enfants, qui doit se changer en connaissance à travers un long parcours d’expérience et de mûrissement?27 Ou est-elle liée au statut corporel de l’homme, à sa constitution sensible, à la possibilité d’un obscurcissement par les sens? Grégoire refuse d’adopter l’explication origénienne de l’origine du mal basée sur la préexistence, et pourtant il garde un élément d’origénisme dans l’idée de double création. En particulier, c’est l’idée de la deuxième création comme création de la corporéité sensible et sexuée qui pose une série de problèmes, qui sont absent dans la solution origénienne, et donne lieu à une série de contradictions. Et, finalement, pourquoi, comme l’écrit Johannes Zachhuber, faut-il faire de la corporéité sexuée un effet de la deuxième création plutôt que de la chute des protoplastes et 27 Cfr. M. LUDLOW, Universal Salvation. Eschatology in the Thought of Gregory of Nyssa and Karl Rahner, Oxford 2000, pp. 102 et seqq. Morwenna Ludlow a souligné le fait que Grégoire n’explique pas de façon claire de quel type d’ignorance il s’agit, malgré le fait qu’il considère le domaine morale et le domaine cognitif comme étroitement entrelacés. Dans le cas d’Ève faut-il parler d’une ignorance de nature enfantine ou d’une ignorance coupable, due au fait que sa raison est obnubilée par les passions? Dans le premier cas de figure, d’après l’interprète, l’explication peut être trouvée dans le fait que l’ignorance est la condition de sa liberté, entendue comme liberté de choix. Dans le deuxième cas de figure, l’ignorance fait en sorte que les passions, les plaisirs corporels, les désirs liés aux sens puissent apparaître préférables par rapport au vrai bien, par un trompe-l’œil. Les deux hypothèses présentent à mon avis des problèmes. Notamment la deuxième soulève le paradoxe de la double création que je discuterai dans le prochain chapitre.

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de l’expulsion de l’Éden?28 Ce reste d’origénisme posera, comme on le verra, de nouveaux problèmes.

28 Cfr. J. ZACHHUBER, Human Nature in Gregory of Nyssa. Philosophical Background an Theological Significance, Leiden – Boston – Köln 2000, p. 173.

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CHAPITRE XII

LE PARADOXE DE LA DOUBLE CRÉATION

1. L’élimination de la matière La corporéité sensible et sexuée n’est pas étrangère au problème de la réalisation du mal, non seulement parce qu’elle en est de quelque façon l’effet, même si ce n’est pas sur le plan de la succession temporelle, mais parce qu’elle participe au procès qui débouche sur la chute de l’homme. Les sens constituent la porte à travers laquelle peut se faufiler la ruse du tentateur. À l’ignorance créaturale comprise comme une absence enfantine de vraie connaissance doit être associé un autre type d’ignorance, entendue comme disponibilité à se laisser entraîner par les fausses perspectives offertes par les sens et à travers les sens. Il est donc nécessaire de mieux analyser ce qui concerne la corporéité de l’homme pour arriver à saisir pleinement la théodicée de Grégoire et les problèmes qu’elle implique. Il faut, tout d’abord, distinguer corporéité et matière. Si Origène avait déjà abordé le problème d’une possible méchanceté de la matière ou de son identification avec le mal en soi, en affirmant sa nature intrinsèquement bénigne, Grégoire semble vouloir résoudre la question de manière encore plus radicale, en éliminant entièrement la matière comme substrat pour laisser exclusivement place à la corporéité. En effet, il reprend celle qu’Origène avait présentée comme une simple hypothèse1, que d’ailleurs il 1 Cfr. ORIGENES, De princ., IV, 4, 7, 408BC, edd. Crouzel – Simonetti cit. (chap. VI, à la note 12), pp. 416,249 - 418,258. On trouve la même théorie en

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réfutait, pour l’utiliser comme une argumentation décisive afin d’expliquer la dérivation du matériel de l’immatériel: la matière n’est rien d’autre qu’un concours de qualités intelligibles2. La thèse de l’immatérialité de la matière comme substrat est proposée dans le De hominis opificio, à l’intérieur d’un développement autour de la doctrine de l’apocatastase. Pour pouvoir soutenir la possibilité et la nécessité de la fin de l’univers, Grégoire doit montrer que l’univers a eu un commencement dans le temps. L’obstacle à dépasser, de ce point de vue, est représenté par la nature de la matière et par la théorie d’origine platonicienne concernant la coéternité de la matière incréée avec Dieu. La question de l’origine de la matière est étroitement liée à la question de sa nature. En effet, à supposer que la matière n’a pas d’existence autonome par rapport à l’acte créateur de Dieu, se pose le problème de la possibilité de la dérivation de ce qui est matériel, corruptible, doué d’extension, à partir de ce qui est immatériel, incorruptible et exempt d’extension par excellence. Comment de l’incorporel dérive-t-il le corporel? Comment de ce qui est dépourvu de composition dérive-t-il le mélange? Et en général, comment le diavsthma peut-il avoir pour origine ce qui dépasse infiniment les catégories de l’espace et du temps? Ce qui apparaît inexplicable c’est la différence ontologique existant entre Dieu et l’être corporel, un abîme qui laisse ouverte la question, comment du Bien absolu peut-il dériver un être tellement différent, sans que cela implique une limitation ou une insuffisance de l’activité créatrice de Dieu. Alors que Dieu est simple par nature, immatériel, sans qualité ni mesure ni composition, n’étant pas apte à être circonscrit

PLOTINUS, Enneades, II, 4 [12], 11, 7-13 (vol. I, p. 175), et BASILIUS CESARIENSIS, In Hexaemeron, 1, PG 29, 21B, edd. E. A. De Mendieta – S. Y. Rudberg, Berlin 1997, p. 15,8-13. On trouve par ailleurs une position plus traditionnelle par rapport à l’existence de la matière première comme substrat dépourvu de forme en particulier dans GREGORIUS NYSSENUS, Apologia in Hexaemeron, PG 44, 61-124; ici: 80B. Pour une analyse de ces deux positions, je me permets de renvoyer à mon article: C. ARRUZZA, La matière immatérielle chez Grégoire de Nysse, in «Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie», 54 (2007), pp. 215-223. 2 Cfr. H. U. VON BALTHASAR, Présence et pensée, Essai sur la philosophie religieuse de Grégoire de Nysse, Paris 1988 (19421), p. 21: von Balthasar parle de «forces spirituelles», dont la synthèse donne lieu aux corps: sur la base de cette lecture la position de Grégoire représenterait une position intermédiaire entre Platon et Aristote.

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CONCLUSION

ne peut d’aucune façon être attribuée, directement ou indirectement, au Créateur. Cette nécessité amène à une forte accentuation de la notion de liberté et de responsabilité individuelle par rapport à la philosophie plotinienne, par le biais d’un déplacement du problème du mal au domaine exclusivement moral. Le traité 47 des Ennéades (III, 2), montre sous certains aspects une idée de responsabilité et de liberté individuelle bien différente de la notion élaborée dans le domaine chrétien: serrée entre la nécessité du povlemo~, et donc de l’existence des maux dans la dimension temporelle du monde sensible, et la nécessité que chacun interprète le rôle qui lui a été assigné dans le grand théâtre du cosmos, l’âme particulière peut exercer sa liberté seulement dans le style de son interprétation d’acteur. Libérée de la responsabilité directe de l’existence du mal en soi, l’âme individuelle est, cependant, assiégée par un mal qui est toujours-déjà donné par nécessité. Dans la difficulté de concilier l’idée d’une nécessité du povlemo~, comme guerre entre les contraires, et l’exigence de s’opposer à l’idée gnostique de la prédestination naturelle au mal ou au bien, difficulté qui traverse les pages de ce traité, on peut peut-être lire le manque d’une élaboration accomplie de la notion de responsabilité personnelle, qui représente, en revanche, la base de la théodicée chrétienne. La responsabilité personnelle représente, en effet, l’axe autour duquel tourne la théodicée d’Origène et Grégoire.Alors que chez Plotin la production de la matière-mal, mais aussi l’incorporation des âmes individuelles, représente une partie d’un procès nécessaire de dérivation de la réalité, la notion de chute chez les deux penseurs chrétiens ne présente pas tout à fait un caractère de nécessité, mais se meut, au contraire, autour de l’idée centrale du libre choix des créatures. C’est ce libre choix qui donne lieu à la chute, qui a des effets directement sur le plan ontologique de la création, imposant une modification du dessein divin originaire, imposant la création d’une corporéité grossière et sexuée dans laquelle le péché individuel peut se refléter comme dans un miroir. Il ne s’agit certainement pas d’une réflexion dépourvue de difficultés et de tensions internes. Au contraire, l’adhésion à un appareil conceptuel de tradition platonicienne, tout en représentant un outil formidable de construction d’une théologie comme pensée réfléchie sur la donnée de la révélation, comporte quel-

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LES MÉSAVENTURES DE LA THÉODICÉE

ques éléments de contradiction dans l’élaboration d’une doctrine accomplie du concept de responsabilité individuelle, comme il apparaît évident dans la doctrine de la double création et, surtout, de l’apocatastase: ici, en effet, dans le refus de la possibilité d’une rébellion éternelle envers le Créateur, se montre en plein jour la difficulté de l’élaboration d’une idée entièrement accomplie de liberté personnelle. La définition de mal comme non-être prend donc une signification différente dans l’élaboration des deux penseurs chrétiens, dans la mesure où le domaine de l’origine du mal a un caractère moral et non pas ontologique. De ce point de vue il n’existe pas une définition du mal en soi comparable à celle qui se présente dans les Ennéades, et ainsi le non-être du mal, tout en n’étant pas identifiable au néant pur et impensable, tout en ayant un caractère privatif, assume une existence quelconque uniquement dans les mouvements individuels de la volonté pervertie. Non pas le non-être comme altérité absolue par rapport à la totalité des lovgoi et de l’être, mais le non-être constitutif de chaque libre mouvement de la volonté individuelle qui s’éloigne du bien pour embrasser ce qui, en comparaison du vrai bien, prend la valeur du rien et du mal. Aussi bien chez Origène que chez Grégoire, on est plus près d’une conception du non-être du mal comme privatio boni de nature non pas absolue, mais relative et comparative. Le mal est vidé de substance, anéanti, réduit au mouvement de la volonté. Ce n’est que dans un sens relatif que quelque chose subsistant peut être défini comme mal, ce n’est que dans la mesure où il devient l’objet d’une inclinaison erronée, qui bouleverse l’ordre des choses, en préférant ce qui est inférieur à ce qui est supérieur par nature. Ce n’est que dans le domaine de la volonté individuelle que ce qui n’est pas arrive à acquérir un pouvoir paradoxal sur ce qui est. En ce sens, il apparaît évident comment l’identification entre mal et non-être, tirée de la tradition platonicienne, prend une signification nouvelle lorsqu’elle est transposée à l’intérieur d’une pensée chrétienne. Le non-être n’est pas référé à la matière, ou à une nécessité obscure, mais plutôt au mouvement de la volonté individuelle, par le biais d’une accentuation de la responsabilité individuelle, qui sera une des bases de l’élaboration du concept de personne dans la tradition philosophique occidentale.

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selon une figure, toute la matière est comprise dans une extension dimensionnelle (ejn diasthmatikh/` paratavsei) et n’échappe pas aux perceptions sensibles, étant connue selon la couleur, la figure, la masse, la grandeur, la résistance et ses autres attributs, parmi lesquels aucun ne peut être conçu dans la nature divine. Qui pourrait s’imaginer que la matière dérive de l’immatériel et la nature dimensionnelle de ce qui n’a pas de dimensions (tou` ajdiastavtou th;n diasthmatikh;n fuvsin)?3

La réponse à cette question se base sur l’hypothèse de la non existence du substrat, à savoir de la matière première, et de la réduction de la corporéité à un concours de qualités intelligibles. D’un côté, si nous privons un corps de toutes ses qualités, de l’extension, la couleur, le poids, la quantité, etc., il ne reste plus rien à concevoir de façon positive, c’est-à-dire qu’il ne reste pas de substrat matériel de la qualité, concevable intellectuellement ou perceptible par le biais des sens. D’autre part, les qualités sont des objets intelligibles, qui peuvent être séparés rationnellement les uns des autres et du substrat. Ils sont des objets intelligibles réciproquement autonomes, dans la définition desquels ne rentrent pas les autres qualités qui sont prises en considération dans le substrat. De ces considérations Grégoire conclut que la nature matérielle n’est rien d’autre qu’un concours de qualités différentes, alors que leur désagrégation, à savoir la séparation des qualités comporte automatiquement la dissolution du corps: Si donc la couleur est intelligible, la résistance aussi est intelligible, et la quantité et le reste de telles propriétés. Si chacune d’elles est séparée du substrat (uJfaireqeivh tou` uJpokeimevnou), toute la raison (lovgo~) du corps se dissout en même temps; il serait conséquent de penser que le concours (sundromhvn) des qualités, dont nous avons trouvé l’absence comme cause de la dissolution du corps, engendre la nature matérielle (uJlikh;n fuvsin). Car comme il n’existe pas un corps, auquel ne soit pas 3 GREGORIUS NYSSENUS, De hominis opificio, 23, 209D-212A: «Eij ajplou`~ oJ Qeo;~ th`/ fuvsei, kai; a[u>lo~, ajpoiov~ te kai; ajmegevqh~, kai; ajsuvnqeto~, kai; th`~ kata; to; sch`ma perigrafh`~ ajllotrivw~ e[cwn pa`sa de; u{lh ejn diasthmatikh`/ paratavsei katalambavnetai, kai; ta;~ dia; tw`n aijsqhthrivwn katalhvyei~ ouj diapevfeugen, ejn crwvmati, kai; schvmati, kai; o[gkw/, kai; phlikovthti, kai; ajntitupiva/, kai; toi`~ loipoi`~ toi`~ peri; aujth;n qewroumevnoi~ ginwskomevnh, w|n oujde;n ejn th`/ qeiva/ fuvsei dunatovn ejsti katanoh`sai: tiv~ mhcanh; ejk tou` aju>vlou th;n u{lhn ajpotecqh`nai;;; ejk tou` ajdiastavtou th;n diasthmatikh;n fuvsin;».

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jointe la couleur, ainsi que la figure, la résistance et l’extension et le poids et le reste des propriétés, et pourtant aucune d’elle est un corps, mais se trouve être autre chose par rapport au corps, selon sa particularité, ainsi, par un raisonnement inversé, lorsque les choses dont on a parlé concourent entre elles, alors se produit l’existence corporelle (swmatikh;n uJpovstasin)4.

La matière n’est donc que l’union d’une série d’objets intelligibles5. Comme on l’a vu, Plotin avait plusieurs fois affirmé l’identification entre matière comme substrat informe et non-être, toutefois il avait attribué à la matière une forme quelconque d’existence, une forme de participation non participante à l’être. La matière était le réel non-être, non pas le non-être absolu. Et la fonction de substrat de la matière était tout de même gardée. Le substrat semble ici, en revanche, disparaître, se retirer, pour s’identifier à la simple union des qualités: si, lorsque les qualités se séparent du substrat, elles se dissolvent, a fortiori le substrat lui-même doit se dissoudre. Il perd alors tout caractère d’intelligibilité, étant ainsi impossible d’articuler un discours rationnel sur lui. L’identification de la nature de la matière avec le concours des qualités intelligibles permet à Grégoire de soutenir sans problèmes sa dérivation de Dieu, car affirmer que Dieu, une substance intelligible, crée les propriétés intelligibles dont l’union engendre la nature matérielle, ne soulève pas d’objections. Le substrat entendu comme matière première, entièrement indéterminée, dépourvue de qualités, d’extension et de quantité, disparaît dans cette conception de la formation de la dimension corporelle, par le biais d’une intellectualisation radicale de la nature de la matière. À supposer que le corporel, étendu, doué de nombre, de quantité, perceptible par les sens, n’est rien d’autre que le résultat de l’union de qualités en soi incorporelles et intelligibles, 4

Ibid., 24, 213A: «Eij toivnun nohto;n me;n to;; crwvma, nohth; de; kai; hJ ajntitupiva, kai; hJ posovth~, kai; ta; loipa; tw`n toiouvtwn ijdiwmavtwn, e{kaston de; touvtwn eij uJfaireqeivh tou` uJpokeimevnou, pa`~ oJ tou` swvmato~ sundialuvetai lovgo~: ajkovlouqon a]n ei[h, w|n th;n ajpousivan th`~ tou` swvmato~ luvsew~ aijtivan eu{romen, touvtwn th;n sundromh;n ajpotivktein th;n uJlikh;n fuvsin uJpolambavnein. W~ J ga;r oujk e[sti swvma, w|/ to; crw`ma, kai; to; sch`ma, kai; hJ ajntitupiva kai; hJ diavstasi~, kai; to; bavro~, kai; ta; loipa; tw`n ijdiwmavtwn ouj provsestin, e{kaston de; touvtwn sw`ma oujk e[stin, ajll’ e{terovn ti para; to; sw`ma, kata; to; ijdiavzon euJrivsketai: ou{tw kata; to; ajntivstrofon, o{pou d’a]]n sundravmh/ ta; eijrhmevna, th;n swmatikh;n uJpovstasin ajpergavzetai». 5

Cfr. ibid., 24, 212D.

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on n’a plus besoin d’un substrat auquel ces qualités devraient être appliquées et qui devrait donner lieu aux êtres formés à travers une succession continue de qualités. Il est clair que la matière ainsi comprise, dans sa dérivation de Dieu, ne peut être l’origine de la réalisation du mal ni être identifiée avec le mal en soi. La corporéité, pourtant, n’est pas entièrement innocente.

2. Le corps comme prison de l’âme: De mortuis Le De mortuis est un ouvrage un peu particulier dans l’élaboration du problème de la corporéité par rapport au péché et à la double formation de l’homme. Ici, en effet, la considération de la corporéité présente des traits fortement négatifs, qui ont aussi des répercussions sur la considération du problème de la résurrection des corps lors de l’apocatastase. La raison de cette vision fortement négative de la vie corporelle est à rechercher vraisemblablement dans la nature de cet ouvrage, qui, tout en étant un véritable traité à caractère philosophique et théologique, tourne autour du sujet de la consolatio face à la mort, et donc d’une démonstration du caractère positif de la mort corporelle, en tant que porte d’accès à une vie plus élevée, comprise comme la vraie vie. En ce sens, Grégoire compare la mort à l’accouchement, et la douleur de celui qui craint la mort au choc de l’enfant qui abandonne le ventre maternel pour s’ouvrir à un monde nouveau: dans les larmes de l’enfant qui vient de naître se montre en toute clarté le malheur de la séparation d’une existence bien connue, à laquelle il s’était habitué. De la même manière, celui qui craint la mort désire poursuivre son existence dans le monde de la matière. En même temps, cependant, certaines considérations relatives aux discordances présentes entre cette œuvre et les autres, dans lesquelles le sujet de la corporéité est abordé en rapport avec la doctrine de la résurrection des corps, et au caractère peu systématique des solutions apportées au problème de la forme du corps et à son changement dans la résurrection, ont mené quelques interprètes à dater le De mortuis parmi les premières œuvres de Grégoire ou en tout cas parmi les œuvres précédant le De hominis opificio et le De anima et resurrectione6. 6

Cfr. ALEXANDRE, Le De mortuis de Grégoire de Nysse cit. (chap. X, à la note

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Dans cet ouvrage, en effet, il semblerait que la préoccupation fondamentale de Grégoire ne soit pas constituée par la nécessité d’une critique de la doctrine origénienne de la préexistence des âmes et de l’incorporéité finale des êtres rationnels lors de l’apocatastase, mais plutôt par la réfutation d’une façon grossière d’entendre la résurrection de la chair à l’intérieur de la foi ordinaire. Cette préoccupation pourrait expliquer au moins en partie les différences évidentes que montre cette œuvre par rapport aux autres. On retrouve ici, en fait, en termes explicites, le sujet platonicien de la corporéité comme prison de l’âme7. La raison de la vie corporelle et mortelle est déterminée par Grégoire, de même que dans d’autres œuvres, dans le péché de la libre volonté de l’homme, à cause duquel il a été revêtu des «tuniques de peau», c’est-à-dire de la condition animale. Un relief particulier est attribué à la fonction pédagogique de l’assujettissement de l’homme à la dimension animale et mortelle. De même qu’un père permet au fils de commettre de manière autonome des fautes et d’apprendre de son erreur et des conséquences douloureuses qu’elle comporte, Dieu permet à l’homme de se plonger jusqu’au bout dans l’état de dégradation auquel il s’est 15), pp. 41-43. Pour Monique Alexandre, le De mortuis est sans doute antérieur au De hominis opificio et au De anima et resurrectione, malgré le fait que dans cet ouvrage Grégoire utilise le même dossier scriptural qu’il emploie dans d’autres œuvres, notamment 1Cor 15, 51 et 1Th 4, 16; de ce point de vue, d’après l’interprète on ne saurait relever une influence origénienne majeure dans ce traité et le fait que le sujet de la transformation du corps après la mort soit central ne représente pas forcément un élément de divergence par rapport à d’autres ouvrages ultérieurs. Sur la question de la datation du De mortuis, cfr. aussi T. J. DENNIS, Gregory on the Resurrection of the Body, in The Easter Sermons of Gregory of Nyssa, ed. by A. Spiras – C. Klock, Cambridge 1981, pp. 55-80: l’auteur date le De mortuis parmi les premiers ouvrages de Grégoire, en remarquant que le philosophe donne contre l’identité entre la forme du corps ressuscité et la forme du corps sensible précédant la mort quelques arguments qu’il réfutera après, dans le De hominis opificio et le De anima et resurrectione. Dennis relève dans le De mortuis un origénisme et une vision fortement dualiste du rapport entre âme et corps que Grégoire abandonnera dans les écrits suivants. En fait, d’après Dennis, aussi bien dans le De mortuis que dans le De anima et resurrectione, Grégoire ne semblerait pas capable de saisir les conséquences anthropologiques de la doctrine de la résurrection des corps, demeurant prisonnier du conflit entre la doctrine biblique de l’homme et l’identification platonicienne de la vrai nature de l’homme avec l’âme, en opposition à la corporéité: cfr. ibid., pp. 67 et seqq. 7 Cfr. GREGORIUS NYSSENUS, De mortuis, ed. G. Heil cit. (chap. X, à la note 15), 505D, p. 37,17-21. – Cfr. P. COURCELLE, Tradition platonicienne et tradition chrétienne du corps-prison, in «Revue des études latines», 43 (1965), pp. 406-443.

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condamné lui-même par son péché, de souffrir jusqu’au bout des inconvénients et des tourments de la vie dans la chair. La vie sensible est donc comme un bref voyage que le pécheur doit faire pour pouvoir reconquérir la condition dans laquelle il avait été créé originellement et qu’il a perdue à cause de sa volonté. Un voyage dans les tourments de la chair, à travers les passions douloureuses, les infirmités, l’indigence, l’expérimentation de l’injustice, jusqu’à la mort, celle-ci étant la seule libération authentique et le destin inscrit dès le début et à tout instant dans la dimension corporelle. Le corps se nourrit de mort, vit d’une mort continue, à tout instant, dans la succession continue de ses transformations, de ses changements: il est entraînement quotidien à la mort8. La clé de lecture pédagogique de la vie sensible s’articule autour d’un présupposé qu’on a déjà trouvé ailleurs chez Grégoire, à savoir l’idée de satiété du mal9. Le progrès dans le mal ne peut pas être infini comme le progrès dans le bien, l’inclinaison au mal ne peut pas être inépuisable, car le mal est entièrement étranger à la nature de l’homme. Pour la même raison que celle qui implique que le péché ne puisse naître que d’une ruse, celui-ci ne peut durer éternellement: le mal, en effet, n’a rien de désirable en soi et la familiarité avec lui ne peut que provoquer une nausée, une satiété qui empêche de lui adhérer à jamais. La même considération négative de la corporéité et de l’entrave qu’elle comporte pour l’âme est présente aussi par rapport au problème de la résurrection des corps, que Grégoire aborde dans d’autres œuvres dans une perspective différente. Dans le De mortuis, dans la mesure où le revêtement charnel auquel l’homme a été soumis est défini et conçu comme un «masque horrible», qui cache la beauté de l’image divine appartenant à la nature humaine, la conclusion de la vie charnelle, par le biais de la mort du corps, représente l’élimination définitive de ce masque et la récupération de la condition originaire dont l’homme est comme exilé dans une terre étrangère10. L’union avec le corps est décrite comme une source de souffrances indicibles, origine de conflits terribles causés par le mé8

Cfr. GREGORIUS NYSSENUS, De mortuis, 521BC, pp. 52,20 - 53,1. Cfr. ibid., 525C, p. 57,2-5. 10 Cfr. ibid., 512B, pp. 42,24 - 43,3. 9

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lange d’éléments différents et hétérogènes entre eux, une condition étrangère à la nature de l’âme rationnelle, à laquelle celle-ci n’est sujette que provisoirement. La mort corporelle et la dissolution des éléments sont une libération de l’âme de ce conflit tourmenté, un retour à la condition qui lui est propre. Dans ce texte on ne trouve pas d’allusions à la problématique, abordée ailleurs, de la présence de l’âme auprès des éléments dispersés qui formaient son corps en vie, ni de la capacité de l’âme de rappeler à elle ces éléments en vue de la résurrection du corps libéré de la condition irrationnelle et mortelle. La relation de connaissance et d’intimité entretenue par l’âme avec les éléments constitutifs de son corps est ici substituée par un rapport de cohabitation forcée et dérangeante, dont elle pourra finalement se libérer en se séparant du corps sensible après la mort. Grégoire reprend le thème platonicien et plotinien de la condition corporelle comme entrave à la compréhension du bien en soi et de l’intelligible en général. L’appartenance à la vie matérielle est un obstacle à la possibilité d’élévation de l’âme, qui doit donc se libérer de la dimension corporelle pour pouvoir effectivement adhérer au bien véritable. Dans cet ouvrage, cette libération du corps n’est pas comprise au sens éthique, c’est-à-dire comme capacité de faire abstraction des impulsions et des passions corporelles pour avoir soin exclusivement de la partie rationnelle et intelligible, mais plutôt comme une mort véritable du corps et une séparation effective entre l’âme et la matière. C’est la connaissance sensible en soi, la médiation par les sens, qui représente une entrave à la compréhension du bien: Quand l’activité d’intellection, toute seule, sans matière et sans corps, saisira le beau intelligible, la nature récupérera par conséquent son propre bien, qui n’est ni couleur ni forme ni dimension ni grandeur, mais qui dépasse toute représentation conjecturale11.

Les accents présents dans cette œuvre, qui évoquent de très près quelques argumentations origéniennes, représentent une excep11 Ibid., 517B, p. 48,20-25: «Movnh~ de; th`~ noera`~ ejnergeiva~ aju?lw~ te kai; ajswmavtw~ tou` nohtou` kavllou~ ejfaptomevnh~ ajkwluvtw~ hJ fuvsi~ to; i[dion ajpolhvyetai ajgaqovn, o} mhvte crw`ma mhvte sch`ma mhvte diavstasi~ mhvte phlikovth~ ejstivn, ajll jo} pa`san stocastikh;n eijkasivan parevrcetai».

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tion à l’intérieur de la production de Grégoire, étant probablement liés au but et à la fonction de ce texte, animé par la préoccupation par rapport aux excès de l’interprétation littérale de la résurrection des corps de la part de la foi ordinaire. Toutefois, il est indéniable que ces pages tracent un rapport entre condition corporelle et mal, un rapport qui demeure un point de référence constant de la théodicée de Grégoire. Cette relation est double. D’un côté, la corporéité sensible et sexuée représente la condition de dégradation conséquente à la prévision de la chute de l’homme de la part de Dieu. Une condition dégradée, mais qui permet en même temps le procès de purification qui permettra à l’homme de revenir à Dieu et de libérer l’image de Dieu obscurcie par le péché. De l’autre, la corporéité joue un rôle dans la réalisation du mal et du péché, et donc, de la chute elle-même.

3. La vie corporelle On peut relever dans la pensée de Grégoire deux modèles distincts d’union entre âme et corps, c’est-à-dire de relation entre sensible et d’intelligible. Comme l’écrit Enrico Peroli, Grégoire semble combiner deux «schémas protologiques» différents12. D’un côté, comme on l’a déjà vu, la corporéité sexuée et l’immersion dans un corps sensible sont l’effet (même si ce n’est pas du point de vue de la succession temporelle) d’une chute et expriment donc la perte d’une condition idéale de perfection. De l’autre, l’union entre l’âme et le corps sensible est comprise à l’intérieur d’un plan providentiel, qui dans la nature humaine voit la synthèse de la création dans son ensemble. Dans l’Oratio catechetica, par exemple, malgré le fait que dans cette œuvre on puisse trouver, davantage qu’ailleurs, un rôle explicite des passions et de la sensibilité en général dans la réalisation effective de la chute et du péché, l’union entre l’intellect humain, créé à l’image de Dieu, et le corps sensible, le composé de sensible et d’intelligible représenté par l’homme, constitue la possibilité d’une participation de la sphère inférieure de la création à la grâce divine. L’homme reconduit donc à Dieu le domaine du sensible, qui serait sinon radicalement et incommensurablement séparé de l’in12

Cfr. PEROLI, cit. (à la note 7), pp. 231-232.

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telligible. Il joue ainsi un rôle central dans la création, un rôle de médiation universelle et cosmique. Et c’est justement la jalousie vis-à-vis de ce rôle et de la création à l’image de Dieu, c’est-àdire de la condition de privilège dont jouit la nature humaine à l’intérieur du dessein de la création, qui est considérée comme la cause première de la rébellion du diable. La conception de l’union de l’âme et corps dans l’homme comme élément fondamental d’une concaténation nécessaire, qui guide la création et voit dans la nature humaine le moment de synthèse et le sommet des étapes précédentes du procès créateur, est présente aussi dans des œuvres précédentes, comme le De anima et resurrectione13 et le De hominis opificio14. On peut lire dans cet entrelacement entre deux explications différentes de la condition originaire de l’homme deux exigences différentes, mais non pas nécessairement hétérogènes. D’un côté, la condition sensible (avec les facultés irrationnelles et les passions qu’elle comporte) est présentée comme un état de décadence par rapport à la création originaire de l’homme idéal. Et dans cette conception se produit le paradoxe par lequel le glissement dans les passions est déjà logiquement implicite dans la deuxième création, à la fois comme une cause accessoire de la chute et comme sa conséquence. D’un autre côté, l’ajout des tuniques de peau, de la corporéité sensible et grossière, doit être compris lui-aussi dans un plan providentiel, qui prévoit une concaténation nécessaire et rationnelle du procès créateur. Dans quel sens est-il possible d’affirmer que la deuxième création est à la fois cause et effet de la chute? L’idée que la multiplication à travers la procréation se serait substituée à la multiplication du nombre des hommes sur le modèle angélique constitue le passage central de l’argumentation du De hominis opificio par rapport au problème de la création à l’image de Dieu. L’intelligence et la rationalité sont dépositaires de l’image divine, elles représentent dans l’homme ce qui a été proprement créé en ressemblance au Créateur, mais à cette création de notre nature a été ajoutée la création de la dimension charnelle, irrationnelle et sexuelle. Cet ajout a lieu en vertu de la prescience divine, qui 13 14

Cfr. ID., De anima et resurrectione, 57C-60B. Cfr. ID., De hominis opificio, 8, 144B seqq.

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XII. LE PARADOXE DE LA DOUBLE CRÉATION

a prévu que la liberté de choix de l’homme le mènerait à l’erreur et au péché et pour cette raison a ajouté à sa nature une corporéité grossière et sexuée. L’homme, en effet, à cause de la chute s’éloignerait de cette nature angélique, à laquelle il était originairement semblable, et perdrait de cette manière la possibilité de se multiplier selon le mode angélique. La prescience divine, d’autre part, de même que la création idéale, s’adresse à la nature humaine dans son ensemble, et non pas à l’homme individuel. C’est la nature humaine qui déchoit, à cause de son instabilité, avant que le premier homme historique n’embrasse le péché: Celui qui, comme dit la prophétie, connut toutes les choses avant leur naissance, suivit, ou mieux, saisit en avance, par le biais de sa prescience, où inclinerait le mouvement de la délibération de l’homme de façon autodéterminée et indépendante, puisqu’il vit ce qui arriverait, a inventé, par rapport à l’image, la différence entre mâle et femme, qui ne se réfère plus à l’archétype divin, mais – comme on a déjà dit – s’apparente à la nature irrationnelle15.

L’irrationalité, la division des sexes, la corruptibilité du corps et de la chair n’appartiennent pas à l’image de Dieu, mais sont une conséquence de l’erreur de la volonté humaine. Le péché exerce donc un effet rétroactif sur le plan temporel, en donnant vie à un cercle paradoxal par lequel la chute est la cause de la division des sexes et de l’introduction de l’irrationnel et du charnel dans l’homme, mais en même temps la division des sexes et la corporéité grossière représentent l’occasion du glissement de l’homme vers la passion et l’irrationalité. Grégoire donne à la vie dans l’Éden précédant l’expulsion un caractère angélique16. Et pourtant, déjà dans le Paradis Terrestre biblique l’homme présente le caractère de la sexualité, qui l’exclut du mode de multiplication angélique, en le condamnant nécessairement à la reproduction sexuelle, sur la base du présupposé de la nécessité de la réalisation 15 Ibid., 16, 184D-185A: «Dia; touto` oJ eijdw;~ ta; pavnta privn genevsew~ aujtw`n, kaqwv~ fhsin hJ profhteiva, ejpakolouqhvsa~, ma`llon de; prokatanohvsa~ th`/ prognwstikh`/ dunavmei, pro;~ o{ ti rJevpei kata; to; aujtokratev~ te kai; aujtexouvsion th`~ ajnqrwpivnh~ proairevsew~ hJ kivnhsi~, ejpeidh; to; ejsovmenon ei\den, ejpitecna`tai th`/ eijkovni th;n peri; to; a[rjrJen kai; qh`lun diaforavn, h{ti~ oujkevti pro;~ to; qei`on ajrcevtupon blevpei, ajlla; kaqw;~ ei[rhtai, th`/ ajlogwtevra/ prosw/keivwtai fuvsei». 16

Cfr. ibid., 17, 188CD.

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du nombre des hommes déterminé et prévu par Dieu lors de la création17. La référence de Grégoire à l’Éden doit être comprise comme une référence non pas au Paradis biblique, mais à la création originairement prévue par Dieu, à la création de l’homme idéal, dont la condition est analogue à la condition angélique qui se réalisera avec l’apocatastase, après la réalisation du nombre complet des individus du plérôme humain. L’introduction d’une première création idéale de l’humanité permet à Grégoire de justifier la distance infinie entre l’homme, tombé dans la misère des passions et de la corruptibilité corporelle, et Dieu, à l’image duquel il avait été créé18. Tout ce qui s’est ajouté à l’homme aussi bien dans la division des sexes, en prévision de sa chute, que dans la réalisation concrète de son péché dans les individus concrets et historiques, avec la chaîne des vices et des passions qui l’ont envahi, n’appartient pas à sa nature authentique, créée, elle seule, à l’image du Créateur. Il en découle cependant une situation paradoxale, qui met en relief les limites de la théorie de la double création comme moyen d’explication de l’existence du mal. Roger Leys a été parmi les premiers à relever ce paradoxe19. Le péché est ce qui insère l’homme dans le temps, en donnant lieu à un diavsthma qui pourtant est consubstantiel à la création. En d’autres termes, Grégoire présente parfois l’état actuel de l’homme comme une conséquence du péché, d’autres fois comme la cause: à cause de la chair l’homme a pu pécher, mais la chair elle-même a été créée par Dieu en prévision du péché de l’homme. Ce paradoxe, d’après Leys, ne trouve pas de solution dans l’œuvre de Grégoire. La dimension paradoxale de la doctrine de la division des sexes a été reconnue aussi par Hans Urs von Balthasar qui a, cependant, essayé de proposer une clé de lecture en mesure de sauver la cohérence de la position de 17 Cfr. BEHR, The Rational Animal cit. (cap. X, à la note 22), pp. 239-245. John Behr soutient que le mode angélique de procréation n’est pas forcément asexuel, mais se réfère plutôt à la maîtrise exercée par la raison: le corps sexué n’impliquerait pas nécessairement une procréation animale, et donc le péché. Je partage pourtant les remarques de John Warren Smith, d’après lequel cette interprétation n’est pas soutenue par les textes; pour la critique de la position de Behr, je renvoie donc à son article: SMITH, The Body of Paradise cit. (ibid.), pp. 214 et 218. 18 Cfr. GREGORIUS NYSSENUS, De hominis opificio, 16, 180B. 19 Cfr. R. LEYS, L’image de Dieu chez Saint Grégoire de Nysse. Esquisse d’une doctrine, Bruxelles 1951, p. 86.

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XII. LE PARADOXE DE LA DOUBLE CRÉATION

Grégoire20. Le philosophe présenterait apparemment deux tendances opposées: d’un côté, la tendance à fonder le péché de la volonté sur le pathos, sur les passions, de l’autre la tendance à fonder le pathos et la corporéité grossière sur le péché de la liberté. Le péché est à la fois cause avant la série du devenir réel et son effet dernier. Toutefois, souligne von Balthasar, l’homme doit être compris comme un Janus bifrons, qui participe à deux niveaux différents de l’être et vit deux temps qui n’ont rien en commun. Si dans l’ordre idéal c’est la volonté libre qui engendre le mal et donc les passions, dans l’ordre du devenir réel le rapport est inversé et ce sont les passions qui poussent la volonté à pécher. En conclusion de ce raisonnement, l’interprète distingue quatre étapes de la création et de la chute: l’état purement idéal de l’homme qui n’aurait pas péché, la création de l’humanité comme plérôme, et donc création réelle et idéale à la fois, l’état de l’homme déjà doué d’organes sexuels et, finalement, l’état de l’homme pécheur. La tentative de von Balthasar est intéressante, mais ne résout pas le problème de fond de l’efficacité de la théodicée de Grégoire. C’est justement à partir de l’idée de la création de l’homme comme création du plérôme humain, universalité concrète et douée d’un nombre déterminé, soutenue notamment par von Balthasar et Eugenio Corsini21, que le paradoxe de la double création se montre en plein jour. Ce paradoxe est double. En premier lieu, il concerne justement la question de la création de l’homme comme plérôme humain, universalité concrète et douée d’un nombre déterminé. D’un côté, le nombre des individus qui composent le plérôme humain est déterminé à l’origine par le Créateur et ce nombre doit nécessairement être atteint; de l’autre, l’homme créé dans la deuxième création n’a pas d’autres moyens de multiplication, exceptée la reproduction sexuelle. L’homme sexué est déjà, en tant que tel, un homme déchu, et de ce point de vue il n’est pas particulièrement important que la première et la deuxième création soient séparées temporellement 20

Cfr. VON BALTHASAR, Présence et pensée cit. (à la note 2), pp. 42 et seqq. Cfr. E. CORSINI, Plérôme humain et plérôme cosmique chez Grégoire de Nysse, in Écriture et culture philosophique dans la pensée de Grégoire de Nysse, Actes du Colloque de Chèvetogne, Leyden (22-26 Septembre 1969), éd. par M. Harl, Leiden 1971, pp. 111-126. 21

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ou seulement ontologiquement, ni que l’une représente le plan idéal et l’autre celui du devenir réel. L’humanité sexuée est une humanité maintenant exclue de la sphère angélique dont elle aurait dû s’approcher, elle est déjà sujette à ces passions qui la pousseront à tomber et est enchaînée à cette reproduction sexuelle qui la rend en quelque sorte semblable à la vie des bêtes irrationnelles. En deuxième lieu, c’est justement cette sujétion aux passions, implicite dans la corporéité grossière qui a couvert la première création idéale, en obscurcissant l’image, qui ouvre à la possibilité de la ruse tramée par le tentateur. La possibilité pour le tentateur de revêtir le mal de belles apparences est étroitement liée, en effet, à la possibilité d’une erreur de jugement induite par la sensibilité. Celle-ci, d’un côté, représente une entrave à la vraie connaissance de Dieu et, donc, du bien, de l’autre est l’outil de ce type particulier de connaissance, la connaissance sensible, qui est par nature sujette à l’erreur. L’ignorance du premier homme, dans l’Éden, n’est pas seulement une absence enfantine de connaissance, mais aussi un obscurcissement dérivant des passions, entendu non seulement au sens éthique, mais aussi comme le fait de pâtir des impressions sensibles à travers la sensibilité corporelle. Les sens sont donc à la fois la porte à travers laquelle se faufile la ruse du tentateur et la chute du péché, et la conséquence de ce péché lui-même, prévu par Dieu.

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CHAPITRE XIII

LA MÉSAVENTURE DE LA LIBERTÉ

1. La théodicée de la liberté Dans la théodicée élaborée par Grégoire la liberté revêt un rôle d’une importance majeure. Le mauvais emploi de la liberté par la créature est à l’origine de la réalisation du mal. Ce n’est que dans le domaine du mouvement volontaire de la liberté que ce qui n’est pas peut acquérir une existence quelle qu’elle soit, quand il est préféré à ce qui est. La liberté représente le don le plus précieux prodigué par le Créateur, étant le fondement de la relation de ressemblance établie entre Dieu et sa créature. Dieu offre à l’homme la liberté, malgré le risque qu’elle soit utilisée pour donner réalité au mal. Comme l’écrit Hans Jonas, avec la création de l’homme l’innocence cède la place à la responsabilité, au choix conscient du bien et à la séparation entre bien et mal1. Et la créature s’éloigne alors volontairement de son Créateur. Si on observe de plus près le mouvement volontaire par lequel, dans la description de la chute offerte par Grégoire, la créature entre dans la dimension de l’histoire, se détournant du Créateur et se tournant vers le non-être, il est déjà possible de remarquer sur ce plan une tentative de neutralisation et de relativisation du mal. Celui-ci, défini comme non-être, privation de bien, dépourvu de substance et de consistance, subsistant seulement dans le libre mouvement de la volonté corrompue, ne se 1 Cfr. H. JONAS, Der Gottesbegriff nach Auschwitz. Eine jüdische Stimme, BadenBaden 1987, pp. 22-23.

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montre pas comme l’objet d’une délibération parfaitement consciente de la part de la créature. Déjà Origène avait décrit la chute comme l’effet d’une négligence, d’un refroidissement de l’ardeur de la contemplation et d’un amour superbe de soi, plutôt que d’un choix d’un mal reconnu comme tel et d’une rébellion ouverte. Dans l’élan de la contemplation, dans la fatigue du progrès en Dieu, la créature rationnelle vit un affaissement de la volonté qui l’amène à ne plus reconnaître sa dépendance infinie envers le Créateur, et à l’inverse à se réjouir de sa propre individualité. Chez Grégoire, la description de la chute de l’homme tourne autour de la notion de ruse, qui présuppose l’impossibilité d’une inclinaison positive et consciente vers le mal. Celui-ci, au contraire, est reconnu comme dépourvu en soi du pouvoir d’attraction qu’il atteint exclusivement par le biais de son mélange au bien, dont il revêt l’apparence. L’effectivité de la chute réside dans une erreur de jugement, qui amène l’homme à donner la priorité aux biens corporels et aux plaisirs sensibles, se laissant duper par leur belle apparence. La volonté, tout en étant sujette à l’erreur dans l’intervalle ouvert par son mouvement désirant, est naturellement projetée vers le bien, au point qu’on peut exclure la possibilité d’un progrès infini dans le mal qui ne déboucherait pas sur le dégoût de la méchanceté à partir duquel s’entame le retour au bien. Le problème de la possibilité d’une volition consciente qui ait pour objet le mal est compliqué par la juxtaposition de deux plans distincts mais entrelacés: la chute de l’homme et la révolte de l’ange. Sous certains aspects, en effet, Grégoire ne fait que déplacer le problème, en attribuant au diable non seulement un choix positif du mal, mais aussi un rôle d’opposition active au bien, qui réintroduit la lutte dualiste contre le Christ. Le caractère dualiste de la bataille entre bien et mal et le caractère démoniaque du mal, qui émergent clairement dans le rôle important joué par les tentations dans la détermination du péché, coexistent avec une théodicée basée sur l’affirmation de la non substantialité et de la non nécessité du mal, d’un côté, et sur la nécessité de son élimination définitive de l’autre. Les deux différentes tendances n’arrivent pas toujours à trouver des points d’accord, comme le montre justement le problème de la possibilité d’une volition consciente ayant pour objet le mal en soi, non mélangé au bien.

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XIII. LA MÉSAVENTURE DE LA LIBERTÉ

Alors que sur le plan de l’existence effective du mal, la responsabilité de la chute est attribuée au mauvais emploi de la liberté – avec l’ensemble des conséquences qu’elle a aussi au niveau de la création –, sur le plan du fondement de la possibilité d’un choix du mal c’est la constitution ontologique de la créature qui est mise en cause. Et notamment c’est son caractère fini et muable, dû au fait qu’elle est dérivée du rien, qui est indiqué comme le fondement de la possibilité d’une inclinaison vers le mal. Le rien d’où provient la créature, dont l’existence est affirmée par le biais d’une négation du non-être, exerce une influence concrète sur la façon d’être et sur les possibilités de choix de cette dernière: Mais il était par nécessité de nature muable: en effet, ayant eu son principe d’une altération, il ne lui était absolument pas permis de ne pas être muable, car son passage du non-être à l’être est une certaine altération, étant donné que grâce à la puissance divine l’inexistence s’est transformée en substance2.

Luigi Pareyson a proposé de déterminer l’origine de la possibilité du choix du mal chez l’homme dans le mal en Dieu, entendu comme une possibilité vaincue par la seule existence de Dieu et toutefois encore présente en lui en tant que possibilité latente et non réalisée3. L’homme réalise une possibilité vaincue par Dieu en choisissant le non-être. En effet, celui-ci avait déjà nié cette possibilité par sa volonté d’être. Pour paraphraser Pareyson, on pourrait dire que chez Grégoire la créature réalise le rien comme possibilité latente contenue en elle, comme le non-être vaincu par l’acte créateur de Dieu et sur lequel son existence de créature s’est affirmée. Un non-être qui, comme possibilité originaire, menace constamment de prendre au piège l’existence de l’homme. Une menace reconnue par Grégoire, qui lui oppose, donc, non pas le mirage d’un calme repos dans le bien, étranger 2

GREGORIUS NYSSENUS, Or. catech., 21, 57D, ed. Mühlenberg cit. (chap. X, à la note 4), p. 55,8-13: «Trepth`~ de; fuvsew~ w]n kat jajnavgkhn: ouj ga;r ejnedevceto to;n ejx ajlloiwvsew~ th;n ajrch;n tou` ei\nai scovnta mh; trepto;n ei\nai pavntw~: hJ ga;r ejk tou` mh; o[nto~ eij~ to; ei\nai pavrodo~ ajlloivwsiv~ tiv~ ejsti, th`~ ajnuparxiva~ kata; qeivan duvnamin eij~ oujsivan meqistamevnh~». 3 Cfr. L. PAREYSON, La Filosofia di fronte al male, in La ragione e il male, Atti del Terzo Colloquio su Filosofia e Religione (Macerata, 8-10 maggio 1986), a c. di G. Ferretti, Genova 1988, pp. 19-43.

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à la nature constitutivement muable de l’homme, mais une tension insatiable et inépuisée vers Dieu, par le biais d’une conversion radicale de la trophv propre à la nature créaturale: de la mutabilité porteuse d’erreur à la stabilité dans la mutabilité, entendue comme progrès infini en Dieu. La liberté de choix ou libre arbitre, la proaivresi~, représente donc la clé de voûte de la théodicée de Grégoire. Le choix du mal de la part de l’homme, toutefois, est sujet à une dialectique subtile. D’une part, en effet, dans la mesure où l’on utilise la notion de ruse comme explication de la chute, avec une adhésion à ce qu’on peut définir comme une forme d’intellectualisme éthique, d’après lequel c’est l’ignorance, l’erreur de jugement, qui est à l’origine du péché, le concept de choix du mal apparaît inadéquat. Le mal n’est pas choisi en tant que tel, mais suite à une faiblesse de l’intelligence, à son obscurcissement découlant de l’entrelacement entre action du tentateur et influence des sens. D’autre part, l’homme est de toute façon responsable de cette faiblesse. L’affaissement à la ruse représente en tout cas une forme de choix, dont l’homme assume entièrement la responsabilité et paye donc les conséquences. Jerome Gaïth est allé plus loin, jusqu’à soutenir que le péché est par définition le contraire ou l’aliénation de la liberté de choix, tout en étant en même temps son affirmation4. Il en est la négation, car l’objet et l’objectif propre à la proaivresi~ est la réalisation de la vraie nature de l’homme et donc l’adhésion à Dieu, alors que le mal est entièrement contre nature. Le choix s’affirme dans sa liberté, est vraiment libre, dans la mesure où il se concentre sur l’objet qui lui est propre, tout en étant en soi un choix entre les deux possibilités opposées du bien et du mal. En ce sens il est impossible de parler d’une liberté dans le mal ou de la rébellion comme expression de la liberté constitutive de l’homme. Cette question, la possibilité, oui ou non, de la liberté de la rébellion, est centrale pour l’évaluation de l’élaboration de la doctrine de l’apocatastase chez Grégoire et de ses conséquences pour sa notion de liberté.

4 Cfr. J. GAÏTH, La conception de la liberté chez Grégoire de Nysse, Paris 1953, pp. 79 et seqq.

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XIII. LA MÉSAVENTURE DE LA LIBERTÉ

2. L’‘impossibilité’ de l’apocatastase Gaïth a distingué deux formes de liberté dans la pensée de Grégoire. D’une part l’ejleuqeriva, définie comme liberté structurelle ou originaire. De l’autre, la proaivresi~ ou liberté de choix au sens propre. La première forme de liberté est conforme à la création à l’image de Dieu et en tant que telle elle constitue la nature même de l’homme. Sur la même ligne, Bruno Salmona a soutenu le rapport indissociable entre ejleuqeriva et lovgo~: ces deux termes définissent l’essence de l’homme, dans son être à l’image du Créateur5. D’autre part, la liberté est constitutive d’un être pensant et rationnel, au point que l’éliminer équivaut à éliminer la pensée même; et en revanche, c’est dans la possibilité d’utilisation de la raison, dans l’intelligence, que réside l’indépendance constitutive de la nature humaine. Une liberté, donc, non pas comme faculté de choix, mais comme complète absence d’obstacles à sa propre autodétermination, liberté des passions, de la muabilité, de la corporéité sexuée et de sa physiologie humiliante, de la corruption et de la mort, des entraves qui s’interposent entre l’intellect de l’homme et l’activité qui lui est propre par nature, à savoir la contemplation du Créateur6. Cette liberté parfaite non seulement représente la pleine réalisation de la nature humaine, mais elle est la nature humaine même dans son autoréalisation. Elle constitue à la fois la condition originaire de l’homme dans sa création idéale, ou première création, et l’objectif final auquel il doit aboutir à la fin des temps, au terme du procès de la chute et de la rédemption. Ce n’est donc pas dans la liberté parfaite, ou «structurelle» – pour reprendre la définition de Gaïth –, que l’on doit rechercher la possibilité et l’explication de la réalisation du mal. L’ejleuqeriva contient en elle la proaivresi~, c’est-à dire la liberté de choix au sens propre, et donc la liberté de choix entre le bien et le mal. Salmona a décrit le rapport entre la liberté com-

5

Cfr. B. SALMONA, Ragione e libertà in Gregorio di Nissa, in «Vetera Christianorum», 16 (1979), pp. 251-258. 6 Cfr. T. BÖHM, Die Entscheidungsfreiheit in den Werken des Origenes und des Gregor von Nyssa, in Origeniana Septima cit. (chap. X, à la note 18), pp. 459-468, et notamment pp. 464-467: Böhm attribue à une influence plotinienne cette idée de liberté comme adhésion au bien.

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plète et la liberté de choix comme relation entre la dimension de l’essence et la dimension de l’existence. La liberté de choix est propre à la situation existentielle de l’homme7. Elle est contenue dans la liberté complète, en représentant sa possibilité de réalisation. C’est à travers la proaivresi~ que l’ejleuqeriva, ou la perfection de l’image, doit être reconquise. En d’autres termes, la liberté parfaite, comme impossibilité du choix du mal, comme possibilité exclusive de l’adhésion au bien, doit être l’objet à son tour d’un libre choix. C’est sur cette dialectique que se concentrent les réflexions de Luigi Pareyson qui donnent son titre à ce paragraphe. Parmi les Frammenti sull’escatologia8 on peut trouver quelques notes dédiées à la question de l’apocatastase. «L’apocatastasi», écrit Pareyson, «è antinomia come fine della libertà: atto di libertà che annulla la libertà»9. À cause de cela elle est «impensabile», «inimmaginabile», «impossibile», «incredibile», «insognabile»10. Elle est l’«ultimo fatto, indeducibilità assoluta ma narrabilità contraddittoria»11. Dans un autre fragment, Pareyson semble exprimer une opinion opposée: «apocatastasi: annientamento del male ma non della libertà»12. Dans ces denses notes et même dans la contradiction apparente qu’elles contiennent, il me semble qu’on trouve l’expression sous une forme incisive et lapidaire du noyau du problème théorique posé par la doctrine de l’apocatastase. L’apocatastase est le dernier éon, placé au-delà de l’histoire comme son accomplissement, il est le moment du retour de toutes les choses en Dieu et de l’élimination du mal qui les avait tragiquement séparées du Créateur. Dans l’apocatastase le mal est éliminé de façon définitive. Mais qu’en est-t-il de la liberté? «La libertà», affirme Pareyson dans la troisième des leçons données à Naples en 1988, «è qualificata solo dalla sua duplicità, cioè dalla possibilità di decidersi positivamente o negativamente, e ciascuna delle due scelte è reale solo in presenza della possibilità dell’altra. La libertà positiva non c’è se non 7

Cfr. SALMONA, ibid., p. 254. Cfr. L. PAREYSON, Frammenti sull’escatologia, in ID., Ontologia della libertà cit. (chap.VI, à la note 4), pp. 293-350. 9 Ibid., Fr. 12, p. 300. 10 Ibid., Fr. 13, p. 302. 11 Ibid., Fr. 12, p. 301. 12 Ibid., Fr. 20, p. 305. 8

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XIII. LA MÉSAVENTURE DE LA LIBERTÉ

in presenza della possibilità negativa; e la libertà negativa non c’è se non in presenza della possibilità positiva. Dire libertà positiva o dire libertà negativa sono due espressioni ellittiche per designare la scelta negativa o positiva nell’esercizio dell’unica libertà»13. Dans l’apocatastase le mal est éliminé, et de cette manière est aussi éliminée la liberté comme duplicité, la liberté qui s’exerce dans le choix entre positif et négatif. Pour cette raison elle est, dans la définition de Pareyson, une antinomie, car provenant d’un acte de liberté qui élimine la liberté. Le fragment 28 éclaire la nature de l’acte par lequel la liberté s’élimine ellemême: «apocatastasi / Ultimo eone [apocatastasi] / trionfo del bene perfezione chiusa in se stessa / contraddizione: il bene trionfatore come estinzione della libertà / ‹inaccessibile› non solo ‹all’› immaginaz‹ione› ma ‹anche al› sogno. / L’equilibrio (non conciliazione) è l’eone degli eoni: la libertà è il sempre (il sempre un colpo solo) / condensazione compressione della libertà nel sempre. Il sempre della libertà. Sempre = un colpo solo (sintesi di tutto)»14. Cet acte de la liberté qui élimine la liberté ouvre la dimension de l’éternité comme synthèse, non pas comme durée, mais comme instant où elle se condense, toute ensemble, comme liberté définitivement positive. L’apocatastase est hors de l’histoire, parce qu’elle est hors du temps. Gaïth affirme une idée d’apocatastase non pas comme soustraction ou élimination de la liberté, mais comme sa réalisation authentique, en parlant d’une «libération de la liberté». Son présupposé est que par le biais de la liberté de choix on arrive à une liberté qui n’est plus proaivresi~, mais plutôt la liberté originairement pensée par Dieu pour l’homme, comme sa nature. Dans l’apocatastase la liberté de choix se trouve réalisée, car elle représente le retrait définitif des obstacles qui s’interposent à son mouvement vers Dieu15. Cette interprétation sauve la cohérence en-

13 D

I ., Lezione terza. Libertà e negazione, in Ontologia della libertà cit., pp. 48-49. ID., Frammenti sull’escatologia cit., Fr. 28, pp. 311-312. 15 Cfr. GAÏTH, La conception de la liberté cit. (à la note 4), pp. 193 et seqq. Cfr. aussi M. C. MOSTO, Los obstaculos para la libertad segun la doctrina de Gregorio de Nyssa, in «Patristica et mediaevalia», 1 (1975), pp. 36-48: l’auteur distingue entre les obstacles intérieurs et les obstacles extérieurs à l’exercice de la liberté, entendue comme autodétermination et indépendance. D’un côté, la priorité chronologique de la sensibilité par rapport à la raison, liée à la conception de Grégoire 14

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tre ce que l’on pourrait définir comme une théodicée de la liberté et une théodicée basée sur l’élimination définitive du mal, entre une réponse au problème du mal qui se joue sur un plan moral et une réponse qui touche au plan métaphysique. Pourtant, elle laisse au moins un problème sans solution. Origène avait particulièrement insisté sur le caractère pédagogique des châtiments et sur le processus qui aurait amené toutes les créatures à entamer le chemin du bien, guidées par l’attention providentielle de Dieu. La dimension du temps, dans ce procès, a une importance fondamentale. Pour que les créatures se libèrent des chaînes du péché, qu’elles prennent conscience du vrai bien, se laissant guider et éduquer pédagogiquement par Dieu, il est nécessaire que du temps s’écoule, que les éons se succèdent. Il s’agit d’un procès lent et graduel, dans lequel se donne aussi la possibilité de rechutes et de changements d’orientation, mais qui est soutenu par la certitude finale du salut universel. Toutes les créatures abandonneront le mal et reviendront au bien, parce qu’elles seront éduquées et, finalement, convaincues. Chez Grégoire les châtiments ont également une fonction pédagogique et salvatrice. Toutefois, la nécessité métaphysique de l’élimination définitive du mal est plus pressante. Ceux qui ne seront pas convaincus, seront de toute façon purifiés par le feu. Le feu n’est pas seulement punition de la faute, mais il arrache la nature de la créature au mal, agit à la manière d’un chirurgien, qui par le biais d’interventions envahissantes et douloureuses, soigne par la souffrance un mal beaucoup plus grand, en l’extirpant à la racine16. Ce procès ne touche pas seulement à la nature de l’homme, mais aussi à sa volonté. On ne pourrait pas expliquer autrement la nécessité de l’oubli postulée par Grégoire pour que l’apocatastase soit vraiment accomplie et parfaite. Dans ce retour de toutes choses en Dieu, même le souvenir du mal accompli et reçu doit être rayé, afin de ne laisser plus de place à la honte, au regret, au remord, à la douleur. Pour que rien ne s’interpose entre la créade l’évolution de l’homme et donc du développement progressif de la rationalité et de la spiritualité. De l’autre, l’action du tentateur. 16 Cfr. GREGORIUS NYSSENUS, Or. catech., 26, 69A, pp. 66,18 - 67,2; De vita Moysis, II, 82, 349B, ed. Daniélou cit. (chap. X, à la note 12), p. 154,1-5; ibid., 87, 349B, p. 156,1 - 158,10.

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XIII. LA MÉSAVENTURE DE LA LIBERTÉ

ture, prise dans le vertige d’une contemplation insatiable et toujours rassasiée, et son Créateur: Ne t’étonne pas, si dominera l’oubli de ce qui a été: car les choses présentes seront aussi couvertes par l’oubli17.

À l’encontre d’Origène, Grégoire n’a pas d’oscillations: l’apocatastase est définitive et sans possibilité de retour. Qu’en est-il donc de la liberté? Non seulement de la liberté d’une rechute, d’un nouveau choix négatif, problème qu’Origène s’était posé explicitement, mais aussi de la liberté de la perpétuation de la rébellion, de l’obstination dans le mal? Qu’elle le veuille ou non, la créature est prise dans le procès universel du retour de tout en Dieu, et il ne s’agit pas seulement de la soumission, de l’impuissance de la rébellion et du péché qui se heurtent à l’ordre immuable de Dieu. La créature est aussi affectée dans sa possibilité de vouloir et de choisir le mal, ou mieux, de rester ancrée dans la possibilité du mal qu’elle avait librement choisi auparavant. Non seulement elle ne possède pas la liberté de la rébellion éternelle, mais il lui est soustrait le souvenir même de sa rébellion passée. Gaïth résout le problème en excluant que l’on puisse parler d’une liberté de la rébellion ou d’une liberté qui se réalise dans la rébellion à Dieu. Celle-ci, en effet, est contre nature, et ne peut donc pas être une réalisation de la nature humaine. L’apocatastase, en empêchant la perpétuation de la rébellion et en enlevant les obstacles qui s’interposent entre la liberté et son objet naturel, l’union avec Dieu, réalise la vraie liberté, plutôt que l’éliminer18. Toutefois, la nécessité d’une proaivresi~ de la créature humaine, à côté de l’ejleuqeriva réside, d’après Gaïth, dans la nécessité que la liberté structurelle soit choisie par l’homme, c’est-à-dire librement choisie. Selon le plan originaire de Dieu, l’homme créé à son image aurait dû posséder une liberté parfaite inhérente à son essence, mais librement acceptée: cette acceptation aurait 17 ID., In Eccles., Oratio I, 44, 636A, edd. Alexander – J. Mc Donough cit. (chap. X, à la note 3), p. 297,11-12: «Eij de; ejpekravthse lhvqh tw`n genomevnwn, qaumavsh~ mhdevn: kai; ga;r ta; nu`n o[nta lhvqh sugkaluqhvsetai». 18 Cfr. LUDLOW, Universal Salvation cit. (chap. XI, à la note 27), pp. 97 et seqq.: dans cette perspective, Morwena Ludlow écrit que la solution du problème de la liberté individuelle dans l’apocatastase réside dans le fait que la vraie liberté est la capacité de s’adresser seulement à Dieu.

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représenté la coïncidence du commencement et de la fin. La mutabilité créaturale, toutefois, est à la racine du péché et du fait que la liberté structurelle n’a pas été acceptée par la créature. En prévision de ce péché Dieu a donné lieu à la deuxième création. Dans la dimension spatio-temporelle, la liberté de choix représente la possibilité de réalisation de la liberté originaire et idéale, à travers un parcours pénible, au cours duquel l’homme doit reconquérir la liberté perdue, en enlevant les obstacles qui s’opposent à l’exercice d’une liberté authentique, «en libérant sa liberté», pour arriver finalement au libre choix de sa liberté essentielle. Cette interprétation est convaincante et toutefois rend évident le problème représenté par les passages de Grégoire concernant l’apocatastase et la purification dans le feu de ceux qui n’ont pas été convaincus. Même si l’on interprète cette purification comme une élimination des obstacles, reste le problème qu’une telle élimination n’est pas le produit d’un libre choix de l’homme. Comment l’homme peut-il donc arriver à accepter librement sa liberté comme liberté parfaite, à savoir comme impossibilité de choisir le mal ou comme nécessité de l’adhésion au bien? Comment peut-il réaliser ce qui était présupposé au début, à savoir que la liberté structurelle soit l’objet d’un libre choix? Dans l’intervention purificatrice du feu est inévitablement éliminé l’exercice de responsabilité et d’autodétermination présupposé par le plan originaire de la création. L’apocatastase n’est donc pas seulement négation de la possibilité que la rébellion constitue l’objet de la liberté: l’exigence métaphysique de l’élimination du mal se heurte aussi à l’idée d’une liberté de nature différente par rapport à la liberté de choix, mais qui en représente en même temps l’objet authentique.

3. Les deux théodicées Malgré le fait qu’ils visent à poser la question de l’existence du mal sur un plan exclusivement moral, à travers l’identification entre mal et non-être et, surtout, l’élaboration d’une doctrine chrétienne de la liberté, aussi bien Origène que Grégoire ne renoncent pas à une interprétation partiellement dualiste de la dialectique du mal et n’arrivent pas à séparer entièrement le plan

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ontologique du plan moral. Leur conception du domaine sensible révèle la difficulté d’une tentative d’annihilation du mal, qui pour être parfaitement accomplie a en effet besoin de l’élaboration de la doctrine de l’apocatastase. Le mal, tout en ayant son origine dans le libre mouvement des volontés corrompues, a des effets tangibles directement sur le plan de la création, donnant lieu à la double création. Chez Origène, le procès présente une cohérence majeure, malgré les énormes oscillations de sa pensée, au détriment de la fidélité aux Écritures: le domaine sensible de la création est l’effet d’une chute qui a eu lieu avant le commencement du temps et de l’histoire et est destiné à être définitivement dépassé à la fin des temps. Le monde sensible et la matière ne sont pas mauvais ni sont le mal en soi, mais ils sont un effet du mal, suivant une logique paradoxale mise en relief par la critique de Grégoire, selon laquelle l’homme comme composé d’âme et de corps devient un être qui tire son origine du hasard et de la méchanceté. Chez Grégoire, l’argumentation se complique à cause du refus de la théorie de la préexistence des âmes, en donnant lieu à une logique tout aussi paradoxale, selon laquelle les passions, effets de la faute de l’homme prévue par Dieu, sont aussi sa cause rétroactive. Et l’homme est cloué à une existence corporelle et sensible qui l’amènera à pécher, suite à une faute, prévue, mais qui se réalisera justement à cause de l’adhésion aux plaisirs de la corporéité. C’est dans la doctrine de l’apocatastase que la tendance à l’annihilation du mal arrive à son expression la plus accomplie, mais aussi la plus contradictoire. On peut relever à cet endroit un point de divergence important avec la pensée plotinienne: le mal a une véritable histoire, avec une évolution interne, qui de la chute, à travers le passage de la révélation, de l’incarnation et de la rédemption, mène jusqu’à son abolition définitive. En créant l’homme libre, c’est-à-dire en lui offrant l’attribut qui plus que tous les autres le rend semblable à lui, Dieu a voulu courir le risque que la possibilité du mal soit choisie et réalisée. Un risque partiel, toutefois, car le mal commis par la créature sera, à la fin de l’histoire, non seulement vaincu, mais entièrement détruit, éliminé à sa racine, expulsé définitivement de l’être. Ici se joue un conflit entre deux formes de théodicée différentes. L’une dominée par l’instance de la liberté de la créature et

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qui attribue au libre mouvement de sa volonté la terrible responsabilité de la réalisation du mal. L’autre, dominée par l’exigence métaphysique de l’élimination définitive du mal, qui dans l’éon final, lors de l’accomplissement de l’histoire, soustrait définitivement à la créature la liberté – non seulement du péché et de la rébellion, non seulement de la souffrance et du regret pour le péché désormais irrémédiablement commis, mais aussi, comme on l’a vu, la liberté d’un mûrissement dans la responsabilité – et qui débouche sur un libre choix et sur l’acceptation de la liberté de vouloir seulement le bien, de la liberté supérieure de la création à l’image de Dieu. On pourrait dire avec Pareyson que l’apocatastase est un «fatto indeducibile ma narrabile» et, donc, la définir dans les termes d’un «frutto di libertà» qui est à la fois «fine di libertà». Expliquée dans ces termes l’apocatastase ne se soustrait pas seulement à la compréhension rationnelle, mais aussi à l’imagination et au rêve. Cela pourrait ne pas représenter de problème, dans la mesure où l’on reconnaît la limite propre à la philosophie et où l’on renonce à l’arrogance de la raison, en embrassant l’herméneutique du mythe comme accès au phénomène religieux. Le problème, cependant, demeure ouvert. Le christianisme comme expérience religieuse n’a en effet pas besoin de la doctrine de l’apocatastase. En témoigne toute une tradition latine et occidentale, accompagnée par l’image de l’enfer éternel (soit qu’il ait été entendu comme enfer de la volonté, au sens spirituel, soit qu’il ait été représenté par les teintes sombres et en même temps terriblement vitales de la douleur et de la torture corporelles) et par une démonologie largement déployée. La doctrine de l’apocatastase ne naît pas d’une exigence religieuse, mais d’une instance rationnelle. La permanence éternelle du mal, même dans la forme du mal vaincu et plié, ou du châtiment éternel des méchants, représente une limite, inconcevable en termes rationnels, à l’infinie puissance et à la bonté de Dieu: Qui, en fait, est tellement incapable d’examiner la nature divine, qu’il arrive à penser, tout en observant toutes les choses provenant de Dieu, qu’il a faites dans un seul mouvement de sa volonté grâce à la surabondance de sa puissance, qu’à propos de cela seulement il est impuissant? Car si on veut faire une comparaison d’un point de vue humain, on trouvera qu’il est plus difficile d’amener du non-être à l’être le ciel et

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la terre et tout l’univers qui est en eux que de reconduire une âme détournée par le vice à sa vie naturelle, de sorte que la volonté amie de l’homme ne soit pas inactive par rapport à cela19.

Seulement ce qui est bon peut durer pour l’éternité, parce qu’éternité et bien se superposent l’une à l’autre. La nature, créée par Dieu et donc nécessairement bonne doit être sauvée; rien d’elle ne peut glisser dans le non-être, rien ne peut être perdu. Pour Origène et Grégoire la nature semble avoir la priorité sur l’individu. L’intégrité de la nature est un problème plus urgent que la liberté de l’individu. Rien de ce qui a été créé ne peut rester ancré dans le non-être qui est le mal, parce que tout doit revenir à un état de perfection et d’intégrité, seulement possible dans l’union parfaite avec Dieu. La tension entre ces deux justifications différentes de la réalité du mal demeure donc inconciliable, entre une théodicée de la liberté, visant à expliquer la cause de la réalisation du mal, en attribuant entièrement sa responsabilité à la créature, et une théodicée de l’apocatastase, projetée vers l’au-delà de l’histoire et visant à montrer le caractère provisoire de la présence d’un mal destiné à l’extinction.

19 GREGORIUS NYSSENUS, De infantibus, PG 46, 161-192, edd. J. K. Downing – J. A. McDonough – H. Hörner, in ID., Opera, cur. Jaeger cit. (chap. X, à la note 3), III, Opera dogmatica minora, pars 2, Leiden 1987, pp. 65-98; ici: p. 92,3-11.

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CONCLUSION

Il y a plusieurs éléments en commun entre la théodicée plotinienne et la théodicée d’Origène et Grégoire de Nysse: l’identification entre mal et non-être, l’idée de l’ordre rationnel de la réalité dérivant du principe divin, l’élaboration d’une notion unitaire du mal, mais en même temps l’exclusion de l’existence d’un principe du mal coéternel et opposé au principe divin. La démonstration de l’extranéité du divin par rapport à la sphère du mal est le fil rouge qui lie les trois théodicées. Toutefois, la façon dont chacune se développe est différente, les exigences auxquelles elles doivent répondre étant elles-mêmes différentes. Tout en utilisant des concepts et des outils d’argumentation rationnelle très semblables, appartenant notamment à la tradition platonicienne, les trois théodicées trouvent des voies d’expression et de solution diverses, liées à la façon différente dont la réalité dérive du principe divin. L’axe de la théodicée plotinienne est représenté par l’extranéité du mal par rapport à la sphère de l’intelligible: il ne s’agit pas de montrer que le mal ne dérive pas du divin, mais plutôt qu’il n’a pas de place dans le monde intelligible, qu’il ne touche pas aux formes et ne contamine pas le divin. La préoccupation de Plotin, contre les gnostiques, c’est de montrer que le mal n’est pas l’effet d’une chute qui s’est produite dans la sphère intelligible et dans laquelle l’Âme universelle aurait été impliquée, mais qu’il est plutôt le dernier et nécessaire résultat d’un procès génératif qui ne pouvait qu’arriver jusqu’à à ses conséquences ultimes. À supposer que la puissance générative de l’intelligible doive avoir un

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terme, elle ne peut l’avoir que dans ce qui n’a plus de puissance d’engendrer: le mal comme matière. Cette différence fondamentale par rapport à la théodicée d’Origène et Grégoire est liée à une conception différente de la dérivation de la réalité par rapport au principe divin. Ce qui représente un problème du point de vue de la procession plotinienne n’est pas la génération du mal comme dernière marche de l’échelle de l’être, mais l’idée que cette génération soit la conséquence d’une chute qui a eu lieu dans le domaine de l’intelligible. Sur la base de ces présupposés il est maintenant possible de mettre en lumière quelques aspects majeurs de la théodicée plotinienne: 1. La définition du mal comme non-être a chez Plotin une signification bien différente par rapport à Origène et Grégoire. Le non-être, en effet, est identifié à la matière et, en tant que tel, il entre dans la constitution des étants sensibles. Cette définition se traduit donc par la détermination d’un mal en soi, dont la nature doit être recherchée sur le plan ontologique, et non pas seulement éthique. 2. L’ordre nécessaire de la procession implique aussi la génération nécessaire et éternelle du mal-matière. Le mal n’est donc pas un produit accidentel lié au libre mouvement de la volonté individuelle, mais la dernière étape de la procession, engendrée de façon nécessaire, suivant un ordre rationnel. 3. La responsabilité du divin n’est pas liée à la nécessité de l’ordre de la procession. L’Un ne décide pas d’engendrer le mal. Celui-ci, en effet, est inhérent au caractère même de la procession, dans la mesure où, une fois que le premier anneau de la chaîne a été posé, il est nécessaire que le dernier soit aussi posé. Le mal est étranger à la sphère intelligible non parce qu’il n’en dérive pas, mais parce qu’il se produit en dehors d’elle, parce qu’il ne participe pas des formes, il ne diminue pas l’intelligible, il ne l’affecte pas. Cette extranéité est telle qu’il devient même difficile de parler d’une responsabilité authentique des âmes individuelles par rapport à l’existence du mal. Origène et Grégoire partent, évidemment, de présupposés différents. L’existence du mal représente, à leurs yeux, une possibilité réalisée. Dans la nature de la création n’est pas contenue la

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CONCLUSION

nécessité du mal, mais seulement sa possibilité, une possibilité qui, pour être réalisée, doit être librement choisie. La différence de perspective d’Origène et Grégoire est cohérente avec l’idée différente de Dieu à laquelle ils adhèrent et qu’ils contribuent de manière significative à élaborer. Le Dieu de la révélation et des Écritures, un Dieu personnel, qui choisit volontairement de créer le monde et qui assigne à l’homme – ou aux créatures rationnelles – une place privilégiée dans l’économie de la création, qui fait de l’homme une créature à son image et en ressemblance à lui par le biais d’un don libre et gratuit. Mais en même temps un Dieu absolument bon et exclusivement créateur de choses bonnes, qui n’envoie pas les maux aux hommes et qui, surtout, ne pousse pas les hommes au mal1. L’infatigable tension exégétique d’Origène est souvent animée par le but précis de libérer l’image de Dieu de tout reste d’anthropomorphisme, de tout lien avec l’instabilité des passions humaines, de tout soupçon de colère et de férocité2. Immuabilité, toute-puissance, bonté absolue, représentent les attributs majeurs d’un Dieu entièrement éclairé, dont l’ancienne ombre a été expulsée pour donner vie au principe de l’opposition, au diable, le représentant du mal en soi en tant que sa personnification. Émerge donc une conception de Dieu, comme résultat d’un mélange entre le Créateur des Écritures et de la révélation, le Dieu personnel, et les attributs qui caractérisent la perfection de l’être intelligible en opposition à l’imperfection du devenir dans la tradition philosophique grecque: l’atemporalité, l’impassibilité, l’immutabilité et, finalement, la pleine identification entre être et bien. Puisque Dieu est absolument bon, les objets de sa création ne peuvent qu’être bons par nature. Puisqu’il est tout-puissant, l’existence du mal ne peut pas en limiter la puissance. Le mal non seulement ne peut être un principe coéternel et opposé au Créateur, mais il est même destiné à être éternellement vaincu. Puisque Dieu crée volontairement et gratuitement, il ne peut vouloir qu’un monde bon, expression de sa 1

Cfr. P. SACCHI, Il problema del male nell’ebraismo precristiano, in Del bene e del male cit. (Intr., à la note 2), pp. 137-161; cfr. aussi FILORAMO, Teologie del male nel cristianesimo antico cit. (ibid.), p. 173. 2 Cfr. ORIGENES, De princ., I, 1, 6, 125A, edd. Crouzel – Simonetti cit. (chap. VI, à la note 12), p. 100,149-158. On peut voir aussi I, 1, où est discutée la question de l’incorporéité de Dieu et tout le livre IV, sur l’exégèse des Écritures.

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bonté infinie. Si ce monde sensible dans lequel l’homme traîne son existence travaillée apparaît comme une domination du Terrestre, la raison doit être recherchée dans une chute, dont la responsabilité ne peut pas être attribuée au Créateur. Même la personnification du mal, l’ange rebelle, le tentateur, qui résume en lui toutes les qualités de méchanceté et de cruauté, toute l’ombre expulsée de l’idée de Dieu, ne saurait constituer une entité coéternelle au Créateur. Il est sa créature, qui est précipitée à tel point dans le mal, qu’il en est devenu le porteur et propagateur actif, dont la rébellion, toutefois, est vaincue dès le début par la distance ontologique infinie qui le sépare de Dieu. L’idée d’un Dieu créateur et personnel, d’un Dieu infiniment bon qui crée par un choix libre, par amour, et qui crée une créature qui est en même temps objet de son amour infini et sujet supposé aimer en retour son créateur pose Origène et Grégoire face à une nécessité différente par rapport à celle de Plotin, la nécessité d’une annihilation plus radicale du mal. Celui-ci non seulement doit être neutralisé et relativisé, enfermé dans des limites précises, mais aussi vidé de toute substance et de toute participation à l’être, confiné au domaine moral et, finalement, totalement éliminé. La première étape de ce procès est représentée par l’affirmation de la non nécessité du mal. Celui-ci existe, mais seulement comme possibilité réalisée, une possibilité qui pouvait donc aussi bien ne pas trouver de réalisation si la créature ne l’avait pas choisie. Dans la liberté de la créature réside la cause effective de la réalisation du mal: il est, même si sur un mode paradoxal où ce qui est dépourvu de substance arrive de quelque manière à être, seulement car il a été choisi. Le mal fait irruption dans le monde comme un élément étranger au dessein divin de la création. Alors que chez Plotin il représente, sur le plan ontologique, la frontière dernière de la procession de l’être et le reste irrationnel qui accompagne l’être de tout ce qui est, dans la création du monde de la part du Dieu chrétien le mal reste un élément étranger et contre nature, un facteur de corruption d’une réalité voulue originairement parfaite et entièrement éclairée. Alors que chez Plotin le plan ontologique et le plan axiologique se superposent, et le mal en soi comme matière et non-être préexiste, comme son occasion, au mal moral, pour Origène et Grégoire le mal ne se réalise que comme faute morale, et seulement parce qu’il s’est

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CONCLUSION

réalisé comme péché de la volonté, il a aussi des effets sur le plan ontologique, en abîmant la perfection de la création. Malgré la diversité de perspective qui sépare la théodicée plotinienne de la théodicée chrétienne de Grégoire et Origène, toutes les deux semblent confirmer les mots de Giovanni Filoramo: «Preoccupate della non contraddizione e della totalizzazione sistematica, le teodicee si rivelano come una lotta disperata a favore di una coerenza alla lunga impossibile»3. La reconstruction d’une tentative de théodicée est, donc, en même temps reconstruction des mésaventures qu’elle rencontre, dont certains sont surmontés de façon brillante, et dont d’autres, en revanche, sont irréductibles à l’effort de l’argumentation rationnelle. Il y a plusieurs contradictions et faiblesses de raisonnement rencontrées par ces tentatives de théodicée: la difficulté de conciliation entre l’idée d’une existence nécessaire du mal avec l’infinie puissance de l’Un et entre l’identification du mal à la matière et l’élaboration d’une éthique de la responsabilité individuelle, la persistance d’éléments dualistes dans l’opposition entre sensible et l’intelligible, Christ et diable, l’impossibilité d’une conciliation rationnelle entre exigence métaphysique de l’élimination du mal et doctrine de la liberté personnelle... Dans la tentative de montrer l’absolue extranéité de Dieu ou du monde intelligible à l’existence du mal, la pensée demeure enveloppée dans des tensions et des contradictions qui risquent de dévoiler la vacuité de l’entreprise. La réalité du mal semble vouloir se soustraire à la prise de la raison, se refuser à tout effort de justification rationnelle et s’opposer à la tentative de sa réduction au néant. Si la théodicée du mal comme privatio boni est la théodicée qui s’est finalement imposée dans la tradition de la pensée occidentale et particulièrement chrétienne, il reste à se demander, toutefois, si dans l’identification entre mal et non-être qu’on trouve au cours des pages de Plotin, Origène et Grégoire on peut lire une des premières manifestations de cette tradition. Et en particulier, si cette identification correspond effectivement à une annihilation accomplie de la réalité du mal. Chez Plotin, l’élaboration de la notion de matière mène à une idée de non-être, qui ne relève ni du néant absolu, ni du genre 3

FILORAMO, Dio cit. (Intr., à la note 2), p. 94.

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platonicien du divers, ni d’une privation partielle de l’être ou du bien, mais plutôt de la privation absolue, de l’altérité par rapport à l’ensemble des lovgoi et à tout être. Lorsque Plotin écrit à propos du mal en soi, il ne parle pas d’une privation du bien spécifique et partielle, d’une perte de substance partielle: le mal en soi n’est pas un bien de nature inférieure, qui s’élève au statut de mal seulement car il est l’objet d’une inclinaison erronée. Son nonêtre n’est pas de nature comparative4. La matière est les autres, l’altérité absolue, le non-être comme en deçà de l’être. En identifiant la matière avec le non-être Plotin reconnaît indirectement la négativité constitutive de tout étant déterminé: tout étant est entrelacé au rien dans la mesure où il est déterminé et autre par rapport à l’Un. L’identification entre mal et non-être, tout en privant le mal de substance, ne le prive pas de toute réalité5. Au contraire, l’accusation d’une volonté d’annihilation du mal peut difficilement être adressée à Plotin, pour lequel la définition du mal comme non-être comporte plutôt l’idée d’une sorte d’ombre du néant qui accompagne inséparablement la lumière de l’être. Et malgré le fait que Plotin soutient, finalement, que le mal est toujours enveloppé dans les liens du beau, toujours compris dans l’ordre providentiel qui le justifie, cette idée s’accompagne de l’image d’une réalité du mal comme présence menaçante, susceptible de maîtriser les hommes. Alors que chez Plotin l’existence nécessaire du mal-matière est affirmée en tant que dernière étape de la procession de l’être à partir de l’Un, avec les contradictions impliquées par cette idée, chez Origène et Grégoire la matière doit être sauvée en tant qu’objet de la création divine, et le mal doit être entièrement exclu de l’œuvre créatrice de Dieu. La notion d’un Dieu personnel, qui crée librement et volontairement, par un acte de délibération qui n’est pas comparable à l’émanation du réel à partir de l’Un, en effet, exclut, dans un contexte de théodicée, la possibilité que le mal soit compté parmi les objets de la création, et donc identifié avec la matière ou la corporéité. Dans ce contexte non seulement on ne peut relever aucune trace de méchanceté en Dieu, idée évidemment partagée aussi par Plotin, mais l’origine du mal 4 5

Cfr. PLOTINUS, Enneades, I, 8 [51], 5, 9-14 (vol. I, p. 113). Cfr. ibid., I, 8 [51],15, 3-9 (vol. I, p. 125).

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CONCLUSION

Pourtant, même si l’on ne peut pas trouver chez les deux penseurs chrétiens de définition du mal en soi comparable à la notion élaborée par Plotin, le non-être auquel la volonté pervertie fournit une forme d’existence n’est pas entièrement dépourvu d’efficacité. Au contraire, les conséquences de cet attachement mortel au non-être ne deviennent pas tangibles seulement dans le domaine moral, touchant directement au plan de la création, imposant au Créateur la nécessité d’une seconde formation de l’homme et du monde. L’événement de l’éloignement du bien, auquel se réduit la définition du mal comme non-être, ne s’épuise pas dans l’histoire individuelle de la chute de chacun ni dans l’histoire de la chute du genre humain contenu dans son ensemble dans le premier homme. Il affecte aussi l’ordre de la création, agissant a posteriori – dans le cas d’Origène – ou bien rétroactivement – dans le cas de Grégoire – sur l’acte créateur, donnant lieu à une nouvelle constitution ontologique et anthropologique de l’homme, dont la sexualité est le sceau le plus évident. La définition de mal comme non-être, au sens partiel et comparatif, n’arrive pas à accomplir le procès d’annihilation du mal, dans la mesure où elle cohabite avec des restes de pensée dualiste, qui représentent certains des éléments constitutifs de la cosmogonie et de l’anthropogonie d’Origène et Grégoire. Si le contraire était vrai, il n’y aurait pas d’exigence rationnelle d’une doctrine de l’apocatastase. Celle-ci accomplit, à la fin de l’histoire et du temps, un procès d’annihilation du mal qui avait seulement partiellement réussi. Le mal a une telle influence et modifie à un tel point le plan originaire de la création divine, qu’il est nécessaire de postuler son élimination définitive à la fin des temps, pour pouvoir sauver l’absolue bonté et toute-puissance divine. Si le mal avait été dépourvu de réalité, ou d’efficacité sur la réalité, la doctrine de l’apocatastase serait dépourvue de toute fonction. Chez Origène et Grégoire il y a donc cette annihilation du mal pour laquelle, notamment au vingtième siècle, on a blâmé toutes les théodicées, mais elle ne devient parfaitement accomplie que dans la perspective eschatologique. La réalité que l’homme vit actuellement, même si elle se trouve rédimée par le sacrifice du Christ, porte de toute façon en elle les marques de la chute, de la perte d’une perfection initiale, d’une condamnation à une physiologie humiliante et étrangère à la vraie nature du genre hu-

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main. Si chaque procréation, si chaque naissance, est une perpétuation de la mort, si chaque procès biologique est aussi un procès de corruption et de mort, et si la vie sur cette terre n’est qu’une mort continue, est-il possible de soutenir que le mal est dépourvu de réalité? Pour Plotin, Origène et Grégoire, de façon différente et souvent divergente, la définition de mal comme non-être ne comporte pas, au bout du compte, une négation authentique de la réalité du mal. Celle-ci, au contraire, est douloureusement et quotidiennement vécue. La vie de l’homme dans le monde sensible, dans la nostalgie de la patrie divine à laquelle il appartenait, est inséparable de l’horreur du néant.

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BIBLIOGRAPHIE

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INDEX DES NOMS

Acta apostolorum apokrypha 101n Adam 97, 144n, 156, 223 Adamas 101 Abel 138n Alexander, P. 212n, 227n Alexandre d’Aphrodise (Alexander Aphrodisiensis) 44n, 49n Alexandre, M. 219n, 235n, 259n, 260n Alt, K. 91n Ambroise d’Alexandrie, ami d’Origène 170 Apokryphon Johannis 93n, 95, 95n, 97, 97n, 98 Aristote (Aristoteles) 7, 26, 26n, 37, 37n, 38, 44, 44n, 45, 45n, 46, 46n, 55, 55n, 56, 56n, 57-61, 62, 64, 66, 121, 163, 256n; Categoriae 26n; Metaphysica 57, 57n, 58, 58n, 59, 59n 60, 60n, 62; Physica 37, 37n, 38, 44, 44n, 45, 45n, 46 Armstrong, A. H. 35n Arnim, H. von 136n, 164n Arruzza, C. 256n Attridge, H. W. 94n, 99n Aubenque, P. 30n Aubry, G. 56n, 66, 66n, 121n Baladi, N. 115n Baltes, M. 14n

Balthasar, H. U. von, 256n, 266, 267, 267n Barbélo, éon 95, 96 Barnes, J. 36n Baruzi, J. 90n Basile de Césarée (Basilius Cesariensis) Apologia in Hexaemeron 256n Baumbach, M. 149n Béhémot 145 Behr, J. 222n, 226n Beierwaltes, W. 18n Bianchi, U. 143n, 144n, 145n, 221, 221n Bienert, W. A. 221n Blanc, C. 130n, 159n, 174n Blumenthal, H. J. 72n, 76n Boese, H. 26n Böhlig, A. 96n Böhm, T. 273n Borret, M. 155n, 187n Brisson, L. 92n Bruni, G. 41n Bultmann, R. 189n Burnet, J. 30n Cadiou, R. 134n Caïn 138n Canévet, M. 233n Castagno Monaci, A. 134n Cavarnos, J. P. 216n

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INDEX DES NOMS

Celse (Celsus) 149n, 153, 153n, 154, 154n, 155, 155n, 156, 156n, 157, 305n, 157, 157n, 158, 158n, 160, 201; Verbum verum 15, 153, 154 Chadwick, H. 17n, 154n Charles, D. 57n, 61, 61n Charrue, J. M. 31n Cherniss, H. F. 17n Chiaradonna, R. 49n, 55n, 81, 81n Chrysippe (Chrysippus) 136; Fragmenta Logica et Physica 136n, 164n Cilento,V. 91n, 105n Cohn, L. 138n, 218n Cornélis, H. 147n Corrigan, K. 68n Corsini, E. 220, 220n, 221, 267, 267n Costello, E. B. 36n Courcelle, P. 260n Cristiani, M. 87n Cross, F. L. 139n, 219n Crouzel, H. 17n, 134n, 136n, 144n, 145n, 158n, 171n , 174, 174n, 182n, 183n, 186n, 191n, 205n, 250n, 255n, 285n Crubellier, M. 57n Culmann, O. 186n D’Ancona, C. 73n Daly, R. J. 144n Daniélou J. 18n, 204, 205, 205n, 218n, 233, 233n, 242n, 249n, 250, 250n, 251n, 276n De Mendieta, E. A. 256n De Vogel, C. 18, 18n Dennis, T. J. 260n Diehl, E. 43n Diels, H. 45n Dillon, J. 119n Dixsaut, M. 30n, 64n, 119n Domédon Doxomédon, éon 96 Downing, J. K. 281 Dörrie, H. 18, 18n Dubois, J.-D. 170n

Edelstein, L. 189n Éden, éon 96 Edwards, M. J. 154n Élène 97 Esaü 134n Evangelium Aegyptiorum 96, 96n Evangelium Mariae 97, 98n Evangelium Thomae 98n Ève 97, 253n Fabro, C. 186n Fauquier, F. 49n Ferretti, G. 271n Filoramo, G. 13, 13n, 93n, 94n, 153n, 285n, 287, 287n Floëri, F. 220, 220n Frede, M. 57n Froidefond, C. 14n Gaïth, J. 272, 272n, 273, 275, 275n, 277 Garcia Bazán, F. 91n Gatti, M. L. 73n Gill, M.-L. 57n Glauque 244 Görgemanns 149n Grégoire de Nysse (Gregorius Nyssenus) 9, 14-17, 18n, 19, 139, 148n, 179, 205, 207, 209, 211281, 283-292; De anima et resurrectione 210, 210n, 223, 228, 229, 229n, 230, 230n, 236, 236n, 240, 241n, 242, 243n, 244, 244n, 245, 245n, 246, 246n, 247, 247n, 259, 260n, 264, 264n; De hominis opificio 216, 217, 217n, 226, 228, 228n, 234n, 235, 236, 236n, 237n, 240, 241, 241n, 246, 250, 251n, 256, 257, 257n, 258, 258n, 259, 260n, 264, 264n, 265, 265n, 266, 266n; De infantibus 280, 281, 281n; De mortuis 218, 218n, 219n, 259-263; De virginitate 216, 216n, 223, 223n, 224, 224n; De vita Moysis 218, 218n, 232, 232n, 251, 251n,

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INDEX DES NOMS

252n, 276n; In Ecclesiasten Homiliae 211, 212, 212n, 225, 225n, 230, 231n, 277n; Oratio catechetica magna 212, 213, 213n, 214n, 226, 226n, 231, 232, 232n, 239, 240n, 248, 248n, 249, 250n, 251, 251n, 252n, 263, 271, 271n, 276n Hager, F. P. 14n Hanson, R. P. C. 186n Happ, H. 36n Harder, R. 91n Harl, M. 139, 139n, 140, 140n, 220n, 242, 243n, 267n Hart, M. 225n Heil, G. 218n, 219n, 260n Henry, P. 24n Héracléon (Heracleon) 8, 174, 175, 176, 177, 178n Hypostasis Archonton 93, 97, 97n, 98, 99n Hippolyte (Hippolytus) 93, 96; Refutatio omnium haeresium 93n, 96n, 99n Horn, Ch. 64n Hörner, H. 281n Horos, éon 94 Igal, J. 48n Inge, W. R. 35n Irénée (Irenaeus Lugdunensis) Contra haereses 93n, 94n, 96, 96n, 99n Iserloh, E. 233n Israël, éon 96 Jacob 134n Jaeger, W. 212n, 213n, 216n, 219n, 281n Jaldabaoth 98, 99 Jansen, L. 57n Jaulin, A. 57n Jérémie, prophète 158 Jérôme (Hieronymus Stridonius) Epistola ad Avitum 144n, 145n, 200, 200n

Jonas, H. 93n, 102n, 269, 269n Justin (Iustinus gnosticus) 96; Liber Baruch 96 Justinien, empereur (Iustinianus) 182n, 200, 200n Karras,V. A.2 25n Katz, J. 91n Kettler, F. H. 191n Klock, C. 260n Koch, H. 17n Köhler, H. 149n Koetschau, P. 145n, 155n Krause, M. 93n, 95n, 97n Kühneweg, U. 221n Labib, P. 93n, 95n, 96n, 97n Labourt, J. 145n, 200n Lavaud, L. 44n Layton, B. 93n, 97n, 98n, 99n Le Boulluec, A. 235n Lee, E. N. 30, 30n Lefebvre, D. 57n Lettieri, G. 170n Léviathan, monstre biblique 145 Leys, R. 266, 266n Lies, L. 191n Lilla, S. 245n Linguiti, A. 48n Livingstone, E. A. 193n Logos, éon 94, 95 Lozza, G. 219n Ludlow, M. 253n, 277n Lucifer, v. Satan MacRae, G. W. 98n Macrine, sœur de Grégoire de Nysse 210, 228, 229, 230 Manns, P. 233n Mansi, J. D. 182n, 200n Marie Magdalene 97, 98, 98n Markus, R. A. 76n Maso, S. 87n Maturi, G. 235n May, G. 149n Mazzarino, S. 189n McDonough, J. 212n

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INDEX DES NOMS

McMullin, E. 36n Meijering, E. P. 18n Mignucci, M. 36n Moïse 252 Morel, P.-M. 57n Mosto, M. C. 275n Mühlenberg, E. 148n, 213n, 240n, 271n Narbonne, J.-M. 41n, 45n, 57n, 62n, 68n, 69n, 76n, 109n Narcy, M. 30n Natali, C. 58n, 87n Ninci, M. 11, 115n, 116n Norea 97 O’Brien, D. 30n, 36n, 68n, 70, 71, 71n, 75n, 76n, 78, 78n, 79, 89, 89n, 90n, 108, 119n O’Cleirigh, P. 144n O’Meara, D. J. 23n, 27n, 54n, 118n Opsomer, J. 40n Origène (Origenes Alexandrinus) 8, 9, 14-19, 17n, 127, 129-205, 209, 210, 211, 212, 213, 214, 220, 227, 230, 232, 234, 235, 240, 241, 241n, 242, 244, 246, 250, 255, 255n, 270, 276, 277, 278, 279, 281, 283, 284, 285, 285n, 286, 287, 288, 289, 290, 291, 292; Commentarius in Evangelium Mat-thaei 204; Commentarii in Evangelium Joannis 129, 130, 130n, 132, 132n, 133n, 134n, 145, 145n, 146, 146n, 151, 151n, 152, 152n 159, 159n, 170n, 174, 174n, 175, 175n, 176n, 177, 177n, 178n; Commentarius in Psalmos 134n; Contra Celsum 15, 149n, 153158, 164, 164n, 165, 165n, 187, 187n, 201n, 202n, 234; De oratione 163, 164, 164n; De principiis 134, 135, 136, 136n, 137, 137n, 139n, 141, 142, 142n, 145n, 147, 148, 148n, 149, 150, 150n, 156, 158, 158n, 160,

160n, 161, 162, 162n, 170n, 171, 171n, 172n, 173n, 179n, 182, 182n, 183, 184, 184n, 185, 185n, 187, 187n, 188, 188n, 189, 190, 190n, 191-200, 201, 203, 203n, 204, 204n, 241n, 250n, 255n; De resurrectione 134n Otis, B. 251n Padovani, U. A. 186n Pagels, E. H. 94n, 99n Parménide (Parmenides) 29, 32 Pareyson, L. 132, 132n, 271, 271n, 274, 274n, 275, 275n Pélage, pape 200n Pénia 47 Pépin, J. 211n Peroli, E. 120, 120n, 243n, 251n, 263, 263n Perrone, L. 153n Petrement, S. 15n Philon d’Alexandrie (Philo Alexandrinus) 135, 218; De gigantibus 135n; De sacrificiis Abelis et Caini 138n, 218, 218n; Quod deterius potiori insidiari soleat 138n Pisi, P. 305 Pistis Sophia 98, 98n Platon (Plato) 13, 13n, 14, 15, 23, 25, 34, 37, 44, 45, 46, 68, 73, 74, 90, 95, 105, 135, 140n, 153, 154, 154n, 155, 163, 201, 215, 215n, 221n, 244, 256n, 260n, 262; Leges 14, 14n; Meno 23; Phaedo 73, 135, 135n; Phaedrus 105, 135n, 137n, 244n; Respublica 13, 13n, 73; Sophista 28-31, 32, 33, 38, 51; Symposium 46, 46n, 95, 244, 244n; Theaetetus 24n, 52, 125, 201, 202n; Timaeus 14, 43, 43n, 73, 74, 74n, 82, 87n, 105, 109n, 155, 157, 161, 163n Plotin (Plotinus) 15-19, 25-125, 129, 143, 160, 170, 178, 190,

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INDEX DES NOMS

212, 214, 258, 283, 284, 285, 286, 287, 288, 289, 290, 291, 292; Enneades I, 6 [1] 36, 36n, 245; I, 8 [51] 23, 25-28, 3232n, 33, 35, 39, 39n, 41, 41n, 51-54, 69n, 79, 79n, 113n, 117, 117n, 288n; II, 4 [12] 33, 33n, 34, 34n, 41-46, 68n, 256n; II, 5 [25] 33, 33n, 34, 34n, 35, 35n, 57, 57n, 61-66, 68n; II, 9 [33] 82, 89, 89n, 90, 90n, 91, 92, 102, 103, 104, 104n, 106, 106n, 108, 108n, 109, 109n, 111, 214; III, 2 [47] 81-88, 214, 289; III, 3 [48] 88n; III, 4 [15] 68n, 69, 70, 70n, 71; III, 6 [26] 46n, 47, 47n, 47-51; III, 7 [45] 80n; III, 8 [30] 91, 92, 102, 103, 104n, 106, 111, 121n, 122, 122n; III, 9 [13] 68n, 70, 71, 71n; IV, 3 [27] 68n, 69n, 123n; IV, 8 [6] 74, 74n, 75, 75n, 76, 76n, 77, 77n, 78, 119n; V, 1 [10] 56n, 66n, 69n, 115, 115n; V, 2 [11] 80, 80n; V, 3 [49] 56n, 121n, 124, 124n; V, 4 [7] 56n, 65, 66, 66n; V, 5 [32] 91, 102, 106, 107, 111; V, 7 [18] 123n; V, 8 [31] 91, 92, 92, 102, 103, 104, 104n, 106, 106n, 110, 110n, 111; V, 9 [5] 23, 24, 24n; VI, 1 [4] 121n; VI, 2 [43] 69, 123, 123n; VI, 4 [22] 77n; VI, 5 [23] 124, 124n; VI, 7 [38] 26, 26n, 37, 38, 38n, 123n; VI, 9 [9] 32, 32n, 121n Plutarque (Plutarchus) 15; De Iside et Osiride, 14, 14n Poros 47 Porphyre (Porphyrius) 23, 91; De vita Plotini 48n, 92n Portinaro, P. P. 13n Preuschen E. 130n Prini, P. 36n Prinzivalli, E. 170n Proclus (Proclus Diadochus) 43n; De malorum subsistentia 26n;

In Platonis Timaeum Commentaria 43n Puech, H.-C. 92n Quacquarelli, A. 134n Rabinowitz, C. E. 183n Raveri, M. 13n Rébecca, personnage biblique 134n Ricken, F. 18n Rist, J. M. 75n, 215n, 244n Ritter, A. M. 149n Rius-Camps, J. 170n, 182, 182n, 183, 183n, 193n, 194n Rizzi, M. 153n Romano, F. 211n Roukema, R. 140n Roussel, B. 170n Rudberg, S.Y. 256n Rufin (Rufinus) 145n, 182n, 186n, 188, 192, 193n, 194, 194n, 200, 201 Russel, J. B. 16n Sacchi, P. 285n Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio 200n Salmona, B. 241n, 273, 273n, 274n Satan (Lucifer) 16, 139, 173, 179, 198 Scaltsas, T. 57n Schäfer, C. 36n, 40n Schmidt, C. 98n Schwyzer, H-R. 24n, 71n, 75n Scott, A. B. 170n Seth 97 Sfameni Gasparro, G. 143n, 144n, 167n, 183n Simonetti, M. 93n, 94n, 96n, 99n, 136n 145n, 158n, 171n, 182n, 250n, 255n, 285n Simplicius Aristotelis Physicorum libros quattuor priores commentaria 45, 45n Smith, J. W. 222, 222n, 266n Somos, R. 191n

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INDEX DES NOMS

Sophie, éon 74, 77, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 101, 103 Spiras, A. 260n Strutwolf, H. 168n Taormina, D. P. 42n, 211n Taranto, S. 222, 222n Tardieu, M. 92n Trabace, I. 225n Tractatus Tripartitus 93, 94, 94n, 99, 99n Trouillard, J. 113, 113n, 119, 119n, 125, 125n Turner, J. D. 92n

Tzamalikos, P. 186n Uthemann, K.-H. 221n, 241n Vegetti, M. 85n Viano, C. 30n Wendland, P. 135n Wilson, R. McL. 98n Wisse, F. 96n Witt, C. 57n Wright, W. 101n Zachhuber, J. 253, 254n

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INDEX BIBLIQUE

Deutéronome 140, 218 Ecclésiaste 230 Évangile de Jean 129, 130, 175 Évangile de Matthieu 141 Genèse 135, 155, 216, 249 Livre de Job 145 Livres des Proverbes 140

Paul 134n, 228; Epistola ad Corinthios, prima 151, 197, 224, 225n, 230; Epistola ad Philippenses 228, 229; Epistola ad Romanos 132, 134n Psaumes 163

Citations des Écritures Gn 1, 26-27 Ex 4, 21 Ex 7, 3 Ex 4, 21 Dt 8, 11 Dt 21, 15-17 Jb 40, 19 Jb 40, 25 Jb 3, 8 Ps 138, 16 Pv 19, 16 Qo 1, 9 Qo 1, 13 Mt 22, 4-5

185 172 172 211 140 218 145 145 145 163 140 230 211 141n

Mt 8, 34 Jo 8, 23 Jo 8, 44 Jo 15, 19 Rm 4, 17 Rm 7, 9 1Cor 15, 25-26 1Cor 15, 26 1Cor 15, 28 1Cor 15, 42-44 1Cor 15, 53 1Cor 15, 51 Phil 2, 10 1Th 4, 16

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145 145 175 145 130 132 151 204 197, 230 197 194 260 228 260

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NUTRI X

STUDIES IN LATE ANTIQUE MEDIEVAL AND RENAISSANCE THOUGHT STUDI SUL PENSIERO TARDOANTICO MEDIEVALE E UMANISTICO

Nutrix is a series directed by Giulio d’Onofrio which aims at deepening critical knowledge of the history of philosophical, theological and scientific thought in the Late Ancient, Medieval, and Humanistic ages. Its scope embraces studies, monographs, editions and translations of texts with commentary, collections of articles (anthologies of collective or personal works, acts of conferences, etc.) on themes and problems connected with speculation in Europe and the Mediterranean – Latin, Greek, Arabic and Hebrew – during the chronological sweep between the works of the Council of Nicea (325) and those of the Council of Trent (1545-1563). La collana Nutrix, diretta da Giulio d’Onofrio, ha lo scopo di approfondire la conoscenza critica della storia del pensiero filosofico, teologico e scientifico nell’età tardoantica, medievale e umanistica. È concepita per abbracciare saggi, monografie, edizioni e traduzioni di testi con commento, raccolte di articoli (antologie di studi personali o collettivi, atti di convegni, etc.) su argomenti e problemi collegati alla speculazione in area europea e nel bacino del Mediterraneo, con riferimento alle culture latina, greca, araba ed ebraica, nell’arco temporale che va dal Concilio di Nicea (325) a quello di Trento (1545-1563).

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TITLES IN SERIES TITOLI DELLA COLLANA

1. Giulio d’Onofrio, Vera philosophia. Studies in Late Antique, Early Medieval and Renaissance Christian Thought (English text by John Gavin) 2. Luigi Catalani, I Porretani. Una scuola di pensiero tra alto e basso Medioevo 3. Armando Bisogno, Il metodo carolingio. Identità culturale e dibattito teologico nel secolo nono 4. The Medieval Paradigm. Religious Thought and Philosophy Papers of the International Congress (Rome, 29 october - 1 november 2005), ed. by Giulio d’Onofrio 5. Luciano Cova, Il Liber de virtutibus di Guido Vernani da Rimini. Una rivisitazione trecentesca dell’etica tomista (con l’edizione del testo) 6. Cinzia Arruzza, Les mésaventures de la Théodicée. Plotin, Origène, Grégoire de Nysse

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Smile Life

When life gives you a hundred reasons to cry, show life that you have a thousand reasons to smile

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